Vol de terre : l’interminable bras de fer avec le groupe Bolloré

Samedi, des opposants à la politique africaine de Bolloré se réunissent à Paris. Au Cameroun, en Côte d’Ivoire ou en Sierra Leone, les riverains des plantations d’hévéas et de palmiers à huile du groupe luttent toujours pour vivre mieux. Deux de leurs représentants étaient récemment en Europe.

Socfin est une holding luxembourgeoise dont le groupe Bolloré est le principal actionnaire (38,7 % des parts), qui détient des plantations industrielles de palmiers à huile et d’hévéas dans de nombreux pays d’Afrique et d’Asie. Depuis 2008, les expansions de ces plantations sont continues et les surfaces de ses plantations africaines ont augmenté d’un quart entre 2011 et 2014, selon l’Alliance des riverains desdites plantations, qui ont décidé en 2013 de se coordonner, avec l’aide active de l’ONG française ReAct.

« Ces expansions provoquent de graves conflits avec les populations riveraines qui sont privées de terres et voient leurs conditions de vie sans cesse se dégrader », résume l’association. Les militants dénoncent les conditions de vie et de travail au sein ou à proximité des immenses plantations et sont porteurs de revendications et d’accusations anciennes, que le groupe connaît bien. Elles étaient notamment énumérées dans une lettre ouverte qui avait été remise en mains propres, en juin 2013, à Vincent Bolloré.

Mediapart a déjà rendu compte de ces conflits, et des actions menées pour tenter de les résoudre, en 2013 et en 2015. Nous avons aussi raconté que des villageois cambodgiens ont décidé d’attaquer Bolloré en justice, directement en France. Mais sur place, près des diverses plantations, la situation évolue peu. Pour ReAct, les négociations et multiples tentatives de discussion depuis 2008 ont « trop souvent mené à une impasse ». En Sierra Leone et en Côte d’Ivoire, indique l’ONG, aucune discussion n’a pu être menée, tandis qu’au Cameroun, au Liberia ou au Cambodge, des rencontres ont bien eu lieu, mais sans aboutir à des mesures concrètes.

Lassée par ces tergiversations, l’Alliance des riverains a récemment mandaté deux de ses membres sierra-léonais, Shiaka Sama et Joseph Rahall, pour passer dix jours en Europe et tenter de faire avancer les choses. Les deux hommes sont des figures de la protestation contre les plantations de Socfin. Le premier, comme nous l’avions raconté, a fait de la prison en octobre 2014, accusé avec d’autres membres de Maloa, l’association dont il est le porte-parole, d’avoir détruit des plants de palmiers à huile, ce qu’ils ont toujours contesté. En février dernier, Shiaka Sama a été condamné à une forte amende (environ 13 000 euros), et les autres militants à la moitié de cette somme. Leur sort, ainsi que celui d’autres activistes locaux, a déclenché les protestations officielles de la Fédération internationale des droits de l’homme.

Shiaka Sama, à gauche, le 20 mars devant le siège de Socfin. © DR
 

Joseph Rahall dirige quant à lui une autre association sierra-léonaise, Green Scenery. En mai 2011, il avait publié un rapport très critique sur l’implantation de Socfin dans son pays, qui lui avait valu une plainte en diffamation, retirée depuis. Début juin 2013, de nombreuses ONG internationales avaient protesté contre cette plainte, soulignant que « le rapport de Green Scenery est en cohérence avec les plaintes officielles déposées par les communautés locales, opposées à l’appropriation de leurs terres et à la destruction de leurs cultures et forêts ». Deux autres rapports partageant ces critiques ont été publiés. L’un, produit en avril 2012, est signé par The Oakland Institute, célèbre think tank américain qui observe de près les activités des grandes entreprises dans les pays en développement. Cette étude, très sévère, faisait suite à une tribune sans concession de son directeur politique, le Français Frédéric Mousseau, parue dans Le Monde en mai 2012. En octobre 2012, c’est l’association allemande Welthungerhilfe qui signait, elle aussi, un rapport assez négatif sur le même sujet.

Du 13 au 22 mars, Sama et Rahall se sont donc rendus en France et en Belgique, où ils ont rencontré des associatifs, des journalistes, mais aussi des responsables de l’OCDE et du ministère des affaires étrangères belge. Lundi 20 mars au matin, ils étaient à Bruxelles, devant le siège de Socfin, pour essayer de rencontrer des représentants de l’entreprise. Une petite mise en scène – une table, de nombreuses chaises – leur a servi à dénoncer la politique de la chaise vide menée par l’entreprise dans le conflit l’opposant aux communautés locales. Cinq jours plus tard, des activistes belges ont pris le relais.

« Nous demandons un dialogue de l’entreprise avec les collectifs de riverains, mais nous souhaitons aussi qu’il soit équitable, c’est pourquoi nous réclamons la participation d’observateurs extérieurs », précise Joseph Rahall. « 75 % de mon district, Malen, est concerné par les plantations Socfin, 57 villages sur 64 sont touchés, et les autres vivent dans la peur de l’être à leur tour, témoigne Shiaka Sama. L’accord de départ entre le gouvernement et l’entreprise, en 2011, portait sur la location de 12 000 hectares de terres. Nous en sommes aujourd’hui à 18 400 hectares… »

Bien sûr, l’entreprise indemnise les propriétaires des terrains qu’elle utilise, mais selon le militant, les tarifs sont dérisoires : « 200 dollars par acre, versés une fois pour toutes, et 12,5 dollars par hectare, qui représente 2,5 acres, tous les ans pendant 50 ans. Et cette dernière somme est taxée presque à 50 % par les autorités. En quelques mois, tout l’argent a disparu, et les gens n’ont plus rien… » D’autant que les villageois n’ont souvent pas de titre de propriété en bonne et due forme, ce qui les empêche de toucher toutes les sommes qu’ils pourraient réclamer.

Par ailleurs, assure le militant, certains terrains auraient été annexés aux plantations, malgré le refus de villageois. Il dénonce aussi la complicité des autorités locales et du gouvernement sierra-léonais, qui voient d’un bon œil le développement des plantations. « On peut être menacé et arrêté par la police simplement pour avoir protesté ou pour tenter d’organiser une résistance à la situation », décrit-il. « Les gens vivent dans la peur », abonde Joseph Rahall.

« Le choix du villageois est toujours libre »

Que répond Socfin à ces lourdes accusations ? Rien. Interrogée par Mediapart, l’entreprise s’est refusée à tout commentaire. Il est vrai qu’elle nous poursuit en diffamation pour avoir relayé les actions de l’Alliance des riverains en 2015. Et plus précisément pour avoir repris les termes exacts de la lettre ouverte confiée en mains propres à Vincent Bolloré. Le procès est fixé pour janvier 2018. Selon le site Arrêt sur images, L’Obs et L’Express sont également poursuivis. L’ONG ReAct est, elle, poursuivie pour un article publié sur son site (repris sur le site du Grain).

Jusqu’à présent, c’est le groupe Bolloré qui avait engagé de multiples actions judiciaires au sujet des plantations. Il a récemment perdu en première et en deuxième instance contre Bastamag, Rue89 et de petits blogueurs. Désormais, Socfin a semble-t-il pris le relais. Et à nos questions, la réponse de l’entreprise a été on ne peut plus sèche : « Vos précédents écrits concernant Socfin vous valent des poursuites devant le tribunal correctionnel de Paris, vous comprendrez donc aisément que nous ne souhaitons pas un quelconque entretien. »

Pour connaître son argumentaire, on peut néanmoins se référer au droit de réponse qu’elle nous avait fait parvenir en 2015, arguant notamment que « depuis sa création il y a plus de cent ans, la Socfin et ses filiales locales ont toujours agi dans le respect des lois des pays où elles s’implantent et en harmonie avec les communautés qui voisinent ses installations », et que « toutes ses concessions ont été acquises légalement et chaque transaction est parfaitement documentée ». Sur son site internet, l’entreprise affirme par ailleurs que « le groupe Socfin n’“accapare” pas les terres des villageois », et que « le choix du villageois est toujours libre, et basé sur une information préalable, complète et conforme à la réalité ».

Toujours est-il qu’en allant manifester directement devant le siège de Socfin, les associations qui protestent contre la situation des riverains ont changé de stratégie : jusqu’à présent, elles ciblaient plus volontiers le groupe Bolloré lui-même. Depuis 2013, ce dernier avait une excuse toute prête : officiellement, il n’est « ni gestionnaire ni actionnaire majoritaire » de la société Socfin, et n’est en rien mêlé à sa conduite effective. Sur le papier, c’est en effet Hubert Fabri qui a la main sur les hévéas et les palmiers à huile, depuis qu’il s’est partagé avec Vincent Bolloré les restes (considérables) de l’ex-groupe colonial Rivaud, dont le Français a pris le contrôle en septembre 1996.

La Socfin, « depuis plus de 70 ans, est contrôlée majoritairement et dirigée par la famille belge Fabri », rappelle régulièrement le groupe. Mais en vérité, les deux hommes entretiennent toujours des rapports étroits : Fabri, aujourd’hui poursuivi en Belgique pour évasion fiscale, siège dans différentes instances du groupe Bolloré depuis 1987 et, comme l’a raconté Mediapart dans son enquête sur la face cachée du groupe, Bolloré demeure très actif dans les choix stratégiques de Socfin : aux côtés d’un second représentant de son groupe, il est (ou l’était au moins jusqu’en 2015) l’un des six membres de son conseil d’administration, qui comprend aussi Hubert Fabri et son fils.

Saisi en 2010 par plusieurs ONG dont Sherpa à propos des conditions de travail et de vie autour de la plantation de palmiers de la Socfin au Cameroun, le point de contact national (PCN) français de l’OCDE, chargé de faire respecter des règles minimales de bonne conduite aux entreprises, avait conclu que Bolloré était le destinataire pertinent des revendications et des protestations des cultivateurs. Et c’est à ce titre qu’en 2013, Vincent Bolloré lui-même s’était engagé à apporter des réponses aux riverains qui l’avaient sollicité. Son groupe avait ensuite accepté de lancer un processus de négociation à Paris, en octobre 2014. Marie-Annick Darmaillac, sa secrétaire générale adjointe, s’était même engagée sur plusieurs points pour tenter de résoudre les conflits provoqués par les activités de Socfin… dont aucun représentant n’avait pourtant accepté d’être présent.

Ce processus a finalement capoté. Officiellement, le groupe Bolloré n’est pas parvenu à convaincre la famille Fabri de participer aux discussions. Lors d’une réunion, le 5 juin 2015, avec des représentants du collectif de riverains, Marie-Annick Darmaillac a reconnu que Socfin « avait repris la main » et voulait être « en première ligne ». Un an plus tard, le PCN français aboutissait au même constat, passant le dossier à son homologue belge, charge à lui de se rapprocher avec Socfin.

Aux dernières nouvelles, l’entreprise a fini par accepter d’engager des discussions, et selon nos informations, les recommandations de l’instance officielle sont quasiment prêtes.

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