Les «zones grises» de la mafia romaine

Procès de Mafia Capitale: les «zones grises» de la mafia romaine nourrissent le débat

Deux ans après l’ouverture du procès, le témoignage de Massimo Carminati, dit « l’aveugle », laisse entrevoir un nouveau type de mafia qui a réussi à infiltrer les plus hauts niveaux des institutions, de la mairie de Rome au ministère de l’intérieur. Mafia ou seulement système de corruption ? Le débat fait rage et questionne les limites de la définition de la mafia, jusqu’ici réservées aux organisations du sud de l’Italie.

Il est le dernier des accusés du procès « Mafia Capitale », mais il en est le plus important. Massimo Carminati, chef présumé de Mafia Capitale, l’organisation qui, selon la thèse du parquet, a gouverné Rome pendant dix ans, témoigne par vidéoconférence depuis la prison à Parme où il est détenu sous le régime « 41 bis », le régime carcéral de haute sécurité réservé aux mafieux. « Sans moi, ce serait un procès ridicule, dit-il. Grâce à moi, qui suis visé par l’article 7 [article 7 du code pénal sur « l’utilisation des méthodes de la mafia » – ndlr], il est devenu une affaire sérieuse. »

Le maxi-procès qui se déroule dans la salle-bunker de la prison Rebibbia, à Rome, vient de connaître sa 200e audience, et cela faisait deux ans et demi que Carminati attendait l’occasion de dire « sa vérité », mais aussi d’envoyer des messages et de développer sa stratégie de défense en profitant des médias.

Prison de Rebibbia, à Rome © dr Prison de Rebibbia, à Rome

Son témoignage, piloté par les questions de son avocat Ippolita Naso, ne déçoit pas les attentes. Massimo Carminati ressemble à Robert De Niro/Al Capone dans Les Incorruptibles. Malgré deux ans de réclusion dure, il se montre toujours arrogant et menaçant. Mais en même temps joue comme un acteur accompli. « Je suis un vieux fasciste des années 1970, a-t-il déclaré dans une de ses dépositions, et je suis heureux d’être qui je suis. » Avant d’ajouter, après une pause calculée : « Voilà, les journalistes auront quelque chose à écrire. » Avant lui, l’autre prétendu « patron » de Mafia Capitale, l’entrepreneur des coopératives sociales Salvatore Buzzi, avait effectué un salut fasciste pour accueillir le troisième accusé du procès, qui déposait également par liaison vidéo, son bras droit et lui aussi ancien fasciste, Riccardo Brugia. Cela avait valu à Carminati une nouvelle enquête pour « apologie du fascisme ».

Mafia Capitale est l’un des procès les plus importants de ces dernières années à Rome qui, à la suite de l’enquête du département des opérations spéciales des Carabiniers intitulée « Monde du milieu », a révélé les complicités entre la criminalité et la politique, notamment autour d’appels d’offres relatifs à l’accueil des migrants. Selon l’accusation dirigée par le procureur en chef Giuseppe Pignatone, l’association de malfaiteurs a opéré à Rome comme une mafia « d’origine locale et originale », une mafia romaine pas comparable aux mafias traditionnelles du Sud du pays (Camorra, Cosa Nostra et ‘Ndrangheta).

Gianni Alemanno et Silvio Berlusconi © Reuters Gianni Alemanno et Silvio Berlusconi

Parmi les 39 personnes interpellées le 2 décembre 2014, l’ancien maire de Rome Gianni Alemanno (2008-2013), qui venait des partis héritiers du fascisme avant de se reconvertir dans le parti de Berlusconi. En juin 2015, 44 personnes supplémentaires ont été arrêtées, en lien avec des malversations entourant le centre d’accueil de Mineo en Sicile, le plus grand d’Europe. Avec cette deuxième vague d’arrestations, l’enquête a également impliqué un vice-ministre, Giuseppe Castiglione, proche de l’actuel ministre des affaires étrangères italien Angelino Alfano.

Les enquêtes et le procès ont d’ores et déjà démontré que les contrats de la municipalité de Rome et de la région du Latium ont été sous influence de l’organisation, et notamment de celle des coopératives dites « 29-Juin », la créature de Salvatore Buzzi. Celui-ci, qui a été en prison dans les années 1980 pour homicide et en a profité pour être le premier détenu à avoir obtenu un diplôme universitaire, a créé à sa sortie l’une des premières coopératives sociales destinée à donner du travail aux ex-prisonniers. Cette coopérative s’est développée jusqu’à former un très vaste réseau avec un chiffre d’affaires de dizaines de millions d’euros.

Le bras économique de Mafia Capitale contrôlait la collecte des ordures, l’entretien des jardins, la prise en charge des sans-abri, l’accueil des demandeurs d’asile ou des mineurs étrangers non accompagnés, la construction et la gestion de camps pour les Roms, ainsi que des contrats de travaux publics pour l’agence immobilière de la région du Latium « Eur Spa ». L’organisation obtenait tous ses contrats en distribuant des pots-de-vin ou grâce à ses propres hommes placés aux postes clés des services municipaux, ou encore en payant des « facilitateurs ». Ainsi, l’ancien chef de la police provinciale, alors membre de “la table nationale de l’immigration”, Luca Odevaine, recevait selon le procureur 5 000 euros par mois pour orienter le flux des demandeurs d’asile vers les installations recommandées par Buzzi. Selon l’accusation, la présence de Carminati en tant que partenaire silencieux de la « Coopérative 29-Juin » était une garantie pour l’administration liée à la droite et avait un effet dissuasif potentiel pour tous ceux qui voulait « flouer » l’association de malfaiteurs.

« Si les accusés avaient été de la Campanie, de la Sicile ou de la Calabre… »

Pourtant, à moins d’un mois de la fin du procès, une grande inconnue demeure : le délit d’« association criminelle avec la mafia », l’article 416 bis du code pénal sur lequel s’appuie le procureur, n’a jamais pu être imputé. Et bien que Salvatore Buzzi ait avoué tous les pots-de-vin payés, il a fièrement revendiqué son histoire de l’ex-détenu devenu patron de la plus grande coopérative sociale à Rome, avec 1 300 employés, où de nombreux anciens détenus ont trouvé une réinsertion.

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En outre, il a affirmé à plusieurs reprises avoir été forcé de payer et de se taire : « Si vous dénoncez, vous ne travaillez plus à Rome », a-t-il conclu. Pour de nombreux observateurs, le procureur a eu tort d’invoquer le délit de mafia, car il prend le risque d’être un nouveau Tangentopoli (l’enquête sur la corruption à Milan dans les années 1990), où les peines furent loin de celles prévues pour des délits mafieux.« Si les accusés avaient été de la Campanie, de la Sicile ou de la Calabre, se désespère l’historien de la mafia Enzo Ciconte, il aurait été beaucoup plus facile de reconnaître la circonstance aggravante mafieuse. Mais il y a encore un blocage culturel qui nous fait penser que la mafia ne concerne que le Sud. » Seul un autre groupe criminel non originaire du Sud a été condamné au nom de l’article 416 bis : la “Mala del Brenta” de Felice Maniero, dit « gueule d’ange », en Vénétie. Mais c’était une organisation bien plus violente. « Nous ne devons pas penser que la mafia utilise les armes en permanence, il suffit de les utiliser une première fois et ensuite vous savez qu’elles peuvent être utilisées », nuance pourtant Ciconte.

L’« arme » de Mafia Capitale était sans aucun doute Massimo Carminati, qui a beau jeu de répéter que le procès repose sur ses épaules. Carminati, surnommé « l’aveugle » ou « le pirate » en raison du bandeau cachant un œil perdu lors d’un échange de tirs avec la police dans les années 1970, a une réputation criminelle qui n’est plus à faire. Au cours de sa déposition, il a assumé sa jeunesse d’extrême droite liée aux NAR (noyaux armés révolutionnaires) et ses « vrais amis et frères » de l’époque, façon de les différencier de ceux qu’il croyait être des proches qui, pendant le procès, l’ont accusé. « Parce que quand on devient un chat noir, a-t-il déclaré, alors tout le monde veut te buter. »

Les « camerati » (militants d’extrême droite), en revanche, sont devenus ses hommes de main à son retour aux affaires après la prison. Avec l’élection du maire Alemanno, lui aussi venu des milieux fascistes puis blanchi par Berlusconi, les mêmes sont tous entrés en politique. Fabrizio Testa, directeur de l’aviation civile, Luca Gramazio, conseiller régional, Carlo Pucci et Riccardo Mancini, administrateurs de « Eur SpA ». C’est ce dernier qui, en 2011, a mis en contact Massimo Carminati avec Salvatore Buzzi. Avant que les vraies affaires ne commencent.

Fasciste avec tendance à la délinquance de droit commun, c’est la seule charge qu’admet Carminati. Après avoir rencontré Buzzi, qui venait pourtant de la gauche, il s’est mis en affaires avec lui et a investi dans la « Coopérative 29-Juin ». Il avoue également avoir gagné de l’argent grâce à son travail de « courtage  et d’intermédiation », ou, selon l’accusation, d’intimidation envers des hommes d’affaires à qui il imposait les conditions pour travailler avec la coopérative.

Massimo Carminati, des années 1970 jusqu'à aujourd'hui © DR Massimo Carminati, des années 1970 jusqu’à aujourd’hui

Mais l’« aveugle » passe sous silence sa participation aux heures les plus sombres de l’Italie des années 1970. Carminati, selon les témoignages de plusieurs « pentiti » (repentis), était un membre actif de la Bande de la Magliana, l’un des groupes les plus puissants et les plus féroces qui a dominé le trafic de drogue, la prostitution et le jeu à Rome jusqu’au début des années 1980. Un groupe qui a travaillé avec Cosa Nostra avant de collaborer avec les services secrets.

« C’est un non-sens, récuse Carminati. On dit ça parce que je connaissais très bien Franco Giuseppucci, le seul vrai chef de la bande. Mais il habitait près de chez moi, nos parents se connaissaient, c’était comme un frère. » Carminati a été placé sous enquête pour l’assassinat de deux jeunes militants de gauche tués à Milan pour compte des NAR en 1978. Il a aussi été impliqué dans l’homicide de Mino Pecorelli, rédacteur en chef de l’hebdomadaire OP, qui était sur le point de publier des révélations sur l’assassinat du président de la Démocratie chrétienne, Aldo Moro, par les Brigades rouges. Il a ensuite été accusé d’avoir orienté l’enquête sur le massacre à la gare de Bologne (le 2 août 1980) pour le compte des services secrets.

Carminati est présent dans presque tous les mystères italiens, mais a toujours été acquitté « On a tout dit de moi, y compris que j’étais un homme des services secrets. Moi, dans les services ? C’est quelque chose qui me choque. D’ailleurs, Minniti [le ministre de l’intérieur actuel] l’a également démenti lorsqu’il a témoigné. » La seule chose pour laquelle il a été condamné, et a fait de la prison, est un vol sensationnel dans les coffres-forts de la Banque de Rome qui étaient situés sous le Palais de justice de la capitale italienne. Si le butin est inconnu, on sait que 147 coffres-forts ont été ouverts (sur 900), dont ceux de nombreux juges et avocats du tribunal. Selon certains journaux, les documents volés étaient un trésor bien plus substantiel que de l’argent, qui lui aurait permis de faire chanter beaucoup de personnalités importantes.

Explorer « la zone de contact entre criminalité, affaires et politiques »

Au cours de l’enquête Mafia Capitale, la police a pu écouter la conversation de sa rencontre avec le représentant de la Camorra à Rome. La police a ainsi déposé au dossier des photos de rencontre entre Massimo Carminati et Michele Senese, comme d’autres figures des mafias italiennes. L’« aveugle » (« cecato ») nie en bloc : « Nous étions dans la même prison. Quand deux anciens détenus se rencontrent, il se saluent. C’est normal. » Il y a aussi cette autre rencontre enregistrée par la police avec un autre « gros poisson » du milieu romain, Ernesto Diotallevi, considéré comme le représentant de Cosa Nostra dans la ville éternelle. Mais cette rencontre serait tout aussi « fortuite ». « Nous étions par hasard dans le même bar, nous nous sommes reconnus et nous avons mangé ensemble », s’est justifié Carminati.

Après ses deux jours de témoignage, durant lesquels Carminati a joué le rôle du voyou de bas étage, la question demeure : était-il vraiment un chef redouté ? Et sa présence suffit-elle pour définir en « association mafieuse » son groupe criminel ? Même les chercheurs divergent sur la réponse. Pour Rocco Sciarrone, professeur de sociologie à Turin qui a étudié les racines des groupes criminels du Sud émigrées au Nord, « il faut distinguer le phénomène social de la mafia, dit-il, du crime défini par l’article 416 bis, qui se base uniquement sur la force d’intimidation, l’asservissement et l’omerta. Ces méthodes ne sont pas liées à des régions spécifiques. En outre, la jurisprudence a défini la corruption comme un lien qui soumet un individu à l’autre. »

Cependant, l’enquête du procureur Pignatone, qui a une longue expérience de la lutte contre la mafia traditionnelle, qu’il a menée durant trente ans au parquet de Palerme, puis à celui de Reggio de Calabre, expérimente une stratégie judiciaire inédite. « Ce procès est une nouvelle façon d’attaquer ce que les sociologues appellent la “zone grise”, la zone de contact entre la criminalité, les affaires et la politique, explique Sciarrone. Un domaine dans lequel il y a aussi la mafia, mais sans qu’elle soit forcément l’élément central du réseau. Pour la première fois, les instruments d’enquête spécifiques aux mafias sont utilisés contre une organisation où il n’y a pas de clans traditionnels. Et cela permet une approche beaucoup plus agressive. »

Place du Capitole à Rome, face à la mairie © dr Place du Capitole à Rome, face à la mairie

Vittorio Martone, chercheur à l’Université de Naples et expert du crime organisé dans le Latium, est plus réservé. « Le pouvoir judiciaire à Rome est très réticent à condamner au nom du 416 bis, dit-il, parce que l’un des principes de la mafia est que le milieu dans lequel elle agit doit être en mesure de “lire” les codes de la soumission et de l’omerta, estime-t-il. Invoquer le 416 bis signifie que la société romaine serait perméable à ces méthodes. Et cela est très difficile à accepter par ceux qui y vivent. »

Bien que Martone ne soit pas convaincu que le groupe de Buzzi et Carminati puisse être comparé aux mafias historiques, il n’en reste pas moins que « Carminati est une brute et qu’il utilise en sa faveur le battage médiatique qui se déchaîne sur lui chaque fois ». « Néanmoins, au moins 13 groupes criminels locaux “travaillent” à Rome dans les quartiers les plus “à risques”, comme Tor Bella Monaca ou San Basilio, ajoute-t-il. Ils contrôlent le trafic de drogue, l’activité des squats et les machines à sous. Il y a trois “groupes évolués” contre lesquels on a timidement tenté d’appliquer la législation anti-mafia : les Casamonica, à Rome, et les Fasciani–Spada à Ostia. »

Même l’association « Da Sud », qui a pendant des années dénoncé, dans l’indifférence générale, l’existence de la mafia romaine, pense que le procès de Mafia Capitale est trompeur, ainsi que le dit  son président Danilo Chirico. « Mafia Capitale a révélé une situation grave à Rome, explique-t-il, et il est honteux que l’establishment politique italien ait choisi dans la plupart des cas de laisser faire avec le secret espoir que le procès fasse pschit. »

Pire encore à ses yeux, « le procès sur le “monde du milieu” menace d’éclipser d’autres problèmes majeurs de la mafia qui affectent la ville. Notamment à Ostie, où le gouvernement local a été dissous pour infiltrations mafieuses. Cela permet aussi de ne pas parler des activités de la mafia du Sud, surtout le trafic de drogue, mais aussi la restauration, la construction, la sécurité. Personne ne semble s’y intéresser, alors que les mafias traditionnelles prennent des pans entiers de l’économie et de la société de Rome dans l’indifférence générale ».

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