Les passeurs sapent le travail des humanitaires

« L’humanitaire a été dévoyé par les mafias ! » Xavier Bertrand n’a pas mâché ses mots lors d’une interview accordée au Figaro. Suite à l’incendie qui a détruit le camp de Grande-Synthe, la responsabilité des passeurs est pointée du doigt.

Des passeurs qui savent profiter du dévouement des associations qui viennent en aide aux migrants, en France comme ailleurs en Europe.

Mardi matin, il ne restait plus dans le camp de Grande-Synthe que 70 chalets de bois sur les 300 construits. Le camp de la Linière, présenté comme « exemplaire » lors de son ouverture en mars 2016, a été détruit au trois quarts suite à une rixe entre Kurdes et Afghans survenue dans la nuit du lundi 10 au mardi 11 avril.

« Les Kurdes irakiens ont fini par mettre le feu aux cuisines communautaires où dormaient les Afghans et en représailles à cela, les Afghans ont mis le feu à l’ensemble des secteurs qui étaient dans le camp. Cela a duré trois heures à peu près. » détaille Corinne Torre à Sputnik. La coordinatrice de programmes à Médecins Sans Frontières (MSF) est particulièrement attristée par la destruction de ce camp construit par son ONG. Un camps construit, mais non géré par MSF, contrairement à nombre d’idées reçues.

En effet, il est souvent expliqué que le camp de Grande-Synthe a fait l’objet d’un coup de pouce de l’État d’1,5 million d’euros (3 millions d’euros supplémentaires ayant été annoncé, mi-mars, afin de faire perdurer le camp) avant d’être confié à la vigilance médicale de MSF ainsi que de Médecins du Monde, Gynécologues sans frontières et de la Croix-Rouge. La responsable associative précise que si c’est bien MSF qui a bâti le camp, sur ses propres fonds, l’ONG en a laissé la gestion à la mairie tout en continuant les consultations médicales et particulièrement en santé mentale, soit son cœur de métier.

Le bilan humain de cette rixe traduit sa rare violence: en plus de dénombrer 13 blessés, dont quatre par arme blanche, selon le procureur de Dunkerque, mille à 1 200 personnes sur les 1 400 à plus de 1 600 (suivant les sources) que compterait ce camp initialement bâti pour 700 personnes, sont à présent sans abri. Ces migrants ont pu être hébergés dans l’urgence dans cinq gymnases réquisitionnés dans les villes de Grande-Synthe, Craywick et Dunkerque.

Un départ qui sera certainement sans retour, en effet, les chalets détruits ne seront pas remplacés déclarait mardi matin le Préfet du Nord, Michel Lalande, à La Voix du Nord. Néanmoins, l’État a fait preuve d’une (très) rare réactivité. Les ministres de l’Intérieur et du Logement, Matthias Fekl et Emmanuelle Cosse, ont en effet annoncé ce mercredi après-midi, dans un communiqué commun, que 1 200 migrants seraient redirigés vers des CAO (Centre d’Accueil et d’Orientation), précisant que « l’objectif est de pouvoir accueillir rapidement toutes les personnes sinistrées sur tout le territoire français et de leur permettre d’entrer dans le parcours de demande d’asile. »

« Je ne vois sincèrement pas comment ils ont réussi à trouver 1 200 places ou du moins un lieu pour loger 1 200 personnes entre hier après-midi et ce matin… Je suis agréablement surprise et un peu dubitative pour être tout à fait honnête. »

Une décision qui étonne d’autant plus la responsable associative qu’elle tient à insister le caractère « en transit » de cette population. Pour elle, si ces personnes sont provisoirement mises à l’abri, le « problème de fond » persiste:

« La plupart des personnes qui étaient sur le camp de Grande-Synthe ou qui sont à Calais aujourd’hui — parce qu’il y a de plus en plus de monde qui arrive à Calais — ce sont des personnes qui ne veulent pas rester en France. »

Cependant, au-delà de la réaction du gouvernement ou d’une rixe intercommunautaire de plus dans un camp de migrants, le problème ne serait-il pas ailleurs? Car si on nous parle beaucoup de surpopulation et d’une bagarre entre Kurdes et Afghans, il semblerait que l’origine de la rixe et de l’incendie qui a détruit le camp soit plus liée à des passeurs qu’aux migrants eux-mêmes.

Xavier Bertrand, Président Les Républicains du Conseil régional des Hauts-de-France a déclaré au Figaro, dans une interview parue hier « C’était un affrontement entre des passeurs afghans et kurdes pour la mainmise sur le marché d’êtres humains. » Insistant sur un humanitaire « dévoyé par les mafias! »

Une sortie qui aurait dû faire l’effet d’un coup de tonnerre, du moins si celle-ci avait été relayée par d’autres grands médias. D’autant plus que cette version des faits semble confirmée par les propos du Président de l’association Salam, Jean Claude Lenoir, qui ce matin sur France Info évoquait aussi « une lutte des passeurs ».

Alors qu’il revient sur les problèmes de surpopulation auxquels le personnel associatif avait du mal à faire face, suite à une augmentation significative des arrivées ces dernières semaines, il déclare « Nous savions qu’il y avait là tous les dangers d’une confrontation entre passeurs kurdes et afghans qui se disputaient le contrôle du camp. »

« Il y a toujours eu des problèmes de passeurs dans le nord de la France, ce n’est pas nouveau », tient à préciser Corinne Torre. Pour elle, le problème ne réside pas dans la présence de ce camp, mais dans sa surpopulation, qui engendre des tensions sociales faute de personnel d’encadrement. Pour Corinne Torre, il est « un peu simpliste » de « casser du sucre sur le dos des humanitaires », appelant à voir les choses dans leur ensemble.

« Je voudrais simplement rappeler que si les humanitaires interviennent, c’est parce qu’à un moment donné l’État ne fait pas son travail. »

Pour autant, elle admet que « cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas infaillibles. Je peux tout à fait entendre qu’à un moment donné il y ait peut-être effectivement des choses qu’on aurait pu faire mieux, mais au moins on aura tenté. » Pour l’association, il faut développer des lieux d’accueil dignes, estimant que l’immigration ne s’arrêtera pas, même avec la fermeture des frontières « s’ils veulent passer, ils passeront, donc nous risquons d’avoir encore des camps sauvages. »

Plus gênant certainement pour les ONG, les accusations de Frontex, l’organisation de contrôle des frontières extérieures de l’Europe, qui critique violemment et publiquement leurs actions au large des côtes libyennes.

En décembre 2016, un article du Financial Times basé sur deux rapports de Frontex créait un début de polémique. Le quotidien britannique relate alors comment des membres d’ONG donnaient des instructions précises aux migrants avant leur départ en mer afin qu’ils puissent tomber sur les navires des ONG. Décrivant des navires privés qui récupèrent les migrants en mer « comme des taxis ». Pire encore, le rapport de Frontex accusait ces ONG opérant en Méditerranée de « collusion » avec les passeurs, rapportant un premier cas « où des réseaux criminels ont introduit clandestinement des migrants sur des bateaux d’ONG. »

Un rapport accablant passé quasi-inaperçu dans les médias, alors même que deux semaines plus tôt Libération reléguait une information similaire circulant dans la « fachosphère » au rang de « ressort » caricatural du « complotisme ».

En février 2017, dans une interview accordée au quotidien allemand Die Welt, Fabrice Leggeri, le directeur de l’agence européenne Frontex, persiste et signe en critiquant les ONG qui viennent en aide aux migrants au large des côtes libyennes. Une telle stratégie « conduit à ce que les passeurs chargent toujours plus de migrants sur des bateaux inadaptés, sans leur fournir assez d’eau et de carburant » expliquait-il, soulignant au passage que certaines d’entre elles « coopèrent mal » avec les garde-côtes.

Des propos qui n’avaient pas manqué de faire réagir Médecins sans frontières, qui avait jugé « extrêmement graves et dommageables » ces accusations, pointant du doigt l’incapacité des autorités européennes à faire baisser le nombre de morts en mer.

Les ONG ont-elles été victimes plus ou moins consentantes des passeurs à Grande-Synthe comme en Méditerranée? Le coup de pied dans la fourmilière donné par Xavier Bertrand aura au moins eu le mérite de mettre en lumière les potentielles dérives d’un système dont les réfugiés sont aujourd’hui victimes, ou plutôt les rouages d’un trafic particulièrement lucratif et inhumain.

Et les passeurs ont de beaux jours devant eux. Car quoi qu’il arrive, la crise migratoire ne semble pas faiblir, bien au contraire, selon Frontex, l’Italie a vu débarquer près de 25 000 migrants au cours des trois premiers mois de l’année, soit une hausse de 30 %.

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