Il y a exactement trois ans, le 17 juillet 2014, un Boeing 777 de Malaysia Airlines reliant Amsterdam à Kuala Lumpur était abattu dans l’est de l’Ukraine. 298 personnes se trouvaient à son bord – 283 passagers et 15 membres d’équipage. Personne n’a survécu
L’avion s’est écrasé sur le territoire contrôlé par les milices de la République populaire de Donetsk (DNR) autoproclamée. Le président ukrainien Piotr Porochenko avait accusé les «agresseurs et les terroristes du Donbass». Le lendemain, le président de l’Assemblée parlementaire de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) annonçait que l’avion avait été abattu par un missile tiré «depuis la zone contrôlée par les rebelles». Barack Obama, alors président américain, avait tiré les mêmes conclusions et deux jours plus tard le département d’État US annonçait «posséder les preuves montrant que c’étaient bien les rebelles qui avaient abattu le Boeing». Trois ans plus tard, ces preuves n’ont toujours pas été apportées.
Le groupe d’enquête conjoint international (Joint Investigation Team — JIT) créé le 7 août 2014 avait un choix difficile à faire: soit rechercher des preuves pour corroborer les accusations déjà annoncées, soit mener une enquête indépendante et objective. De toute évidence, il a opté pour la première option.Sachant qu’en se concentrant sur les «recherches» du responsable de l’attaque, l’enquête s’est écartée de l’étude de la question principale: comment se fait-il que les vols d’avions civils aient continué au-dessus de la zone des activités militaires?
Des avions de ligne au-dessus du théâtre d’opérations
Le 28 septembre 2016, le JIT a présenté dans la ville néerlandaise de Nieuwegein son premier rapport préliminaire. Le fait que l’État ukrainien n’a pas fermé à temps son espace aérien au-dessus d’un territoire où se déroulaient déjà des combats avec l’usage de l’aviation militaire et de systèmes antiaériens n’est cité que comme l’une des raisons de la tragédie.
En vérité, à ce moment-là l’Ukraine avait partiellement fermé le ciel au-dessus du Donbass et la question est de savoir comment cela a été fait et si les mesures prises par ce pays étaient suffisantes pour garantir complètement la sécurité de l’espace aérien au-dessus de son territoire, précise Sergueï Melnitchenko, directeur général de l’Agence internationale de consultation et d’analyse «Sécurité des vols», membre de la Fondation mondiale pour la sécurité des vols (FSF).«La menace principale pour la sécurité des vols dans cette zone à l’époque était que ni l’Ukraine ni Eurocontrol (l’Organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne dont l’Ukraine fait partie) n’avaient diffusé en temps utile l’information selon laquelle l’espace aérien au-dessus du territoire des opérations devait être fermé totalement, quelle que soit l’altitude des vols», déclare Sergueï Melnitchenko.
Au lieu de cela, deux jours avant le crash du MH17 l’Ukraine a diffusé ce qu’on appelle un NOTAM (pour «Notice to airmen», qui indique aux navigateurs aériens les changements des règles de vol et de navigation aérienne) qui prescrivait aux équipages de ne pas effectuer de vols au-dessus d’un certain territoire à une altitude inférieure à 32.000 pieds (9,75 km).
«Cela a été fait uniquement parce que la veille, le 14 juillet, les insurgés de la République populaire de Lougansk (LNR) autoproclamée avaient abattu un avion de transport militaire An-26 de l’armée de l’air ukrainienne à une altitude de 6,4 km», estime l’expert.
Sergueï Melnitchenko est convaincu que cette mesure était manifestement insuffisante: en effet, le vol MH17 a été abattu à 10 km d’altitude (33.000 pieds). Autrement dit, le commandant de bord avait respecté les prescriptions de la NOTAM. Mais cela n’a pas permis de le sauver. Le Boeing avec 298 personnes à son bord a été abattu au-dessus du Donbass. Seulement après cela — littéralement 3 heures plus tard — l’Ukraine a entièrement fermé aux vols civils l’espace aérien au-dessus de la région.Un avertissement illisible
D’après Sergueï Melnitchenko, l’Ukraine n’a pas retardé la fermeture de l’espace aérien au-dessus de la zone des activités militaires par hasard: il y avait à cela des raisons aussi bien politiques que financières. Les raisons politiques étaient que la fermeture du ciel au-dessus de son propre territoire aurait sonné comme une reconnaissance que l’État était incapable de contrôler totalement la situation. Et les raisons financières étaient que l’utilisation de l’espace aérien ukrainien par les compagnies aériennes étrangères rapportait des millions de dollars au budget.
«De nombreux itinéraires aériens passent par l’est de l’Ukraine, y compris ceux qui relient le nord de l’Europe à l’Asie du Sud-Est. C’était également l’itinéraire emprunté par le vol MH17. Ne voulant pas perdre cette manne bénéfique, les autorités ukrainiennes ont décidé de se limiter à la restriction de l’altitude minimale des vols dans le Donbass, sachant qu’en général les vols long-courriers conservent une altitude d’environ 10 km. Mais cette altitude a été fatale pour le vol MH17», déclare Sergueï Melnitchenko.
L’expert, tout comme de nombreux autres spécialistes de la sécurité des vols, se posent également de nombreuses questions sur la manière dont l’avertissement a été transmis. La note NOTAM diffusée la veille de la tragédie était rédigée de telle manière qu’un chef de bord était incapable de comprendre son sens jusqu’au bout, ce qui a été notamment pointé dans son blog par le spécialiste de la sécurité aérienne Mark Zee, ancien pilote et contrôleur aérien.Selon lui, les pilotes reçoivent souvent avant le vol des notifications qui sont difficiles à comprendre. Cependant, cette note semble avoir été intentionnellement rédigée de sorte à induire l’équipage en erreur.
«Ni les pilotes ni les contrôleurs ni l’équipage du MH17 n’ont réussi à décrypter cet avertissement. Il ressemblait à une toute autre restriction temporaire de routine à l’usage de l’espace aérien», écrit Mark Zee.
Mais en réalité, le texte de la NOTAM contenait une énumération détaillée des coordonnées des zones où les pilotes devaient se tenir à une altitude maximale. De plus, on n’y indiquait pas une seule, mais deux altitudes en-dessous desquelles il ne fallait pas descendre: les échelons 260 (7,9 km) et 320 (9,75 km).«Avant le vol le chef de bord reçoit parfois des dizaines de telles notices diffusées par tous les pays survolés. Et il peut simplement manquer de temps pour analyser en détail toutes les informations énumérées, surtout si elles sont trop complexes», explique Sergueï Melnitchenko.
D’après l’expert en sécurité, les autorités ukrainiennes ont négligé toutes ces circonstances quand, au lieu d’une fermeture intégrale de l’espace aérien au-dessus d’un territoire en conflit, elles se sont limitées à une brève notification, qui plus est très floue. N’importe quel autre avion, avec son équipage et ses passagers, aurait pu être victime de leurs actes.
Qui a tiré?
Le JIT réunit 200 enquêteurs néerlandais, belges, ukrainiens, malaisiens et australiens. Selon les conclusions de leur rapport préliminaire l’avion a été abattu par un missile sol-air qui a décollé depuis un point de lancement dans les environs de la ville de Pervomaïskoe. Ce territoire était alors contrôlé par les rebelles de la DNR.
Le JIT affirme également qu’il a réussi à identifier l’armement qui a touché l’avion — il s’agirait du missile de série 9M38 tiré par un système antiaérien Bouk — et a établi l’appartenance de ce système: selon les enquêteurs, il est arrivé à Pervomaïskoe de Russie et le lendemain, dans la matinée du 18 juillet, il y a été renvoyé via Snejnoe, Debaltsevo et Lougansk. Les enquêteurs ont aussi identifié «environ cent personnes impliquées dans le déplacement du Bouk».Les conclusions du JIT ont suscité des objections catégoriques de la Russie. Le ministère russe de la Défense a déclaré qu’aucun système Bouk ne s’était déplacé, à aucun moment, sur le territoire de la DNR. Et les représentants du groupe d’armement Almaz-Anteï ont présenté les résultats de leur propre enquête basée aussi bien sur des simulations informatiques que sur des essais réels, dont les conclusions balayaient complètement celles des enquêteurs internationaux.
Ces conclusions «ne peuvent pas contenir suffisamment d’arguments techniques pour affirmer que la Russie pourrait être d’une quelconque manière impliquée dans le crash du Boeing malaisien en été 2014», a affirmé le conseiller du constructeur général du groupe Mikhaïl Malychevski.
D’après ce dernier, l’incompatibilité entre les dommages subis par l’avion abattu et les dégâts qui auraient été infligés si le scénario proposé par les enquêteurs internationaux s’était vraiment déroulé est un argument de poids. Conformément aux conclusions d’Almaz-Anteï, le missile a été tiré depuis le village de Zarochtchenskoe contrôlé par les forces armées ukrainiennes. De plus, à en juger par les éléments offensifs, l’avion a effectivement été abattu par un missile 9M38, mais doté de l’ogive obsolète 9R314 — ces missiles ont été retirés du service depuis longtemps en Russie, mais sont encore nombreux en Ukraine.Des sources douteuses
Toutes les informations qui ont servi aux conclusions du JIT ont été récoltées par lui, ou proviennent essentiellement de l’Ukraine. Par ailleurs, une bonne partie des informations a été apportée par un certain groupe d’investigation indépendant nommé Bellingcat qui, après avoir étudié les photos publiées en accès libre sur internet, y compris les réseaux sociaux, a «calculé» l’origine et la trajectoire du Bouk, ainsi que l’itinéraire des militaires impliqués dans son entretien et son transport.
Les méthodes de Bellingcat ont été effectivement critiquées par des experts occidentaux compétents. Ainsi, Neal Krawetz, fondateur du site Fotoforensics.com utilisé par Bellingcat, a déclaré publiquement qu’il n’avait rien à voir avec cette «analyse erronée» et que l’activité de cette équipe était un «exemple montrant comment il ne fallait pas faire une analyse numérique de photos». Dans une interview à Der Spiegel, un autre spécialiste célèbre, l’expert en analyse d’images et fondateur des archives photo IRISPIX Jens Kriese, a qualifié de «cafédomancie» les méthodes utilisées par Bellingcat dans le rapport pour identifier les manipulations d’image, et l’Error Level Analysis (ELA) utilisée par le groupe de «méthode pour amateurs».
Au total, comme l’a annoncé le procureur général des Pays-Bas Fred Westerbeke, les enquêteurs ont interrogé plus de 200 témoins, analysé un demi-million de photos et de vidéos, et écouté 150.000 conversations téléphoniques interceptées — une fois de plus, essentiellement fournies par l’Ukraine.
Les militaires russes soulignent que les principales sources d’information du JIT étaient internet et l’Ukraine — c’est-à-dire un pays à priori responsable du crash d’un avion sur son territoire dont il n’avait pas dûment et en temps utile sécurisé l’espace aérien. Les spécialistes d’Almaz-Anteï doutent sérieusement de la véracité des résultats des expériences réelles menées par les enquêteurs internationaux, qui ont utilisé pour cela un missile américain de construction différente du Bouk. Alors qu’Almaz-Anteï a réalisé ses essais précisément avec un missile du système incriminé.Almaz-Anteï et le ministère russe de la Défense ont transmis toutes leurs conclusions au groupe d’enquête international, mais on ignore comment elles seront prises en compte — si elles le sont. Le mandat du JIT expire en janvier 2018 et d’ici là, il doit présenter son rapport définitif.
«L’enquête suscite de nombreuses questions car il existe de sérieux problèmes avec les preuves des versions différentes. Les informations recueillies par le JIT n’aideront certainement pas à déterminer les faits et on doute que de nouvelles preuves puissent apparaître d’ici le 1er janvier 2018», estime Alim Bichenov, directeur associé de la société juridique BMS Law.