Les discours des présidents américain et français à l’ONU ont été opposés par les observateurs. Mais pour Pierre Lévy, du mensuel Ruptures, ils ont en commun de présenter des vessies pour des lanternes.
Schizophrénie à New-York. C’est peu dire que deux des discours prononcés le 20 septembre, lors de la 72e session de l’Assemblée générale de l’ONU, sont de nature à laisser pantois. Les interventions des deux «petits nouveaux» qui s’exprimaient à la tribune, ont été disséquées et opposées. Elles ont cependant au moins un point commun : la confusion.
Dans le cas du président américain, les contradictions et aberrations peuvent, au moins en partie, être liées à l’absence phénoménale de culture (géo)politique et de rigueur intellectuelle du milliardaire élu il y a quelques mois à la Maison Blanche.
Son homologue français, lui, n’a même pas cette excuse. Il est en revanche difficile d’ignorer sa volonté de brouiller délibérément les pistes. Dit autrement : de faire prendre des vessies pour des lanternes.
Donald Trump entendait insister – ses services de presse avaient préparé le message – sur le «grand réveil des nations», et sur le nécessaire retour de leur «souveraineté», un terme qu’il a martelé à de nombreuses reprises.
L’appel à ce que les dirigeants nationaux défendent les intérêts de leur pays «en premier» a choqué les adeptes du politiquement correct ; pourtant l’hôte de la Maison Blanche ne faisait que rappeler ce qui devrait être une évidence, sur laquelle a du reste été bâtie l’ONU, et que rappelle le préambule de sa Charte : chaque peuple a le droit de décider de ses propres choix. Ses dirigeants ont mandat de défendre cela sans faire l’objet de pressions extérieures. Chaque pays compte – devrait compter – pour un, quel que soit sa taille ou sa position. Et c’est sur cette base que peuvent se négocier des (nécessaires) compromis, se conclure des accords et des traités.
Le malheur, c’est que le président américain s’est ingénié à annoncer qu’il voulait faire… exactement le contraire. La Corée du Nord ? Il évoque l’hypothèse de la détruire totalement (ce qui, au demeurant, traduit plus son impuissance qu’une menace crédible). Le Venezuela ? «Nous ne pouvons pas rester sans rien faire» dans un pays où, «comme toujours […] le communisme ou le socialisme ont apporté l’angoisse et la dévastation». L’Iran ? «Nous ne pouvons pas respecter un accord s’il sert à couvrir l’éventuelle [sic !] mise en place d’un programme nucléaire».
Bref, alors qu’il avait mené campagne en promettant que Washington n’irait plus imposer ses vues aux quatre coins de la planète (et avait été violemment attaqué par l’establishment pour cet «isolationnisme»), et qu’il continue de vanter la souveraineté de chaque pays, il n’hésite pas à concurrencer les néoconservateurs dans leurs ambitions impériales affichées au nom des «droits de l’Homme», et ce, avec une brutalité sans égal.
C’est peu dire que les partisans idéologiques du mondialisme se sont réjouis et ont sauté sur l’occasion : quel crédit accorder au concept de souveraineté s’il est défendu de manière aussi contradictoire et contre-productive ?
Plaidoyer pour l’ingérence et l’«interdépendance».
A l’inverse, le président français a renoué avec les plaidoyers en faveur du droit d’ingérence, et proposé l’effacement du droit de veto (dont disposent les membres permanents du Conseil de sécurité) «quand des atrocités de masse sont commises». Rappelons que l’ingérence se fait toujours des forts sur les faibles, jamais l’inverse.
Pour Emmanuel Macron, dans un monde «interconnecté» où les enjeux «ne sont plus à l’échelle des Etats», ces derniers doivent céder le pas au «multilatéralisme».
Mais cette affirmation crée délibérément la confusion dans les termes : le multilatéralisme ne signifie nullement interdépendance ou ingérence. Il s’oppose en revanche à l’unilatéralisme, qui découle de la volonté d’une puissance d’imposer sa loi aux autres ; il suppose précisément que tous les acteurs comptent pour un, et négocient sur la base de leurs propres intérêts.
Cette confusion volontaire, l’ancien banquier de chez Rothschild la pousse jusqu’à l’absurde en assénant que «l’indépendance réside aujourd’hui dans l’interdépendance». Il faut décidément une casuistique particulièrement retorse, en réalité une mauvaise foi pyramidale, pour proférer une telle énormité.
Cependant, il faut aussi voir là un signe qu’on ne peut s’opposer de front au concept d’indépendance. M. Macron préfère l’encenser pour mieux l’étouffer, comme il le fit lors de son éloge de la «souveraineté» à Athènes. C’est finalement un hommage involontaire au sentiment des peuples, une reconnaissance contrainte que ces derniers ne se sont pas encore résignés à se rendre aux diktats de la mondialisation.