Les élections allemandes viennent de rappeler Paris et Bruxelles à la réalité

A l’issue du scrutin du 24 septembre Outre-Rhin, les rêves européens d’Emmanuel Macron sont douchés, analyse Pierre Lévy, du mensuel Ruptures.

Journée noire pour Emmanuel Macron. Dimanche 24 septembre, le président français encaisse la déconvenue de ses troupes aux élections sénatoriales ; il doit aussi constater que le résultat du scrutin qui se déroulait en Allemagne est exactement celui qu’il redoutait. En pire.

Le maître de l’Elysée ambitionne en effet de «refonder l’Europe» et entend piloter cela avec Berlin en faisant valoir ses propositions «audacieuses». Or, la formation du futur gouvernement Outre-Rhin va être longue et laborieuse. Et très probablement déboucher sur un programme allant à l’encontre de sa vision pour l’avenir de l’UE, et de la zone euro en particulier. Mais cette «victoire» a un goût de désaveu : sa politique d’accueil de plus d’un million de migrants a laissé des traces profondes

Trois caractéristiques se dégagent du scrutin allemand, marquées par une participation record de 76,2 % (+4,7 % par rapport à 2013).

La première est la déculottée infligée aux deux grands partis qui formaient la coalition sortante : pris ensemble, les chrétiens-démocrates (CDU et CSU) et les sociaux-démocrates (SPD) rassemblent à peine plus d’un électeur sur deux ; depuis la fondation de la République fédérale, et jusque dans les années 2000, la proportion variait entre 70 % et 80 %. La tendance à la chute concomitante des deux formations théoriquement opposées remonte à 2009.

La CDU doit se contenter de 33 % des suffrages, soit 8,6 points de moins qu’il y a quatre ans. Son parti-frère bavarois dégringole, lui, de plus de dix points. Certes, même si elle se voit infliger son plus bas score depuis 1949, la formation de la chancelière reste en tête, et celle-ci va rempiler pour un quatrième mandat. Mais cette «victoire» a un goût de désaveu : sa politique d’accueil de plus d’un million de migrants a laissé des traces profondes. Mais pas seulement : dans un pays réputé pour sa bonne santé économique, une part croissante de la population connaît la précarité, voire la nécessité de cumuler plusieurs petits boulots. La pauvreté, y compris des enfants et des retraités, a progressé ces dernières années. Et les investissements publics sont au plus bas (éducation, infrastructures…).

La déculottée du SPD est pire encore : il tombe à 20,5 %, soit 5,2 points de moins qu’en 2013. Il faut remonter à… 1890 pour trouver un niveau inférieur (19,3 %), à l’exception des années 1932 – 1933. A l’évidence, les sociaux-démocrates payent le prix de leur participation au gouvernement d’Angela Merkel.

Le troisième parti «traditionnel» de la RFA, les (ultra-)Libéraux du FDP, opère en revanche une résurrection : avec 10,7 % (+6 points), il entre à nouveau au Bundestag d’où il avait été chassé en 2013, faute d’avoir franchi la barre des 5 %. La personnalité de son leader de 38 ans, Christian Lindner, a certainement attiré vers lui des couches supérieures, jeunes et urbaines, après une campagne très «marketing» basée sur son image d’homme des technologies du futur et de la modernité.

L’AfD fait une entrée fracassante au Parlement et y devient la troisième force, provoquant stupeur et consternation des médias et dirigeants politiques traditionnels 

Avec respectivement 9,2 % et 8,9 %, la formation Die Linke (dite « gauche radicale ») et les Verts connaissent une grande stabilité (+ 0,6 et + 0,5 point). A noter cependant une baisse de plus de 5 points en ex-Allemagne de l’Est, qui constituait pourtant son bastion initial.

Mais la deuxième caractéristique du scrutin est incontestablement la forte poussée de l’AfD (Alternative pour l’Allemagne), un parti anti-immigration souvent qualifié de «populiste», et au sein duquel certaines sympathies d’extrême droite se font jour. Avec 12,6 % des suffrages, l’AfD fait une entrée fracassante au Parlement et y devient la troisième force, provoquant stupeur et consternation des médias et dirigeants politiques traditionnels. Fondé en 2013 sur la base d’une opposition à la monnaie unique, cette formation avait recueilli 4,7 % en septembre 2013.

Depuis, la crise des réfugiés a changé sa priorité (et ses dirigeants). L’AfD confirme ainsi une tendance – particulièrement dans l’Est du pays – qui s’était dessinée dans les élections régionales successives depuis un an, alors même que celle-ci semblait être endiguée.

Troisième trait majeur du scrutin : avec cinq partis représentés au Bundestag, dont deux – l’AfD et Die Linke – ont été déclarés hors course pour participer à une majorité gouvernementale, la nouvelle configuration parlementaire annonce des négociations complexes et laborieuses pour former une coalition majoritaire, bien plus qu’elles ne l’ont jamais été dans l’histoire de la République fédérale.

Et ce, d’autant que le SPD a, dès son piètre résultat connu, fait savoir qu’il ne rempilerait pas dans une nouvelle «grande coalition» avec la CDU. Officiellement, pour empêcher l’AfD de devenir le premier parti d’opposition, ce qui lui donnerait d’importants privilèges ; en réalité, la gifle historique subie a imposé comme une évidence une «cure d’opposition» pour tenter de se refaire une santé.

Dès lors, une seule coalition permet arithmétiquement d’atteindre la majorité absolue des 709 sièges du Bundestag : sous la direction des chrétiens-démocrates, elle associerait les Libéraux et les Verts. Avant le scrutin, ces deux formations avaient écarté cette configuration totalement inédite, faisant valoir qu’elles étaient à l’opposé sur de nombreux sujets clé : l’Europe, l’énergie, l’immigration… Lors de la soirée électorale, le ton avait quelque peu changé.

Mais, alors qu’Angela Merkel espérait être en position d’arbitrer entre différents partenaires possibles en faisant jouer la concurrence entre eux, elle se retrouve avec deux partis, aux exigences souvent opposées, qui lui sont simultanément nécessaires pour former sa future majorité. Et c’est sans compter la complexité supplémentaire que représente la CSU, le parti frère bavarois souvent classé à la droite de la CDU, qui ne manquera pas de poser ses propres exigences, d’autant plus fortes que dans ce Land réputé prospère, l’AfD lui a taillé des croupières.

Au-delà des jeux tactiques de la politique allemande, tout indique que le futur gouvernement Merkel sera plus que réticent à la « refondation européenne » qu’Emmanuel Macron aurait voulu impulser de concert avec Berlin 

Autant dire que les tractations pour définir un programme de gouvernement, et accessoirement la répartition des portefeuilles, pourraient bien s’éterniser. A supposer qu’elles aboutissent, le nouvel exécutif quadripartite risque d’être particulièrement fragile, à l’opposé de la sacro-sainte «stabilité» tant prisée par les milieux dirigeants d’outre-Rhin. Déjà, d’aucuns n’excluent pas que la législature ne tienne pas le terme normal de quatre ans.

C’est tout cela qui désespère l’Elysée. Car au-delà des jeux tactiques de la politique allemande, tout indique que le futur gouvernement Merkel sera plus que réticent à la «refondation européenne» qu’Emmanuel Macron aurait voulu impulser de concert avec Berlin. Certes, les Verts sont des pro-UE inconditionnels, mais ils risquent de peser peu face à la conjonction de vents défavorables à l’européisme.

Le score de l’AfD vient rappeler à toute la classe politique que l’intégration européenne toujours plus poussée se heurte à des résistances populaires fortes

D’une part, le résultat du scrutin va renforcer lesdits «conservateurs» au sein de la CDU, qui prôneraient plutôt «l’Allemagne d’abord» que la grande aventure européenne. D’autre part, le FDP a opéré un virage sur ce dossier, au point d’être parfois qualifié d’«eurosceptique» : il refuse en tout cas toute hypothèse de budget de la zone euro (mise en avant par monsieur Macron) qui ferait peser des dettes d’autres pays (dont la France) sur les finances allemandes.

Enfin, le score de l’AfD (dont plus d’un tiers des électeurs étaient précédemment des abstentionnistes) vient rappeler à toute la classe politique que l’intégration européenne toujours plus poussée (de la libre circulation à l’euro) se heurte à des résistances populaires fortes, quand bien même leur expression est confuse ou ambiguë. Et ce n’est pas la contreperformance de Martin Schulz, qui présidait l’europarlement il y a quelques mois encore et symbolisait à ce titre « l’idéal européen », qui démentira cette tendance.

Le cauchemar du président français ne fait peut-être que commencer. Le 15 octobre, ce sera aux Autrichiens de voter. Le FPÖ – généralement classé dans les populistes eurosceptiques – se voit promettre un score important, alors même que le jeune chef de la droite classique fait campagne en citant le Premier ministre hongrois, honni à Bruxelles, comme un modèle. Pour ne rien dire des élections italiennes prévues en 2018, où le Mouvement Cinq étoiles garde le vente en poupe.

Bref, les dirigeants européens avaient cru voir dans l’élection d’Emmanuel Macron et l’endiguement du «populiste» néerlandais Geert Wilders, le début d’un nouveau départ pour l’Union européenne. Les élections allemandes viennent de les rappeler rudement à la réalité.

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