Caché en Turquie, Abou Sakr, un des procureurs de Daech à Raqqa a fait couper 22 mains en un mois mais tente de se dédouaner.
« Ceux qui brisent la loi de Dieu ? Pas le choix. » À le voir si affable, on croirait Abou Sakr Al-Ambari presque désolé. Ce n’est pas sa faute… Son job, c’était juge et procureur civil de l’État islamique à Raqqa. Et c’est ainsi qu’en un mois il a ordonné de couper 22 mains. « Les gens sont de plus en plus pauvres, alors ils volent ! Nous n’avons jamais réussi à éradiquer ce problème. Je me souviens de ce gang de quatre jeunes gens spécialisé dans les motos. On les a capturés et on leur a coupé la main. Au chef présumé, on a coupé l’avant-bras. »
Témoignage à découvert
Abou Sakr Al-Ambari a fui Daech en juin dernier. C’est la première fois qu’il accepte de témoigner à visage découvert. Sans doute espère-t-il se justifier. Se protéger, aussi. Il a les traits fins et les manières douces. Un urbain branché qu’on a du mal à imaginer dans son costume d’émir de Daech, le keffieh crânement posé sur la tête. Il n’a pas perdu son assurance tranquille de fils de bonne famille, né à Raqqa il y a vingt-huit ans. Abou Sakr prévient : il ne nous dira rien sur l’« Amniyat », les redoutés services de l’organisation terroriste, sans doute encore actifs et à la recherche des traîtres. Son regard s’arrête sur la télé. Une chaîne d’informations diffuse des images de sa ville. Dans un champ de ruines, un homme terrifié, prisonnier des soldats kurdes du YPG, prétend ne rien avoir à faire avec Daech. Abou Sakr ricane : « Ce type était sous mes ordres, il travaillait pour moi… »
Il donne des nouvelles du journaliste britannique John Cantlie, otage depuis 2012 : « Je l’ai vu il y a sept ou huit mois, dans ma prison, avec un interprète. Il m’a présenté un laissez-passer sur lequel j’ai tout de suite reconnu le tampon vert du Diwan Al-Khalifa, Baghdadi en personne. “Il est demandé à toutes les autorités, tous les émirs et tous les soldats de l’Etat islamique de faciliter le travail de John Cantlie”, disait le document. Je lui ai souhaité la bienvenue et il est allé interroger les prisonniers : comment s’étaient-ils retrouvés là ? Quelles étaient leurs conditions de détention ? Ce qu’ils mangeaient, s’ils étaient bien traités… Puis il est reparti. Ce n’est pas officiel, mais les chebabs, ses compagnons dans l’EI, disent qu’il a rallié Daech. » Et le père Paolo, ce jésuite italien de 62 ans enlevé il y a quatre ans ? « J’ai entendu dire qu’il était mort. Je n’en sais pas davantage. »
Enfin, il nous raconte quelques épisodes choisis de son histoire. « Au début de la révolution en Syrie, je me trouvais à l’étranger. À mon retour à Damas, on m’a confisqué mon passeport. Pour le récupérer, il fallait que je me présente au bureau des Mukhabarat [les services secrets]. J’ai préféré partir pour Raqqa. » La révolution qui balaie son pays ne l’impressionne pas. Au contraire. Il cache mal son mépris pour l’Armée syrienne de libération et les autres groupes islamistes qui ont pris les armes. Il ne veut même pas prononcer leur nom : « Je ne fais pas de politique et je ne vous en parlerai pas. » Une ligne rouge… Mais il veut bien dérouler son parcours au sein de « Tanzim Al Daoula », comme disent les partisans de Daech. « Dans mon cas, il n’y a pas qu’une raison. D’abord, je vais être clair : pour survivre à Raqqa, sous Daoula, il n’y a pas beaucoup d’options. Soit vous faites des affaires et, grâce à l’argent, vous parvenez à rester en dehors, soit ils vous affament et vous n’avez plus d’alternative. Moi, ils ont voulu prendre une de mes maisons… »(Premier indice de son statut social : Daech réquisitionne toujours ce qu’il y a de mieux…) « Je me suis donc engagé. Et j’ai fait comme tout le monde : deux mois d’entraînement. Le premier, consacré aux manœuvres militaires ; le second, à l’étude de la charia, du Coran et des hadiths. »