Maintenant que la grande coalition entre CDU et SPD se met en place à Berlin, le grand dessein européen d’Emmanuel Macron risque de buter sur l’intransigeance allemande. Fonds monétaire, défense, réforme des institutions : les motifs de fâcherie ne manquent pas entre les deux côtés du Rhin.
Tout est bien qui finit bien… Après six mois de tergiversations et de psychodrame, la constitution du gouvernement Merkel IV est désormais possible après le vote favorable à l’accord de GroKo (coalition CDU/CSU-SPD) par 66 % des militants du Parti social-démocrate. Plus large que prévu par les observateurs d’outre Rhin, ce vote positif est davantage le résultat d’une angoisse devant la perspective de nouvelles élections, annoncées comme catastrophiques pour le SPD par les augures, que d’une adhésion enthousiaste des militants de ce parti à la reconduction d’une alliance avec la chancelière Merkel.
Merkel ou le Déluge
Le retour au pouvoir de la coalition des perdants des élections de septembre est un pis-aller, annonçant une période d’incertitudes politiques, où les arrières pensées relatives à la succession d’Angela Merkel risquent de l’emporter sur les visions hardies et novatrices pour résoudre les problèmes auxquels l’Allemagne et l’Union européenne sont aujourd’hui confrontés. Angela Merkel s’est « bunkerisée » au sein de son parti en promouvant son double Annegret Kramp-Karrenbauer au poste stratégique de secrétaire générale de la CSU, et potentielle héritière, et en neutralisant provisoirement son principal contradicteur interne, le « droitier » Jens Spahn, en le nommant ministre de la Santé dans le prochain gouvernement. Elle proclame sa volonté de tenir la barre jusqu’à la fin de la législature, en 2021, mais elle sait bien que son sort dépend de sa capacité à endiguer, lors des prochains scrutins locaux, l’ascension de l’AfD, parti eurosceptique et hostile à l’immigration de masse.
Auf wiedersehen papa Schulz
Après l’échec, à Berlin, de la coalition dite « jamaïcaine » (CDU/CSU, Libéraux, Verts), Emmanuel Macron pensait avoir évité le pire, en l’occurrence l’entrée au gouvernement allemand d’un parti libéral (FDP) frontalement opposé à sa vision européenne, telle qu’il l’avait développée dans ses discours d’Athènes et de la Sorbonne de l’automne 2017.
Le président français se réjouissait alors du retour annoncé au pouvoir d’une Grande Coalition (« GroKo »), où le Parti social-démocrate (SPD) était conduit par le francophone et francophile Martin Schulz, ex-président du Parlement européen, et membre du fan club jupitérien (section allemande).
Manque de chance pour Macron, cette séquence de la politique allemande a déjà fait une victime : Martin Schulz, qui a dû, coup sur coup, abandonner sa présidence du parti à Andrea Nahles, ministre du Travail dans le gouvernement sortant, et renoncer à occuper dans un éventuel gouvernement Merkel IV le ministère des Affaires étrangères, qui lui avait été concédé par la chancelière. Salué au printemps dernier comme le sauveur d’un SPD en capilotade, Martin Schulz a été sacrifié, car son impopularité au sein du parti, conséquence du cuisant échec aux élections législatives de septembre, aurait nui à l’approbation par les militants de l’accord de GroKo.
L’Europe de Macron à l’abandon
Emmanuel Macron et son projet ambitieux (mégalomane selon certains) de bouleverser l’agencement politique de l’Union européenne sur le modèle « disruptif » qui lui a assuré son succès lors de l’élection présidentielle française pourraient être les victimes collatérales de cet accord. Or, Macron ne peut guère espérer aujourd’hui une adhésion enthousiaste de l’Allemagne à son projet d’intégration politique renforcée des pays du « premier cercle européen » concernant la gouvernance de la zone euro, la défense, la lutte contre le réchauffement climatique et la refonte des institutions de l’Union.
Sur tous ces points, le programme adopté à Berlin ne constitue pas une brutale fin de non-recevoir, mais il pose des limites strictes aux changements proposés par Paris, soupçonnés d’atteintes graves aux dogmes économiques professés outre-Rhin et aux intérêts matériels de l’Allemagne.
C’est le cas de la transformation du Mécanisme européen de stabilité (MES), mis en place lors de la crise de l’euro en 2010, en Fonds monétaire européen qui interviendrait à la place du FMI pour aider les pays en difficulté financière sur le Vieux Continent. Alors que la France voudrait placer ce fonds sous la tutelle politique d’un gouvernement de la zone euro, Berlin préfère un « FME » autonome, à l’image de la Banque centrale européenne, dont la mission serait de ramener à l’orthodoxie financière les pays faisant appel à ses subsides, à l’image de ce qui s’est passé, et se passe encore, avec la Grèce. Ce n’est pas l’accession prévue d’un membre du SPD, Olaf Scholz, à la tête du ministère des Finances qui fera de l’Allemagne un pays plus coulant avec les nations supposées laxistes. On a encore le souvenir des affrontements, au début des années 2000, entre Nicolas Sarkozy, alors ministre des Finances, et son collègue allemand Peer Steinbrück, social-démocrate et grand pourfendeur des libertés prises par la France avec les règles budgétaires de Maastricht… Olaf Scholz, jusque-là bourgmestre de Hambourg, ne passe ni pour un grand dépensier ni pour un partisan de la mise à la disposition des pays dits du « Club Med » des réserves allemandes. Et il ne faut pas oublier que dans le jeu politique d’outre-Rhin, Wolfgang Schäuble reste le président du Bundestag, un poste clé dans une situation politique instable… Sa parole, qui pèse lourd au sein de la CDU, n’ira pas dans le sens de la relance économique de l’UE par la dépense !
Les murs de Berlin
Sur la défense, l’accord GroKo fait des concessions importantes à l’aile pacifiste du SPD, limitant l’augmentation du budget militaire, qui passera de 1,2 % du PIB à 1,5 % en 2021, alors que les experts estiment qu’en deçà de 2 %, l’UE continuera à être un nain stratégique. Entre Paris et Berlin, les différences de doctrine militaire sont béantes, comme en témoigne la farce de la brigade franco-allemande envoyée au Sahel, dans le cadre de l’opération Barkhane : si les soldats de cette brigade hautement symbolique s’entraînent tous ensemble en Alsace, seuls les Français iront crapahuter dans le désert, pendant que leurs camarades allemands s’occuperont en ville de la logistique et de la formation des soldats africains ! Les deux ministres de la Défense, Florence Parly pour la France et Ursula von der Leyen pour l’Allemagne, ont tenté de donner le change lors de la conférence sur la sécurité de Munich. Cela n’a trompé personne : l’OTAN et la garantie sécuritaire des États-Unis, Trump ou pas Trump, restent l’alpha et l’oméga de la doctrine militaire allemande.
Emmanuel Macron ne doit pas plus compter sur l’Allemagne pour l’épauler dans le sauvetage d’une COP 21 déstabilisée par le retrait des États-Unis. Sur l’énergie, l’accord GroKo renvoie à une commission ad hoc l’engagement de réduire de 40 % les émissions de CO2 de l’Allemagne à l’échéance 2020, sous la pression des industriels inquiets du renchérissement de l’énergie qui serait consécutif à l’arrêt des centrales à charbon. Charbonnier est maître chez soi ! Dans ces conditions, Berlin serait mal placé pour donner des leçons aux mauvais élèves de la classe climatique…
Pour couronner le tout, la CDU de Mme Merkel vient de faire échouer au Parlement européen la proposition hautement macronienne de réserver 27 des 73 sièges de Strasbourg abandonnés par les Britanniques à des listes transnationales. La CDU, qui contrôle le PPE, premier parti du Parlement européen et qui devrait le rester en 2019, entend bien conserver la haute main sur la désignation de la prochaine Commission. Pour freiner Macron dans son projet de refonder l’Europe selon ses vœux, Merkel pourra compter sur le soutien de ses amis du nord et de l’est, farouchement hostiles à une Europe à plusieurs vitesses où l’hégémon franco-allemand serait le maître du jeu.
Le seul sujet de satisfaction que Paris pourrait tirer de l’accord GroKo, c’est la fin de la Willkommenskultur merkelienne, cette politique des bras grands ouverts à l’immigration de masse menée par la chancelière durant l’été 2015. Gérard Collomb devrait trouver en son homologue CSU, partisan d’un contrôle strict de l’immigration et d’une harmonisation européenne en matière de droit d’asile, un interlocuteur compréhensif.