France : les raisons de la grève des cheminots

La forme inédite de la grève des cheminots, qui débute mardi, et son impact sur les usagers éclipsent les raisons d’une mobilisation qui s’annonce très suivie.

« C’est quoi le problème ? », lançait samedi 31 mars dans une interview au Parisien la ministre des Transports, Élisabeth Borne, au sujet de la grève SNCF « perlée » qui doit débuter mardi 3 avril pour se poursuivre, à raison de deux jours sur cinq, jusqu’au 28 juin. Alors que l’impact de ces perturbations sur les usagers et le déroulé inédit de la grève font la une, voici les raisons pour lesquelles cette « bataille du rail » mobilise les salariés de la SNCF (48 % de grévistes annoncés dimanche pour l’ensemble du personnel et 77 % pour les conducteurs).

L’extinction du statut du cheminot. C’est le principal sujet de crispation entre le gouvernement et les organisations représentatives (la CGT, l’Unsa, Sud-Rail et la CFDT). Les quatre syndicats sont sur la même ligne : ils veulent préserver ce statut protecteur garantissant un emploi à vie, une grille de rémunérations (peu élevées, mais qui augmentent mécaniquement) et une retraite à partir de 52 ans pour les roulants (en compensation aux nuits loin du domicile notamment) et à partir de 57 ans pour les autres. Or le gouvernement est décidé à supprimer progressivement ce statut pour les futures recrues de la SNCF. L’exécutif se dit prêt à discuter des modalités, mais pas du principe. Les positions du gouvernement et des syndicats semblent d’autant plus inconciliables que la question de statut du cheminot est devenue le symbole même de la réforme.

L’ouverture à la concurrence. Prévue depuis 2016 par les textes européens, l’ouverture à la concurrence, qui s’étalera de 2019 à 2033, signe la fin programmée du monopole de la SNCF sur le transport des personnes, la Commission européenne estimant que des concurrents privés doivent pourvoir exploiter leurs trains sur le réseau ferroviaire français. Sans être une privatisation, cette libéralisation du secteur ferroviaire, qui met la SNCF à pied d’égalité avec des acteurs privés, introduit une logique de marché qui suscite des inquiétudes chez les défenseurs d’un service public de qualité.

Très attaché à la desserte des territoires et piqué au vif par le recours initialement prévu à des ordonnances pour réformer la SNCF, le Sénat a d’ailleurs adopté jeudi une proposition de loi de Hervé Maurey, du groupe Union centriste, pour que l’ouverture à la concurrence « ne se traduise pas par une dégradation du service au client » ou se fasse « au détriment des territoires ». Le texte, adopté par 197 voix contre 114, prévoit que l’État conclura des contrats de service public pour les TGV combinant services rentables et non rentables. « Nous voulons éviter cet écrémage du type de celui opéré par les opérateurs de téléphonie, et préserver la desserte des villes moyennes par des services TGV », a souligné Hervé Maurey.

Un des points sensibles de la réforme est le calendrier de l’ouverture à la concurrence. Pour les TGV, la mise en concurrence débutera à partir de décembre 2020, a déclaré la ministre, Élisabeth Borne, lors d’une conférence de presse organisée à l’issue d’une rencontre avec les organisations syndicales et patronales. S’agissant des trains régionaux, l’ouverture des marchés s’étalera de décembre 2019 à décembre 2023, le rythme de cette mise en concurrence étant laissé à la discrétion des régions. Dans les faits, la concurrence pourra ne débuter qu’en 2033 puisque les régions seront habilitées à attribuer des contrats à la SNCF jusqu’à la date butoir pour une durée de 10 ans. L’Île-de-France échappera à la règle générale « compte tenu de sa densité et des travaux en cours et à venir, et également des volumes de trafic », selon Élisabeth Borne.

Mais au-delà du seul calendrier, le transfert de salariés de la SNCF vers de futurs opérateurs concurrents est redouté par les cheminots. « Les salariés concernés conserveront leur niveau de rémunération au moment du transfert, les salariés sous statut transférés conserveront également le bénéfice du régime spécial de retraite, ainsi que la garantie de l’emploi », a assuré Élisabeth Borne. Les passages d’une compagnie à l’autre se feront « en priorité sur la base du volontariat », a-t-elle ajouté. Des annonces « pas de nature à lever un grand nombre d’inquiétudes concernant les incidences sur les cheminots », a réagi Didier Aubert, secrétaire général de la CFDT-cheminots.

Concession de dernière minute du gouvernement qui n’a pas entamé les ardeurs des syndicats : les dispositions concernant l’ouverture à la concurrence seront introduites par amendement dans le texte de loi. Autrement dit, le gouvernement ne passera pas par ordonnance sur ce point précis.

Un changement de statut… avant une privatisation ?Le projet de loi présenté en Conseil des ministres le 14 mars prévoit un changement de statut juridique de la SNCF : l’établissement public à caractère industriel et commercial (Epic) serait ainsi transformé en société anonyme (SA). Or, les syndicats voient là un premier pas vers une possible privatisation. Si Élisabeth Borne s’est « solennellement « engagée à ce que la SNCF reste une société publique, le scénario de la transformation en SA rappelle celui, en 1997, de France Télécom… qui a fini par devenir Orange. « La réforme de la SNCF, c’est la privatisation du service public demandée par l’Europe. C’est une privatisation rampante. Ça s’est toujours passé comme ça. Je vous rappelle que pour France Télécom, ça a commencé comme ça. On a changé les statuts en disant : ‘Ne vous inquiétez pas’. On n’annonce jamais une privatisation dès le début », a ainsi relevé dimanche sur Europe 1 le socialiste Julien Dray, conseiller régional d’Île-de-France et ancien député.

L’opinion publique en arbitre De manière générale, les syndicats estiment que le projet de réforme « ne règlera pas le sujet de la dette » (46,6 milliards d’euros fin 2017 pour SNCF Réseau), « ni celui des dysfonctionnements ». Pour la CGT, première force syndicale de l’entreprise, « le gouvernement et la direction de la SNCF seraient mieux inspirés d’ouvrir des négociations sur le fond ». C’est-à-dire, a-t-elle expliqué, sur « ce qui conduit les cheminots à entrer dans l’action : l’avenir de la SNCF, sa pérennité et son développement ». En quête d’une « convergence des luttes » pour faire plier l’exécutif, la CGT a appelé à partir de ce mardi 3 avril à une grève illimitée dans le secteur de la collecte et du traitement des déchets. Un pari du mécontentement général qui va à l’encontre de la stratégie du pouvoir : « Chercher à isoler ce mouvement des cheminots en faisant valoir qu’il s’agit d’une catégorie spécifique qui a des revendications particulières », selon Stéphane Sirot, professeur d’histoire politique et sociale à l’université de Cergy-Pontoise, dans un entretien à Reuters.

Au final, l’arbitrage du conflit reviendra sans doute à l’opinion. Elle est, à ce stade, partagée. Avec 46 % de Français trouvant le mouvement « justifié », selon un sondage Ifop pour le Journal du dimanche paru le 1er avril, le soutien à la grève a progressé de 4 points en deux semaines, les partisans de la réforme restant légèrement majoritaires (51 %).

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