La récente loi interdisant d’associer l’État polonais à la Shoah a semé le malaise à Cracovie où la communauté juive est en pleine renaissance depuis dix ans.
Cracovie, un vendredi soir : dans le quartier de Kazimierz, le plus dense de la ville en bars et en food-trucks, un petit groupe de juifs orthodoxes, chemise blanche, pantalon noir et kippa sur la tête, trace sa route au milieu des touristes et des fêtards. Avant la seconde guerre mondiale, c’est essentiellement dans ce quartier que vivaient les 65 000 juifs de la ville – un quart de la population. La Pologne comptait alors trois millions de juifs. En 1945, 90 % d’entre eux avaient été exterminés, en partie à Auschwitz-Birkenau, à 60 kilomètres de Cracovie. Rares sont les survivants de la Shoah à avoir fait le choix de rester.
Avec la fin du communisme puis le tournage du blockbuster américain La liste de Schindler, les rues pavées de l’ancien quartier juif de Cracovie ont peu à peu retrouvé des couleurs… plus ou moins authentiques. Les échoppes proposant des statuettes de juifs errants pour une poignée de złotys et les restaurants « kasher » où l’on sert du porc rappellent que le Yiddishland est à jamais perdu. Mais cette recréation artificielle destinée aux touristes a fini par être rattrapé par la réalité : la renaissance, depuis une dizaine d’années, d’une communauté juive de Cracovie.
Plusieurs semaines se sont écoulées depuis le coup de tonnerre et chacun semble, avec le recul, avoir la même analyse. « Cette loi n’est pas claire mais le gouvernement ne s’attendait pas à donner une voix aux antisémites », estime Sebastian Rudol. À quelques rues de là, dans la synagogue Isaac rattachée au mouvement hassidique Chabad-Loubavitch, le rabbin Eliezer Gurary est aussi mesuré : « ce texte ne vise pas les juifs mais il n’empêche que c’est une loi inacceptable ».
Pour le religieux l’antisémitisme n’est pas l’apanage de la Pologne : « l’antisémitisme est également présent aux États-Unis, en Europe, en France… » Dans sa communauté qui compte des juifs polonais, des juifs émigrés venus des États-Unis ou d’Israël, comme lui, et des catholiques polonais convertis, « les gens ne sont pas vraiment inquiets », affirme-t-il. « On peut mener pleinement une vie juive à Cracovie sans craindre une attaque », explique le rabbin qui a l’habitude de déambuler dans les rues en pardessus et chapeau de feutre.
Quelques semaines après le vote de la loi par le parlement et sa signature par le président Andrzej Duda, tout le monde veut encore croire à une issue positive : devant le tollé international, le président a, en effet, saisi une haute cour pour examiner la constitutionnalité du texte. Qu’elle soit retoquée ou non, cette loi mémorielle est, en tout cas, révélatrice de la stratégie du parti conservateur Droit et Justice (PiS) des frères Kaczyński, arrivé au pouvoir en 2015 : surfer sur l’identité nationale et mettre en avant l’héroïsme et la martyrologie des Polonais… quitte à s’arranger avec l’Histoire.
Un retour en arrière pour un pays où le discours officiel jusqu’à la chute du système communiste en 1989 passait sous silence des pages entières de son passé. « Le mythe de la nation polonaise qui n’aurait cherché qu’à sauver des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale n’a été mis à mal qu’au début des années 2000 par l’historien Jan Gross avec son enquête sur les pogroms commis par les Polonais. Il y avait alors eu une prise de conscience que des Polonais avaient tué des juifs pendant la guerre et qu’on ne pouvait pas parler d’une attitude polonaise unique », explique Anna Tatar.
Entre judéité cachée, antisémitisme et culpabilité liée à la Shoah, il semble y avoir beaucoup de non-dits dans les familles polonaises. Kamilla, 46 ans, l’assistante du rabbin Eliezer Gurary, confie que sa belle-mère, une catholique pratiquante, ne sait pas qu’elle travaille dans une synagogue. Elle l’a déjà entendu dire que « les Juifs avaient tué Jésus ». Mais Kamilla pense que sa belle-mère est juive : « il y a des mystères dans son histoire, elle a passé son enfance cachée dans une forêt pendant la guerre », explique-t-elle.
« Philosémite » revendiquée, Kamilla a étudié le judaïsme et appelé sa fille Hannah, « comme Hannah Arendt ». Pourquoi ? « Je n’en ai aucune idée, j’aime la religion juive ». Elle fait, en tout cas, partie de cette génération à qui l’on a dit en visitant Auschwitz avec l’école que les victimes étaient polonaises et russes, mais pas juives.
Très critique du gouvernement qui « chaque semaine trouve un nouveau héros polonais » et « ouvre les vannes de la xénophobie », elle estime qu’il faut être vigilant. Et cite l’un des instigateurs du soulèvement du Ghetto de Varsovie, Marek Edelman : « N’oubliez pas que le mal peut grandir ».