Espagne: féminisme et européisme, la stratégie du gouvernement Sanchez

Après la motion de censure votée contre le conservateur Mariano Rajoy, le socialiste Pedro Sanchez a pris les rênes du gouvernement espagnol en y nommant une majorité de femmes ainsi que de nombreux ministres europhiles.

Pour autant, ce gouvernement s’est construit sur des alliances fragiles et sa durée de vie pourrait être assez courte. Mais Pedro Sanchez voit déjà plus loin et espère que cette stratégie pourra le mettre dans les meilleures dispositions pour les prochaines élections.

En 2004, lorsque le socialiste José Luis Zapatero prend le pouvoir à la suite de huit années dominées par le conservateur José Maria Aznar, il prend l’Espagne à contrepied par des réformes sociétales audacieuses : possibilité de divorcer de façon express, autorisation donnée aux scientifiques de mener des investigations à partir de cellules souches et, surtout, une loi accordant exactement les mêmes droits aux homosexuels qu’aux hétérosexuels, mariage et adoption compris. Grâce à ces réformes, acceptées par une bonne partie des Espagnols, le Parti socialiste se distinguait en tant que formation « capable d’accompagner l’évolution des choses » – pour reprendre l’expression utilisée à l’époque par le gouvernement.

En confirmant un exécutif très féminin (11 ministres sur 17), Pedro Sanchez a actualisé la stratégie de son prédécesseur socialiste José Luis Zapatero – également un quadragénaire, à l’époque. En nommant autant de « ministras », et si peu de « ministros », le nouveau chef du gouvernement se met au diapason avec son époque, ses revendications, ses exigences. Rappel des faits : le 8 mars dernier, lors de la Journée internationale des droits de la femme, les rues espagnoles sont envahies par des centaines de milliers de personnes, des hommes aussi, pour réclamer l’égalité réelle des droits et des salaires, la « conciliacion familial » (la possibilité de concilier vie professionnelle et vie familiale) et en finir avec les abus sexuels et les violences conjugales. En mai, survient un autre événement fracassant : un juge de Pampelune donne son verdict sur un procès qui passionne le pays, à l’issue duquel cinqSsévillans ayant abusé en groupe d’une jeune Madrilène en juillet 2017 sont condamnés « d’abus sexuels » et non pour « viol ». Résultat : des manifestations de colère ont lieu dans tout le pays, en particulier devant le ministère de la Justice à Madrid.

Une réponse aux attentes féministes

Avec ces nominations ministérielles favorisant largement les femmes, Pedro Sanchez répond doublement aux attentes féministes : d’une part, il va au-delà de la parité et réalise un geste historique en nommant presque deux-tiers de femmes ministres. Aucun autre exécutif dans le monde peut se targuer aujourd’hui d’une telle majorité de femmes, ni même parmi les nations scandinaves. D’autre part, le fringuant leader socialiste opère une autre révolution en brisant ce qu’on appelle en Espagne « el techo de cristal », ce plafond de verre qui est la métaphore d’un mur invisible contre lequel se cogne le « deuxième sexe » lorsqu’il s’agit d’accéder à des responsabilités supérieures. En clair, jusqu’alors, les femmes dirigeaient des ministères de second ordre, Affaires sociales, Santé, Parité, Sciences et Innovations… Cette fois-ci, elles détiennent les portefeuilles cruciaux du nouveau gouvernement : Nadia Calvino à l’Economie, Maria Jesus Montero aux Finances, Dolores Delgado à la Justice, Margarita Robles à la Défense.

L’autre tour de force de Pedro Sanchez est d’avoir mis l’accent sur la compétence et l’expérience. Cinquante-six ans de moyenne d’âge, militant socialiste (mais sans appartenir aux hautes sphères de l’appareil de parti), deux diplômes universitaires : tel est le portrait-robot du ministre de ce cabinet. Un master et un doctorat pour le ministre des Affaires étrangères (et ancien président du Parlement européen) Josep Borrell ; deux diplômes en économie et en droit pour la ministre de l’Economie Nadia Calvino, etc. L’objectif est de montrer à tous, et surtout au reste des formations parlementaires, que le degré de compétence est élevé, ce qui va rendre plus difficiles les critiques contre les nouveaux promus.

Car c’est bien ce que cherche avant tout Pedro Sanchez avec ce nouvel exécutif insolite : édifier une forteresse derrière laquelle se retrancher et grâce à laquelle il peut mieux parer les coups. En effet, sur le fond, le chef du gouvernement est dans une situation extrêmement fragile, il ne détient que 68 des 350 sièges, et ses supposés « alliés » n’en sont pas, ils ont juste voté la motion de censure contre le conservateur Mariano Rajoy pour expulser du pouvoir un leader et un parti honnis, impopulaires et éclaboussés par les affaires. La coalition emmenée par Pedro Sanchez est donc des plus hétéroclites, et ce dernier a donc logiquement préféré n’accorder des portefeuilles qu’à des socialistes.

Des ministres europhiles et opposés à l’indépendance de la Catalogne

Deux forces principales le menacent et risquent à tout moment de faire imploser l’exécutif : la gauche radicale de Podemos et les séparatistes catalans. Contre Podemos, pour qui la rigueur budgétaire imposée par Bruxelles est « un mal terrible », Pedro Sanchez a nommé des ministres très européistes, telle sa vice-présidente Carmen Calvo, déterminés à obéir aux exigences de l’UE. Face aux séparatistes catalans, qui prônent un divorce unilatéral avec l’Espagne, il a nommé Josep Borrell, un Catalan très remonté contre les indépendantistes qu’il accuse de mentir sur les « faux bienfaits » d’une sécession ; et aussi Meritxell Batet, chargée de la politique territoriale, favorable au dialogue avec les sécessionnistes mais intraitable sur « l’indivisibilité du territoire national ».

En conclusion, chacun sait que ce gouvernement a une courte espérance de vie et devrait logiquement être dissout avant les européennes, municipales et régionales de 2019. Mais avec une équipe aussi compétente, européiste et féministe, Pedro Sanchez ne cherche qu’une seule chose, montrer son envergure de chef de gouvernement afin de remporter les prochaines élections générales anticipées. Le cas échéant, bien entendu, il choisira de nouveau ces mêmes ministres.

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