La médaille commémorative avait déjà été coulée et présentée. Elle brosse les profils de Trump et de Jong Un, face à face, lors de la réunion historique du 12 juin – au cours de laquelle Jong Un était censé désavouer et renoncer à son armement nucléaire, de manière irréversible, puis accepter la gracieuse bénédiction de Trump.
La réunion est maintenant sans objet (et, depuis la rédaction de l’article, a été annulée, prenant par surprise à la fois Moon et Abe), laissant dans son sillage, un Trump frustré et en colère. Et, comme nous l’avons prédit plus tôt, au lieu de réaliser que la Team Trump n’avait pas suffisamment écouté ce que Jong Un signalait, Trump blâme maintenant Xi pour avoir perturbé « l’accord » prêt d’être conclu.
Le Global Times de Chine met les choses au point :
« Les États-Unis exigent unilatéralement une dénucléarisation rapide de la péninsule avant d’offrir une contrepartie à Pyongyang. La Chine ne s’opposera pas à un tel accord entre les États-Unis et la Corée du Nord. Mais Washington peut-il y parvenir ? Pyongyang vient de donner une réponse…. Cela irait bien si Washington faisait pression sur Pyongyang pour obtenir un avantage dans les négociations, mais Washington devrait réfléchir à deux fois à la possibilité de repousser la péninsule coréenne vers un antagonisme féroce.
Du point de vue de la Chine, il est clair que les États-Unis ont surestimé leur poids pour forcer la Corée du Nord à accepter ses exigences. Les États-Unis ont oublié la situation embarrassante dans laquelle ils se trouvaient l’année dernière lorsqu’ils n’ont pas pu arrêter les essais nucléaires et de missiles de la Corée du Nord, ainsi que la difficulté de prendre des mesures militaires contre la Corée du Nord.
Les États-Unis ont toujours cru qu’ils avaient été dupés par la Corée du Nord, ce qui est, en fait, loin d’être exact. Les États-Unis ont été responsables des règlements avortés dans la péninsule, à de multiples reprises. »
Irrité aussi, par les commentaires sévères des « faucons commerciaux » sur le manque de résultats tangibles dans les négociations commerciales avec la Chine (Steve Bannon, par exemple, a dit à Bloomberg que Trump « a changé la dynamique concernant la Chine – mais en un week-end, le secrétaire Mnuchin a vendu la mèche »), Trump semble maintenant être prêt à pivoter vers une position commerciale plus dure envers la Chine, disant que les pourparlers n’avaient pas beaucoup progressé et qu’un nouveau cadre pourrait être nécessaire.
L’annulation du sommet de Singapour (imputée en partie à Xi) et la déception des négociations commerciales arrivent après que le Pentagone a annulé l’invitation de la Chine à participer au RIMPAC, « le plus grand exercice naval du monde » [NdT : La Chine avait participé aux éditions de 2014 et 2016], en raison des « actions agressives de Beijing dans la mer de Chine du Sud, qui ont récemment inclus des rapports selon lesquels elle a installé discrètement des missiles “défensifs” dans les îles Spratly – capables de frapper le territoire américain. Ne se laissant pas décourager par les menaces du Pentagone, la Chine a réagi en avertissant que son nouveau J-20, chasseur furtif de cinquième génération, effectuera désormais des patrouilles aériennes dans l’espace aérien de Taïwan – un signal clair que Xi veut récupérer “son île” et prévoit de l’obtenir ».
En bref, les frictions des États-Unis avec la Chine sont sur une trajectoire ascendante, et pourraient s’intensifier davantage si Washington menaçait maintenant la péninsule coréenne d’une action militaire de quelque nature.
Les frictions ne se limitent toutefois pas aux relations entre les États-Unis et la Chine. La conversion de Trump au « néo-américanisme » (voir ici) a, semble-t-il, mis Washington en désaccord avec tout les pays : Guerres commerciales (Chine, Russie, UE et Japon), sanctions (Russie, Iran et autres), guerres de devises (Turquie, Iran, Russie), etc. Ce niveau et l’ampleur des frictions ne sont pas supportables. La tension psychique doit conduire soit à quelque chose qui casse (de façon explosive) pour briser la tension, soit à un revirement marqué dans le langage et le comportement qui diminue les pressions plus doucement. En ce moment, nous sommes toujours dans le courant ascendant. Trump a provoqué littéralement tout le monde (même les Européens habituellement dociles), comme jamais auparavant. Et, par conséquent (et par inadvertance), a accéléré l’arrivée du nouvel ordre mondial – et, en exacerbant les tensions géopolitiques presque partout, a accéléré la montée vers la dé-dollarisation mondiale.
Encore une fois, même les Européens regrettent de ne pas avoir choisi de configurer la zone euro, comme distincte et séparée de l’hégémonie du dollar, alors qu’ils en avaient la possibilité. Aujourd’hui, ils paient le prix de leur impuissance dans leur commerce – aujourd’hui « interdit » – avec l’Iran. Plutôt trop tard, l’UE propose d’abandonner le pétrodollar pour l’euro pour ce qui concerne leurs achats de pétrole iranien ; mais selon toute probabilité, cela ne servira à rien. Les dirigeants de l’UE sont choqués et irrités par le caractère impitoyable avec lequel les États-Unis ont l’intention d’étrangler tous les échanges commerciaux de l’UE avec l’Iran.
Ce qui est intéressant ici, c’est la façon dont la Chine perçoit la nature de la friction avec les États-Unis et ses causes profondes : elle commence par un avertissement clair par le biais d’un éditorial du Global Times : « Lorsque le deuxième cycle de négociations commerciales s’est terminé la semaine dernière, un certain nombre de médias [américains] saluaient la fin de la menace de guerre commerciale. Certains ont même déclaré que la Chine avait remporté le premier cycle de négociations avec les États-Unis : Cette conclusion est totalement erronée et l’idée que les frictions commerciales ont été résolues est sans fondement. Il n’y a pas encore eu de guerre commerciale, juste une série d’avertissements… » (c’est nous qui soulignons). L’auteur poursuit en disant que les déficits commerciaux des États-Unis ne sont pas à l’origine des frictions entre les deux États : « Le véritable coupable est le monopole du dollar américain sur le marché mondial », et l’utilisation forcée du dollar pour régler les paiements. Les États-Unis doivent « éviter l’offre excédentaire du dollar et permettre une plus grande utilisation d’autres monnaies comme le yuan et l’euro pour promouvoir une offre de devises plus équilibrée… [et] les États-Unis doivent modifier leur politique monétaire ».
Le président Poutine dit la même chose : en s’adressant au parlement russe, il a dit que « le monde entier voit que le monopole du dollar n’est pas fiable : c’est dangereux pour beaucoup, pas seulement pour nous ». Il a ajouté que les sanctions et les actions commerciales par l’intermédiaire de l’OMC sont de plus en plus souvent utilisées de manière inappropriée par les États-Unis, principalement pour obtenir un avantage concurrentiel ou pour freiner le développement économique des concurrents (une plainte chinoise majeure).
En d’autres termes, ils veulent que l’ordre mondial dirigé par les États-Unis soit assaini, tout comme Trump souhaite voir le marais de Washington assaini.
Trump semble cependant heureux d’utiliser des tactiques de « marais » vers le monde extérieur afin de rendre l’Amérique à nouveau grande (même s’il dénonce le « marais » de l’establishment chez lui), mais le monde non-occidental est aussi complètement désenchanté par les tactiques de « marais de l’ordre mondial » que l’est la base de Trump : Ils veulent que l’hégémonie du dollar disparaisse, que leurs propres souverainetés soient restaurées – et ils se regroupent politiquement pour y parvenir. Ses parties, bien que distinctes, semblent s’assembler.
Le chantage quasi mafieux de Trump envers la chancelière Merkel (« abandonnez Nord Stream II, ou nous allons vous démolir, vous les Allemands, en termes d’acier et d’aluminium »), catalyse d’abord la possibilité d’une réorientation majeure de la politique européenne.
La résolution européenne sur les sanctions à l’encontre de la Russie a longtemps été chancelante : Les entreprises allemandes et italiennes ont été durement touchées financièrement, et c’est essentiellement Merkel qui tenait la « ligne » européenne. Ces sanctions européennes sont uniquement liées à l’Ukraine, et la chancelière a parlé de l’Ukraine avec Poutine à Sotchi. Là-bas, à Sotchi, Poutine a proposé deux idées : une force de maintien de la paix de l’ONU pour l’Ukraine et la poursuite du transit du gaz russe par le corridor ukrainien (un point européen majeur) – si cela s’avérait commercialement viable.
Si ces pensées s’avèrent fécondes, cela permettrait à Merkel de prendre les devants « l’inévitabilité d’un “non” italien au renouvellement des sanctions à l’encontre de la Russie en septembre ». Elle pourrait être « à nouveau en tête » : faire avancer une initiative à elle – un baume à l’ego européen après l’expérience décevante de la JCPOA. Apaiser ainsi l’irritant ukrainien permettrait aussi à une Allemagne – aujourd’hui, dans cette nouvelle ère tarifaire américaine, encore moins ouverte à prendre un « coup » sur la dette européenne défaillante, ou à refinancer l’infrastructure française – de considérer la Russie comme un partenaire naturel. Elle pourrait aussi lui permettre de désamorcer quelque peu la « bombe » de l’immigration en convenant avec Poutine d’un mécanisme par lequel une partie du million de réfugiés syriens en Allemagne rentreraient chez eux. La semaine prochaine, Merkel se rend en Chine, pour voir comment détourner la pression américaine sur l’Europe pour se ranger du côté de l’Amérique – contre la Chine. Nous pouvons trouver, au contraire, que l’Allemagne finit par se rapprocher de la Chine, qui a beaucoup investi en Allemagne, plutôt que des États-Unis (bien que l’Allemagne ne puisse pas facilement éviter d’être le centre de cette lutte commerciale).
Bien sûr, « l’Establishment » anglo-saxon fera presque n’importe quoi pour empêcher le centre de gravité politique de se déplacer des rives de l’Atlantique vers l’est. Le chef du Service de sécurité britannique (MI5) a déjà été envoyé en mission par Washington pour médiatiser la « menace » russe à un rassemblement de trente États européens ; et l’envoyé américain à Kiev, Kurt Volker, a annoncé le soutien militaire américain pour reprendre les républiques autoproclamées de Donetsk et Lugansk.
En même temps, pour le Japon, la péninsule coréenne a longtemps été considérée comme une zone tampon entre le Japon et le continent. Sa division, cependant, et la présence américaine dans le sud, avait semblé être le garant de la zone tampon. Mais ensuite, le Sud a donné à Moon un mandat pour la réunification – et Jong Un, en réponse, a entamé spectaculairement son offensive de charme. Le statu quo du tampon qui avait été acquis, n’était évidemment plus un acquis. Il pourrait y avoir un accord et, même potentiellement, avec le temps, une influence chinoise accrue. Le professeur Victor Teo a noté que « l’accord de Trump pour rencontrer le leader nord-coréen Kim Jong-un, avait contourné Abe [Premier ministre du Japon, NdT] et lui avait coupé l’herbe sous le pied ».
Même si cela n’est qu’une possibilité, c’est un problème grave pour le Japon, qui perdrait son tampon avec la Chine – et, selon l’ampleur de tout retrait supposé des États-Unis de la région – perdrait également son parapluie de défense. Tout aussi troublant, note Politico, était « le revirement apparent de Trump sur le partenariat trans-pacifique. En janvier 2017, trois jours après le début de sa présidence, Trump a renié l’accord de partenariat trans-pacifique comprenant 12 pays de Barack Obama, qui refrénait la Chine ». « Il a humilié Abe qui, 67 jours plus tôt, s’était précipité à la Trump Tower pour éviter la sortie du TPP de Washington. Douze mois plus tard, Trump a ajouté du sel à ces blessures en adoptant une politique de faiblesse du dollar et en imposant des droits de douane sur l’acier et l’aluminium – 25 % et 10 %, respectivement. Il a accordé des exemptions au Canada, au Mexique et à d’autres pays, mais aucune pour son meilleur ami Abe. Puis vint la proposition de Trump qui proposait 150 milliards de dollars de taxes sur les marchandises en provenance de la Chine, le principal marché d’exportation du Japon ».
Il n’est donc pas surprenant qu’Abe ait pris contact avec la Chine, à la fois pour se protéger contre les États-Unis en matière de préoccupations tarifaires et pour insérer le Japon dans les discussions stratégiques sur l’avenir de la Corée (le premier ministre chinois Li Keqiang s’est rendu officiellement à Tokyo le 9 mai pour participer à des pourparlers trilatéraux avec les dirigeants japonais et sud-coréens).
Le fait est que cette réorientation trilatérale des relations a fait suite à des discussions économiques de haut niveau entre la Chine et le Japon le mois dernier, et rappelant l’avertissement clair de la Chine concernant le problème du dollar et la nécessité d’élargir l’utilisation du yuan et d’autres monnaies dans le commerce, il n’est pas difficile de deviner que le commerce sino-japonais sera progressivement « dé-dollarisé », si ces discussions aboutissent.
Dans le même ordre d’idées, Lawrence Sellin du Daily Caller rapporte que :
« Les efforts de la Chine en faveur de la coopération Iran-Pakistan ont également porté leurs fruits. Ces derniers mois, il y a eu une vague d’accords dans les domaines du commerce, de la défense, du développement des armes, de la lutte contre le terrorisme, des banques, des services ferroviaires, de la coopération parlementaire et, plus récemment, de l’art et de la littérature.
Des discussions secrètes sur la sécurité entre les autorités militaires chinoises, pakistanaises et iraniennes se poursuivent depuis au moins un an. La construction prévue d’une base navale chinoise sur la péninsule pakistanaise de Jiwani, immédiatement à l’ouest de Gwadar, près de la frontière iranienne a donné une impulsion majeure à ces discussions.
Une alliance Chine-Iran-Pakistan aurait des ramifications majeures pour la politique étrangère des États-Unis. Pour commencer, cela rendrait nos efforts actuels en Afghanistan intenables, provoquant très probablement une sortie américaine dans les conditions dictées par les Chinois et les Pakistanais. Cela déclencherait le début d’une stratégie anti-accès et de refus de zone contre la cinquième flotte américaine dans la région du golfe Persique et de la mer d’Arabie, semblable à ce que les Chinois ont tenté de mettre en œuvre contre la flotte américaine du Pacifique dans la mer de Chine méridionale. Même la simple éventualité d’une telle alliance pourrait donner aux Iraniens une influence considérable face aux sanctions américaines. »
L’Iran a déjà rejoint la zone de libre-échange économique de l’Asie de l’Est – et le 9 juin, il participera également au sommet du Conseil de coopération de Shanghai 2018, en Chine. (Il semble que l’Iran n’ait pas exactement été ostracisé après la dénonciation du JCPOA).
Cependant, ce qui relie ces nombreuses pièces au puzzle, c’est le point de vue chinois (et russe et iranien) selon lequel le yuan et l’euro doivent être plus facilement disponibles en tant que monnaies dans lesquelles le commerce est effectué – et « que les États-Unis doivent modifier leur politique monétaire » (c’est-à-dire mettre fin à leur oscillation entre les cycles du dollar fort et faible, ce qui a été si profitable pour les institutions financières américaines, mais mortel pour les marchés émergents). Pratiquement tout le monde est d’accord sur ce point maintenant.
Pour ce faire, la Chine doit élargir et approfondir la base du yuan et fournir un marché liquide de la dette souveraine chinoise. Le marché à terme du pétrole de Shanghai a déjà un impact sur le renforcement du marché des obligations souveraines de la Chine (les traders y stationnent leurs liquidités en Yuan, sachant qu’en fin de compte, le Yuan peut être racheté contre de l’or). Les sanctions américaines à l’encontre de l’Iran donneront un nouvel élan, le pétrole iranien étant vendu à Shanghai. La Bourse des métaux de Londres, qui appartient à des Chinois, a récemment annoncé qu’elle commencera à négocier des options sur les matières premières en yuan. Bientôt, nous aurons des points de référence pour les produits de base basés sur le yuan. Dans l’ensemble, l’utilisation du dollar dans le commerce non américain est en train de se réduire progressivement.
Mais la deuxième exigence chinoise de réinitialisation du monde du commerce « que les États-Unis modifient leur politique monétaire », semble se produire par hasard en raison d’une dynamique financière intérieure autonome : Le « dollar faible » de Trump a cédé la place à une valeur plus élevée du dollar (pour diverses raisons). Il fournit les conditions parfaites pour que la Chine dévalue doucement le yuan (qui s’est apprécié par rapport au dollar ces derniers mois), et pour que l’Europe fasse de même, dans des cours flottants coordonnés à la baisse par rapport à un dollar en hausse. La baisse de la valeur de change du yuan et de l’euro ne fera qu’inverser partiellement ou totalement l’impact des sanctions américaines sur les exportations vers les États-Unis. Cette coordination monétaire pourrait-elle aussi être à l’ordre du jour de Merkel la semaine prochaine en Chine ?
Si ces politiques américaines ne sont pas viables, que faire alors ? Le principal défaut de la doctrine de l’effet de levier maximal néo-con est l’absence d’une échelle facile à gravir qui ne semble pas être une humiliation nationale américaine. Habituellement, si la pression ne fonctionne pas, on suppose que c’est parce qu’il n’y en avait pas assez – par exemple, Trump attribue les faiblesses du JCPOA à Obama qui n’a pas laissé les Iraniens « mariner » dans les sanctions assez longtemps. Obama a réduit les pressions trop tôt, de l’avis de Trump – et a donc obtenu un « accord imparfait ».
Une question plus profonde – et celle soulevée par les Chinois à l’égard de la Corée du Nord – est que les autres ne pensent pas comme le président Trump. L’utilitarisme radical évident quand Trump dit que Jong Un sera « plus en sécurité, plus heureux et plus riche » s’il accepte l’ultimatum de Trump reflète précisément le matérialisme superficiel, sur lequel la tendance politique mondiale s’est inversée. L’appel dit « populiste » à un retour aux valeurs nationales traditionnelles est précisément un rejet de la politique utilitariste de type JS Mills. C’est, pour ainsi dire, le désir de redevenir humain, d’une façon plus heureuse.