Mondial 2018 : le pari de Poutine

Régis Genté publie Futbol (Allary Editions), un ouvrage éclairant, consacré à l’histoire de la Russie à travers le football. Tout est dans le sous-titre: « Le ballon rond de Staline à Poutine, une arme politique ». « Aujourd’hui comme hier, le régime instrumentalise ce sport, dont l’importance est hautement symbolique »‘, rappelle l’auteur.

Que représente le Mondial, pour Vladimir Poutine ?

Régis Genté. Pour tout pays organisateur, c’est une vitrine extraordinaire. Le 15 juillet prochain, entre un et deux milliards de téléspectateurs regarderont la finale, disputée au stade Loujniki, à Moscou. Pour la Russie, qui organise un Mondial pour la première fois, l’enjeu est également symbolique. Plus que jamais, ce pays est obsédé par son besoin de reconnaissance par l’Occident. Sur les théâtres de conflit au Moyen-Orient comme sur les terrains de sports, Moscou veut parler d’égal à égal avec les capitales occidentales. La Coupe du monde lui en donne l’occasion.

Selon l’expression de l’historien Georges Sokolov, la Russie est une « puissance pauvre » dont les capacités réelles, économiques notamment, ne sont pas à la hauteur de ses ambitions politiques. Aller sur le terrain du symbolique permet de compenser cette défaillance. C’était vrai sous Staline qui, dès 1937, décide d' »affronter la bourgeoisie », dans les compétitions sportives comme ailleurs. C’était vrai aussi pendant la Guerre froide, bien sûr. Cela tient aux fondamentaux, disons géostratégiques, de la Russie.

En 1960, la victoire de l’équipe soviétique au premier Championnat d’Europe des nations est présentée par Moscou comme la preuve de la supériorité du modèle socialiste sur le capitalisme. Le Ballon d’or de Lev Iachine, du Dynamo de Moscou, en 1963, le seul jamais remporté par un gardien de but, est vécu comme une victoire dans l’affrontement Est-Ouest au même titre que la mise sur orbite du satellite Spoutnik ou la domination russe dans le domaine des échecs.

Poutine, lui aussi, se mesure symboliquement à l’Occident afin d’en tirer un bénéfice politique en termes d’image. C’était l’idée sous-jacente des Jeux olympiques d’hiver, à Sotchi, en 2014, avec des cérémonies d’ouverture et de clôture, conformes aux codes de la modernité des shows occidentaux. Ces J.O. devaient d’ailleurs être suivis par un sommet du G8 à Sotchi, finalement annulé en raison de l’annexion de la Crimée [le G8 s’est dès lors transformé en G7].

Mais comment se mesurer à l’Occident avec une sélection aussi faible que le onze russe actuel ?

La sélection nationale est en effet l’une des plus faibles jamais alignée. Pour comprendre, remontons en arrière. Après la fin de l’Union soviétique, en 1991, 3500 entraîneurs et 7000 athlètes russes quittent le pays. A l’époque les clubs mythiques de notre enfance -Spartak Moscou, Dynamo de Kiev, Lokomotiv Moscou- disparaissent des écrans européens. Le football russe ne s’en est toujours pas relevé.

Cette bérézina tient à leur modèle économique. Ces clubs avaient de fortes identités remontant aux débuts de l’URSS. Le Spartak était adossé aux Jeunesses communistes et à des coopératives alimentaires ; le Dynamo, à la police et au KGB ; le CSKA, à l’Armée rouge. Le Lokomotiv était financé par l’industrie du chemin de fer et le Torpedo, par les usines de voitures ZIL. Avec la fin de l’Union soviétique, ce modèle s’effondre.

Cependant, dès 2002, Poutine lance une profonde réforme du sport, qui sera bientôt baptisée « Rossiya – sportivnaya derjava » (Russie – puissance sportive), le mot « derjava » étant un vieux mot russe pour désigner la « puissance » de l’empire des Tsars. Cela en dit long sur l’importance du sport pour le Kremlin aujourd’hui. Poutine demande alors aux oligarques de prendre en charge les clubs de football. Gazprom devient ainsi le sponsor du Zenith de Saint-Pétersbourg (la ville de Poutine et de Gazprom) et le pétrolier Lukoil celui du Spartak.

La société des chemins de fer russes RJD investit, elle, dans le Lokomotiv. Et, au nom du patriotisme, Roman Abramovitch, déjà propriétaire du club londonien de Chelsea, est prié de sauver le CSKA Moscou.

Seul problème: ces hommes d’affaires comprennent vite que ce sport génère peu d’argent en Russie et que les droits de retransmission télévisuelle sont faibles. Bref, le potentiel économique du foot russe est inexistant. Et le programme de sauvetage de ce sport ne produit pas les résultats escomptés. On en est là.

Aujourd’hui, Poutine ne peut que croiser les doigts. Et espérer que la sélection russe ne se fasse pas humilier sur son terrain. Cela étant dit, le président entend surtout rappeler qu’après Sotchi, la Russie est un pays capable d’organiser un événement planétaire, quoi qu’il en soit de la nature de son régime. Pour cela, la modernité de la Russie sera mise en avant, à travers l’esthétique de ses stades par exemple… pour mieux cacher les aspects peu reluisants du pays : pauvreté qui affecte une majorité de Russes, corruption, absence d’Etat de droit…

Pour le pays organisateur, quels sont les risques ?

Le premier danger, c’est le terrorisme. Lors des Jeux olympiques de Sotchi, en 2014, les autorités avaient bouclé la région pendant plusieurs semaines. Les choses s’étaient bien passées : pas d’attentat pendant les Jeux. À nouveau, les services de sécurité sont sur les dents. Mais cette fois, la situation est plus complexe avec une compétition éclatée géographiquement.

L’autre risque, ce sont les hooligans et les risques de dérapages verbaux racistes. A priori, ce problème est maîtrisé. Ces derniers mois, les hooligans fichés par la police ont reçu la visite du FSB (services de sécurité) plusieurs fois par semaine. Sous pression, certains ont décidé de se mettre au vert en partant en vacances à l’étranger, pendant la durée du Mondial afin que les autorités les laissent tranquilles.

Enfin, il y a un défi logistique lié à l’étendue du pays. Les distances sont telles que, faute d’avions, nombre de supporters auront du mal à atteindre les stades les plus éloignés de Moscou. Il est possible que certains ne soient pas remplis.

Sur quels critères les onze stades ont-ils été choisis ?

La volonté du Kremlin a sans doute été de souligner la diversité du pays. Avec les villes hôtes, là aussi, les autorités manient les symboles. Avec Saransk -une ville davantage connue pour sa colonie pénitentiaire que pour son club de foot, qui évolue en troisième division- la Russie met en avant son caractère pluriethnique. Capitale de la Mordovie, à 500 kilomètres de Moscou, Saransk, qui accueille quatre matchs de premier tour, est également connue pour l’un de ses citoyens d’honneur illustres : Gérard Depardieu.

Autre exemple : Kaliningrad (quatre matchs également). Avec cette ville située sur le petit territoire russe enclavée entre la Pologne et la Lituanie, Poutine rappelle aux Occidentaux que son pays possède un pied ferme en Europe. Moscou y a d’ailleurs déployé des armes nucléaires ces derniers mois.

Quant au choix d’Ekaterinbourg, à 2000 kilomètres de la capitale, à l’est des monts Oural, où la famille du tsar Nicolas II fut exécutée, c’est une façon de souligner que la Russie se situe à cheval sur deux continents, l’Europe et l’Asie. L’équipe de France y rencontre le Pérou, le 21 juin.

Existe-t-il un style de jeu russe, comme on le dirait du Brésil ou de l’Angleterre ?

C’était le cas à l’époque soviétique, plus maintenant. D’abord, dès les années 1930 aux pires moments du stalinisme, le style des équipes était déterminé par les enjeux politiques dont ils étaient porteurs. A Moscou, on pouvait par exemple soutenir le Spartak, club des Coopératives, avec son jeu spontané, pour mieux pouvoir s’opposer au Dynamo, le club du NKVD (police politique), qui, lui, développait un style rigide et discipliné.

Une autre tendance tient aux racines du bolchevisme qui voulait « rationaliser la vie », y compris le foot. Sous l’impulsion du mythique entraîneur du Dynamo de Kiev Valery Lobanovsky, les Soviétiques ont concrétisé à partir des années 1970 l’utopie d’un « football scientifique ». A la tête du club, il s’entoure de médecins, de statisticiens, de scientifiques. Lobanovsky décide de mettre en équation toutes les performances des joueurs afin de les analyser et d’améliorer leurs rendements.

Pour savoir comment se comportent les organismes des sportifs, ils mesuraient tout. Pression artérielle à la fin des entraînements, dépense d’énergie, distance parcourus, nombre de passes, différentes positions sur le terrain, temps de récupération, masse musculaire : toutes ces données sont croisées. L’objectif ? Être le meilleur, d’abord en URSS, et sur la scène européenne, en créant un footballeur sovieticus, un joueur-machine.

Dans notre livre Futbol (Allary éditions), le légendaire ailier gauche Oleg Blokhine raconte comment tout était calculé, recalculé, analysé. A l’époque, rien n’est laissé au hasard, tout est sous contrôle. Lobanovsky répète à ses joueurs que le terrain de football est un échiquier et les joueurs, des pions vivants. Et ça marche ! Entre 1961 et 1991, le Dynamo de Kiev remporte treize championnats d’URSS. Plus important : en 1975, le club crée la surprise et marque à tout jamais l’histoire du foot européen remportant le doublé Coupe des vainqueurs de coupes et Supercoupe de l’UEFA. Mais tout cela, c’est du passé.

Tout comme la Russie a reculé sur un plan géopolitique par comparaison avec l’époque de l’Union soviétique, le football russe n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut, même si l’argent des grosses entreprises, publiques et privées, a permis d’obtenir quelques succès.

Régis Genté