Stephen F. Cohen, professeur émérite d’études et de politique russes à NYU et à Princeton, et John Batchelor poursuivent leurs discussions (généralement) hebdomadaires sur la nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Russie. (les comptes rendus précédents de ces conversations, qui en sont maintenant à leur cinquième année, peuvent être consultés sur TheNation.com.
Le 9 mai, lors d’un événement public parrainé conjointement par le Harriman Institute de l’Université Columbia et le Jordan Center for Advanced Russian Studies de l’Université de New York, Cohen et McFaul, un professeur de l’Université Stanford et ancien conseiller principal du président Obama pour la Russie à la Maison-Blanche, puis son ambassadeur à Moscou, ont débattu d’un sujet historique crucial mais aussi terriblement d’actualité : « La nouvelle guerre froide américano-russe : qui est responsable ? » Cohen soutient que des politiques américaines malavisées menées depuis les années 1990 sont largement responsables. McFaul, s’inspirant des thèmes de son nouveau livre, From Cold War to Hot Peace, soutient que c’est le leader de la Russie depuis 2000, Vladimir Poutine,qui est à blâmer. (Une vidéo du débat entier est disponible ici).
Batchelor rapporte plusieurs déclarations de Cohen et McFaul lors de l’événement, dont Cohen et lui discutent. Parmi les principaux points soulevés par Cohen, on peut citer les suivants :
— La nouvelle guerre froide se déroule depuis plus de vingt ans sans véritable débat public – que ce soit lors d’élections, au Congrès, dans les médias, dans des think tanks ou des universités. Dans une démocratie, de tels débats sont le seul moyen de remettre en question et de changer la politique officielle. Par conséquent, les politiques malavisées de Washington à l’égard de Moscou ont été guidées par les mêmes hypothèses et principes sous-jacents depuis les années 1990. Cette situation diffère radicalement de celle de la guerre froide, longue de 40 ans, et durant laquelle la politique américaine était régulièrement débattue aussi bien à la base qu’au plus haut niveau, entre les années 1960 et les années 1980. Et ce manque de débat public est l’une des raisons pour lesquelles cette nouvelle guerre froide est plus dangereuse que la précédente. Par conséquent, souligne Cohen, si cette discussion parvient à créer un précédent et inspire plus de débats de ce genre entre les représentants de points de vue radicalement opposés, comme c’est le cas pour lui et McFaul, il n’y aura pas de perdants mais seulement des gagnants dans l’élaboration de la politique américaine envers la Russie.
— Cohen situe les origines de cette nouvelle guerre froide au moment où on annonçait la fin de la précédente. Les trois dirigeants qui ont déclaré que la guerre froide avait pris fin en 1989-1990 – les présidents Gorbatchev, Reagan et George H.W. Bush – ont publiquement convenu qu’il y avait été mis fin par la négociation et sans qu’il y ait eu « le moindre perdant ». Mais en 1992, Bush a changé à la fois le timing et les termes de cet événement historique, en le datant de la fin de l’Union soviétique en décembre 1991, soit deux ans plus tard, et en déclarant : « L’Amérique a gagné la guerre froide ». C’est ainsi qu’est né le triomphalisme américain et le sentiment d’avoir des droits qui, depuis, ont guidé la politique de Washington à l’égard de la Russie post-soviétique.
— Au même moment, en 1990, un autre accord majeur a été négocié avec succès, puis violé par Washington. En échange de l’accord de Gorbatchev pour qu’une Allemagne réunifiée (pays qui avait été l’épicentre politique de cette guerre froide) soit membre de l’OTAN, les puissances occidentales, dirigées par le président Bush, se sont engagées à ce que l’OTAN ne s’étende pas de « deux pouces vers l’Est ». La violation de cette promesse quelques années plus tard a conduit aux deux causes principales de la nouvelle guerre froide : aujourd’hui, l’OTAN, l’alliance militaire la plus puissante du monde, campe aux frontières de la Russie ; et au sein de l’élite politique russe, pas seulement Poutine, s’est installée la croyance durable que Washington a rompu à maintes reprises ses promesses, et même « trompé » Moscou.
— Dans les années 1990, le « partenariat stratégique et l’amitié » déclarés de l’administration Clinton avec la Russie étaient en fait guidés par un triomphalisme rampant. Avec une Russie gravement affaiblie et en crise profonde suite à la disparition de l’Union soviétique, Clinton a poursuivi une approche que Cohen appelle « le gagnant rafle tout » envers Moscou et, en coulisse, à l’égard du président russe lui-même, Boris Eltsine. Alors qu’Eltsine, physiquement malade et psychologiquement faible, était cajolé par Clinton sur les questions de politique intérieure et étrangère de la Russie, des légions de « conseillers » américains s’installaient partout dans le pays pour « s’immiscer » de la même manière dans la politique du pays, rédigeant des lois et des manuels, soutenant les politiciens et les partis qui avaient la préférence de Washington, et participant directement au truquage de la réélection d’Eltsine en 1996. Beaucoup d’Américains ont applaudi comme un progrès le pillage par une oligarchie des meilleurs actifs de la Russie, et certains ont même permis le transfert et le blanchiment de cette richesse mal acquise en Occident. On a ensuite assisté au début de l’expansion de l’OTAN vers l’est et, en 1999, au bombardement par les États-Unis de l’allié traditionnel de la Russie, la Serbie, avec l’annexion par l’Alliance de sa province du Kosovo, que le futur Président Poutine citera plus tard comme précédent pour justifier son action en Crimée. Pendant ce temps, alors que la Russie endurait sa pire dépression économique en temps de paix, durant laquelle quelque 75 pour cent de sa population sombrait dans la pauvreté et la misère sociale, Washington saluait le processus comme une « transition vers la démocratie et le capitalisme ». Elle s’est terminée en 1999, avec l’effondrement financier de la Russie et la démission d’Eltsine. Le contrecoup qui en a résulté aurait pu être bien pire pour les États-Unis que ne l’a été l’avènement de Vladimir Poutine, souligne M. Cohen.
— Malgré les désastreuses politiques américaines des années 1990, cette approche du gagnant-rafle-tout a continué sous le présidence de George W. Bush. Ainsi, suite à l’attaque du 11 septembre 2001 contre l’Amérique, le nouveau président russe Vladimir Poutine, dont l’autorité n’était pas encore incontestable, a apporté plus de soutien à la guerre des États-Unis contre les talibans en Afghanistan que tout autre pays, y compris des membres de l’OTAN. Poutine recherchait avec Washington le véritable partenariat stratégique qu’Eltsine n’avait pas réussi à établir. Au lieu de cela, il a obtenu en retour de Bush davantage d’expansion de l’OTAN, en direction maintenant des frontières baltes de la Russie ; une plus grande « promotion de la démocratie » – une « ingérence », pour reprendre le jargon du Russiagate, dans les affaires intérieures de la Russie ; et, ce qui est le plus préjudiciable à la sécurité russe (et internationale), le retrait unilatéral des États-Unis du Traité antimissiles balistiques, qui a abouti aujourd’hui à l’installation tout près de la Russie de défenses antimissile sur terre et en mer et, comme on pouvait s’y attendre, à une nouvelle course aux armements nucléaires.
— En 2008, à la suite d’une déclaration officielle de l’OTAN selon laquelle les anciennes républiques soviétiques de Géorgie et d’Ukraine deviendraient certainement membres de l’alliance, une courte guerre a éclaté entre la Russie et la Géorgie. Une enquête européenne officielle a conclu que le président géorgien était à l’origine de cette guerre. Ce que l’on ne sait pas, c’est si ce sont ses patrons américains de l’administration Bush qui lui ont conseillé de le faire. Quoi qu’il en soit, la Géorgie a été la première guerre américano-russe par procuration de la nouvelle guerre froide. D’autres, en effet, allaient bientôt suivre – en Ukraine, puis en Syrie. Plus, ou même pire, est peut-être aujourd’hui en préparation.
— McFaul soutient que la thèse de Cohen d’une approche triomphaliste sans fin envers la Russie post-soviétique est erronée, comme en témoigne le « reset » (la réinitialisation) des rapports avec Moscou initiés par Obama sous la présidence de Dmitri Medvedev. Selon McFaul (lui-même un acteur majeur du processus), il s’agissait d’une politique « gagnant-gagnant ». Cohen n’est pas d’accord, rappelant en détail qu’on a très peu offert et que Moscou a très peu reçu Moscou a été offert, alors que l’administration Obama a, elle, obtenu ce qu’elle voulait le plus : des sanctions russes contre l’Iran et l’élargissement russe des voies d’approvisionnement pour les forces des États-Unis et de l’OTAN en Afghanistan. Qui plus est, les choses se sont terminées par une autre promesse non tenue par les Américains. En échange de la non-utilisation par son « partenaire » Medvedev de son veto au Conseil de sécurité de l’ONU à l’attaque menée par les États-Unis contre la Libye en 2011, M. Obama et ses représentants, dont la secrétaire d’État Hillary Clinton, avaient promis de ne pas demander l’expulsion du dirigeant libyen. Mouammar Kadhafi fut finalement traqué et tué. Poutine, alors premier ministre, avait relevé « encore une autre duperie américaine ». Et les chances pour Medvedev d’effectuer un second mandat de président, comme l’espérait l’administration Obama qui avait œuvré en ce sens, ont été réduites à néant par son propre partenaire de « reset » à Washington.
— Ceci étant, McFaul et beaucoup d’autres continuent d’insister sur le fait que la nouvelle guerre froide et ses causes ont commencé avec le retour de Poutine à la présidence russe en 2012. Mais comme le montre la présentation historique de Cohen, ça n’est pas une clé de compréhension empirique ou analytique viable des développements passés ou actuels.
— Le résultat a-t-il vraiment été une nouvelle guerre froide ? Lorsque Cohen a mis pour la première fois en garde contre ce danger au début des années 2000, exprimant même ses premières inquiétudes pendant les années 1990 Clinton-Eltsine, on s’accordait assez largement à dire qu’une réédition de la guerre froide était impossible pour plusieurs raisons, principalement parce qu’il n’y avait plus de conflit idéologique fondamental entre les États-Unis et la Russie, comme cela avait été le cas entre le capitalisme démocratique et le communisme soviétique. A tout le moins, Cohen et McFaul s’accordent à dire qu’il y a maintenant un affrontement idéologique entre les valeurs démocratiques libérales de l’Occident dirigé par les États-Unis et les valeurs conservatrices, voire réactionnaires de Poutine. Cohen remet en question cette caractérisation simpliste des valeurs ou de l’idéologie de Poutine, mais la question n’a pas été directement traitée ici et le débat reste ouvert.
— Une série d’autres questions controversées sont discutées avant le débat, et la discussion Cohen-Batchelor se termine par la question des allégations de « Russiagate » concernant la « collusion » entre le président Trump et Poutine. McFaul considère apparemment que les allégations sont prouvées ou presque. Cohen ne le pense pas et craint que si Trump se retrouve face à une confrontation nucléaire existentielle avec la Russie, comme l’a été le président John F. Kennedy pendant la crise des missiles cubains de 1962, ces allégations empêcheront Trump d’éviter la guerre nucléaire en négociant avec le Kremlin, comme l’a fait Kennedy. M. McFaul n’a pas fait de commentaires à ce sujet, peut-être parce que le format du débat ne lui en a pas donné l’occasion. Ce qu’il en pense n’est pas clair. Mais nous tous, finit Cohen, nous devrions certainement, et de toute urgence, réfléchir très attentivement à cette possibilité qui n’est pas improbable.