Le président Trump a évoqué une telle éventualité, suggérant même une invitation de M. Poutine à Washington. Apparemment, cela semble être une bonne idée : amener de la détente entre la Russie et les États-Unis permettrait de relâcher un peu de vapeur de cette cocote-minute géopolitique sous haute pression.
Un sommet aurait pu sembler la bonne réponse – autrefois. Mais, sous Trump, la politique étrangère n’est plus ce qu’elle était autrefois. Elle évolue d’une manière quelque peu inattendue.
Au niveau officiel, les documents de politique étrangère et de défense de l’administration américaine ont emprunté leur propre voie, en commençant initialement par un mariage difficile entre les faits marquants de la campagne de Trump (sur le fait d’enrayer le déclin de la Rust Belt américaine et la nécessité pour les États-Unis de « gagner à nouveau ») et une « mariée » du Conseil de Sécurité National revêtue de la « robe » de la primauté mondiale des États-Unis façon Paul Wolfowitz. De là, à la faveur de la transformation ultérieure au cours de laquelle la Russie et la Chine se sont transmuées de « rivaux et concurrents » en pays séditieux (« puissances révisionnistes ») déterminés à détruire la « maison » mondiale, les États-Unis sont devenus, selon la dernière expression, un phénix nucléaire renaissant et dominateur.
Cette progression vers la domination ne collait pas avec l’image initiale de la campagne d’un président qui allait ramener les emplois perdus et renoncer aux aventures militaires. En ce qui concerne l’image de la campagne, qu’elle « repose en paix ».
Mais « ramener des emplois » s’est avéré aussi être moins une question de « deals plus intelligents » – et plus quelque chose dans la veine du modèle d’affaires de la mafia, genre « abandonnez le gazoduc Nord Stream Two immédiatement ou je vous brise le cou, les allemands » (c’est-à-dire que je réduis à néant vos exportations d’automobiles vers les États-Unis).
Pour résumer, nous avons en quelque sorte « voyagé » de Trump incitant au retour des emplois manufacturiers, en passant par un peu de carotte et de bâton, jusqu’au « rétamage » de tous les partenaires commerciaux de l’Amérique, avec des droits de douane élevés et des sanctions « massue » – c’est-à-dire un « art » de la négociation du type « ça ou rien », au lieu de l’Art de la Négociation, qui implique un minimum de négociation, plutôt que de rechercher la reddition sans condition de la partie adverse (comme dans le cas de l’Iran).
La nature du nouveau « gourdin », qui est maintenant manié par Trump, représente également un « pas en avant » (surtout en ce qui concerne l’Iran, où l’on ne prétend même plus vouloir autre chose que provoquer un changement de régime sec).
En fait, on a affaire ici au Trump « rétroactif » avec la récupération et la rénovation des leviers historiques de la puissance américaine (anglo-mondiale) : domination du système financier mondial, domination technologique et domination dans l’énergie (avec une puissance militaire prête à agir). La domination dans ces trois domaines a été la source de la suprématie politique pendant et après la seconde guerre mondiale.
Ce qui est essentiel dans tout cela, c’est que chaque progression dans le « périple » de la politique étrangère de Trump exprime un renforcement et une extension de la puissance américaine, plutôt qu’une stoïque acceptation du distingué déclin de l’Amérique. Bref, il s’agit de prolonger et de dynamiser le monde unipolaire – et donc de différer l’avènement du monde multipolaire.
Rappelons qu’au début de l’influence de Steve Bannon sur Trump, les choses étaient différentes. A l’époque, Bannon, s’inspirant de gens comme Evola et Guénon, était clairement multipolaire : l’Amérique voulait être culturellement américaine à sa manière – et par conséquent, pourquoi la Russie n’aurait-elle pas été russe, d’une manière qui lui soit culturellement propre ?
Alors pourquoi le président Trump inviterait-il le président Poutine à Washington – étant donné que l’ère Bannon a été remplacée par le désir de raviver culturellement les champs de l’ancienne suprématie « anglo-blanche » ?
Eh bien, une réponse pourrait être que Trump cherche à séparer la Russie de la Chine (considérant le président Poutine comme un membre supposé du « Club » culturel) – suivant la doctrine de Kissinger selon laquelle les États-Unis devraient toujours trianguler entre ces deux puissances – et que, de toute évidence, la Chine ne fait pas partie de ce que l’équipe Trump appelle l’héritage judéo-chrétien.
Mais pourquoi le président Poutine voudrait-il être placé dans une telle situation ? Soyons clairs : se ranger du côté de l’unipolarisme de Trump signifierait précisément la fin du multipolarisme, qui constitue la principale plate-forme politique des présidents Xi et Poutine, et la base de leur attrait en tant que leaders dans le reste du monde. Trump essaierait par la séduction de sortir Poutine du multipolarisme – une voie que M. Poutine ne peut pas emprunter.
Il est vrai que le président Poutine – malgré des pressions internes considérables – maintient toujours la porte entrouverte à une certaine entente avec Washington (du moins pour l’instant). Un signe de cela est qu’il a conservé un gouvernement orienté vers l’entente, plutôt qu’un gouvernement d’obédience militaire (encore une fois, du moins pour l’instant).
D’un autre côté, être invité par le Président Trump pour partager avec l’Amérique la domination de la production d’énergie (dans une sorte de « nouvelle OPEP ») peut-il constituer une carotte suffisante pour tenter le Président Poutine ? Encore une fois, ce serait problématique. Les États-Unis ont peut-être une position dominante sur le marché « spéculatif » du pétrole-papier, mais ils ne possèdent pas une position dominante sur le marché physique du pétrole (où les États-Unis peuvent être un producteur d’appoint, à la marge). L’Amérique n’est cependant pas dominatrice à ce stade, à moins que les États-Unis ne contrôlent les productions iranienne et irakienne, en plus du pétrole américain et de celui du Golfe (qu’ils contrôlent effectivement).
Pour que cette proposition soit réellement incitative, le président Poutine devrait donc tirer la conclusion que l’Iran ne peut pas soutenir le siège des sanctions de M.Trump et qu’il capitulera. Une soumission iranienne est-elle dans l’intérêt de la Russie ? Certainement pas : encore une fois, cela franchit la ligne rouge de l’attachement de la Chine et de la Russie au monde multipolaire. Il est clairement dans l’intérêt stratégique de la Chine et de la Russie qu’un élément-clé de n’importe quel monde multipolaire (l’Iran) ne soit pas la victime de l’unipolarisme de Trump.
L’Iran est-il susceptible d’imploser ? Non, en fait, vu de Moscou (et peut-être aussi de Pékin), les choses peuvent être vues sous un tout autre angle : l’Iran ne représente pas tant une victoire américaine éclatante pour les puissances unipolaires, mais plutôt l’inverse : l’Iran représente l’entrée de Trump dans un piège du « chaudron » (comme Tom Luongo l’a formulé).
Le « chaudron » est un stratagème militaire russe par lequel une apparente fragilité dans une ligne militaire défensive – telle qu’elle est perçue par un ennemi – incite ce dernier à attaquer, sans trop réfléchir, directement sur le point faible apparent – simplement pour découvrir qu’il vient de tomber par mégarde dans un encerclement progressif et inéluctable, derrière lui et autour de lui – qui mènera à l’anéantissement.
Qu’est-ce que cela implique en termes géopolitiques ? Luongo suggère que Trump va trop loin dans son désir de renverser à la fois le gouvernement et la « révolution » iranienne, pour que les États-Unis deviennent dominants dans le domaine de l’énergie. C’est le « pas de trop » et Trump agace tout le monde.
Pour que ses sanctions soient dévastatrices pour les Iraniens, Trump menace tout le monde, sanctionne et humilie tous azimuts, porte atteinte aux intérêts commerciaux – et chamboule tout sur le terrain du Moyen-Orient : il sanctionne l’Iran, réifie une autocratie saoudienne, méprise les Palestiniens – et considère la « ville sainte » (Jérusalem) comme s’il s’agissait d’une propriété de prestige sur un plateau de Monopoly, qui peut se négocier sur un coup de dés.
Pas étonnant que Moscou pense qu’il peut attendre : le paradigme est en train de s’inverser. Le monde frappe à la porte de Moscou. Les dirigeants européens qui – jusqu’à récemment – rivalisaient de rudesse à l’encontre du président Poutine, entonnent maintenant la chanson « L’Europe a besoin de vous ». Bien entendu, il ne s’agit là que de rhétorique de la part d’une Union européenne affaiblie et meurtrie, et son fondement, si tant est qu’il y en ait, reste à voir.
Avec la quasi-totalité du monde sanctionné par le dollar, ou sanctionné par ricochet, les États sont très remontés. Et comme le commerce mondial est sanctionné et en recul, les liquidités en dollars vont certainement s’évaporer partout dans le monde – et pas seulement sur les marchés émergents – alors que les fonds recherchent la sécurité, à travers des actifs tangibles et facilement négociables. C’est à ce moment-là que les dettes libellées en dollars américains seront ré-libellés en « autres » – et que la dé-dollarisation prendra son essor, réellement.
Non, on ne voit pas pour quelle raison M. Poutine se rendrait à la Maison-Blanche – du moins pas avant que les élections de mi-mandat, en novembre aux États-Unis, soient passées et que le passage au rouleau compresseur de Trump dans le monde, avec l’application en août du train principal des sanctions, soit terminé – et que les conséquences apparaissent clairement. Non, à moins que M. Poutine ne veuille simplement prendre date maintenant, et qu’une fois que tout se sera décanté, un Trump échaudé, bien sûr, sera à ce moment-là le bienvenu à Moscou