Jeudi dernier, le général Mattis a déclaré à la Commission des forces armées du Sénat américain qu’il pense qu’une confrontation militaire entre Israël et l’Iran en Syrie est de plus en plus probable : « Je peux voir comment ça pourrait commencer, mais je ne sais pas quand et où ».
Cela ne devrait pas être une surprise. Quiconque peut regarder à travers la fine membrane liquide de la bulle occidentale, peut voir la dynamique principale de « remplissage et renforcement » d’une telle manière qu’elle se referme inexorablement sur Israël. Cela devient « inexorable » : pas tant parce que les États du Moyen-Orient souhaitent la guerre (ce qui n’est pas le cas), mais parce qu’Israël se sent culturellement contraint de s’attacher au président Trump et à son équipe belliciste, ce qui fait d’Israël le principal collaborateur dans la « guerre » américaine pour affaiblir le projet politique et commercial unissant la Chine, la Russie et Iran, et le réduire à un l’état d’organisme non compétitif, affamé et affaibli.
La rhétorique belliciste de Pompeo et Bolton peut apparaître comme un élixir capiteux à certains Israéliens ; mais seulement : Le Moyen-Orient n’est pas le lieu pour être un collaborateur dans cette nouvelle « guerre » hybride américaine contre ces nouvelles dynamiques émergentes. La Chine, la Russie et l’Iran sont absolument déterminés. C’est « inexorable ». Israël se battra à contre-courant des événements et, en fin de compte, en étant totalement en désaccord avec le monde du Moyen-Orient, Israël tentera de le frapper et de l’affaiblir (comme nous l’avons vu la semaine dernière avec les attaques en Syrie) – et en fin de compte, il sera frappé : en retour. Et alors peut-être verrons-nous advenir une guerre plus large.
Qu’il s’agisse de l’audacieuse bande rouge Est-Ouest de l’énorme « Corridor routier » [ou « nouvelle route de la soie », NdT] de la Chine qui s’étend à travers l’Eurasie; ou, qu’il s’agisse du Heartland vertical russe à la « McKinder » [ à l’époque de la publication de la thèse du géographe Mackinder, le Heartland était l’espace principalement occupé par l’Empire russe auquel succédera l’URSS.Voir The Geographical Pivot of History, 1904, NdT], cœur des producteurs d’énergie , qui s’étend de l’Arctique, en passant par la Russie jusqu’au Moyen-Orient, approvisionnant les consommateurs à l’Est d’un côté et à l’Ouest de l’autre, une chose se détache clairement : L’Iran et la partie nord du Moyen-Orient se trouvent au milieu des deux cartes. Mais que les choses soient claires : si ces projets apparaissent avant tout comme commerciaux et énergétiques, il s’agit également dans leur essence de projets politico-culturels.
Ces deux visions – la carte chinoise et la carte russe – sont complémentaires. L’une met en évidence l’influence des ressources, et l’autre, ses flux et la fécondité économique concomitante susceptible de découler du flux d’énergie et du reflux des produits manufacturés le long de ce corridor. Dans cette sphère septentrionale du Moyen-Orient, c’est la Russie qui a un « poids » diplomatique et sécuritaire – et non l’Amérique. Dans cette région du nord, c’est la Chine qui a un poids économique et une réelle influence – et non l’Amérique.
Et non, il ne s’agit pas d’un écran de fumée et de miroirs résultant d’un « vide » imaginaire créé par les échecs en série de l’Amérique au Moyen-Orient. Ce sont des dynamiques réelles, transformatrices et dynamiques à l’œuvre ici.
Pour certains occidentaux égocentriques (et israéliens), rien de significatif ne doit apparaître au grand jour. C’est Politico, par exemple, qui nous dit cela :
« … la nouvelle Guerre froide n’est pas comme la guerre froide originale parce qu’elle manque d’une dimension idéologique… la tension actuelle entre les États-Unis et la Russie est un combat Seinfeldien sans aucune raison apparente : Poutine n’a pas d’objectif idéologique au-delà de la promotion de l’État russe, dirigé par lui et son clan ; il ne cherche pas d’adhérents en Occident, et n’a donc pas suscité de grandes rivalités entre deux systèmes… Après tout, Poutine ne prêche pas la révolution mondiale, qui était un élément doctrinal clé du communisme soviétique. »
Comment se fait-il que l’Occident est en quelque sorte « culturellement aveugle » aux grands changements en cours ? Il est vrai que ce qui se passe dans certaines parties du Moyen-Orient et de la Russie n’est pas de « l’idéologie » au sens d’un projet utopique coercitif, d’un ordre mondial, ordonné pour corriger les défauts humains, opposé à un autre, cherchant à réformer l’humanité tout entière d’une autre manière coercitive. Mais ce qui se prépare n’est pas « rien » : Il semble que, précisément parce qu’ils nient et vont à l’encontre de la notion même d’un ordre unique, global, culturel, humain fondé sur des règles, ces projets sont devenus totalement invisibles pour l’Occident.
Dans le cas d’Israël, nous ne pouvons pas être surpris. Theodor Herzl, le père du sionisme moderne, dans son livre Der Judenstaat, le document fondateur du sionisme écrivait : « Pour l’Europe, nous [l’État juif] constituerions une partie du mur contre l’Asie : Nous servirions d’avant-poste de la culture contre la barbarie ». En bref, Israël a été fondé spécifiquement en tant qu’Utopie européenne des Lumières, et par conséquent, et c’est compréhensible, les Israéliens ont du mal à imaginer que d’autres puissent contester culturellement ou technologiquement les Lumières européennes « Culture et Science ». Ehud Barak peut donc caractériser Israël comme une « Villa dans la jungle », avec un ton désobligeant envers les habitants de la jungle.
Cependant, sous Xi, la Chine dépeint le Parti communiste chinois comme l’héritier et le successeur d’un empire chinois vieux de 5 000 ans, abaissé par l’Occident maraudeur, et cherche à définir une identité chinoise fondamentalement en contradiction avec la modernité américaine. Le monde que Xi envisage est totalement incompatible avec les priorités de Washington – et donc avec celles d’Israël (sur sa trajectoire actuelle).
La Russie, elle aussi, tente de définir une « façon d’exister » qui est culturellement russe, à sa manière individuelle – et non pas un qui singe les modèles européens occidentaux, mais plutôt un modèle qui tend vers son pôle culturel et moral opposé. L’Iran et la Syrie (et peut-être aussi l’Irak) ne se tournent plus vers le modèle occidental de la politique, ou de la morale, pour l’imitation – ou lui accordent beaucoup d’estime.
Le fait est que c’est que dans le niveau supérieur au moins du Moyen-Orient (y compris l’Irak), les « coupeurs de têtes wahhabites » que les services de renseignement occidentaux, israéliens et saoudiens, ont favorisé ou renforcé contre Assad, ne sont pas seulement discrédités – ils sont détestés (par les sunnites autant que n’importe qui). On assiste à une lente détonation de « retour de flamme » de ces politiques (toujours en cours de mise en œuvre incidemment, en donnant à l’EI un refuge sûr, le long de la frontière Syrie-Irak). Cette région est finalement perdue sous l’influence occidentale. L’axe Russie-Chine-Iran est déjà la puissance de référence dans la région, même pour les États du Golfe.
Et l’Iran sera un acteur majeur. L’Occident a poussé la Russie et l’Iran plus près stratégiquement et militairement, et – pour Pékin – l’Iran est une plaque tournante absolument essentielle de la nouvelle route de la soie. Et, comme le note Pepe Escobar :
« Fidèles à la feuille de route d’intégration de l’Eurasie qui évolue lentement, la Russie et la Chine sont à l’avant-garde du soutien à l’Iran. La Chine est le premier partenaire commercial de l’Iran, notamment en raison de ses importations d’énergie. L’Iran, pour sa part, est un grand importateur de denrées alimentaires. La Russie vise à couvrir ce front… »
« Les entreprises chinoises développent d’énormes gisements de pétrole à Yadavaran et dans l’Azadegan du Nord. La China National Petroleum Corporation (CNPC) a pris une participation significative de 30% dans un projet de développement de South Pars – le plus grand gisement de gaz naturel au monde. Un accord de 3 milliards de dollars est en train de moderniser les raffineries de pétrole iraniennes, y compris un contrat entre Sinopec et la National Iranian Oil Company (NIOC) pour agrandir la raffinerie de pétrole d’Abadan, vieille de plusieurs dizaines d’années. »
En bref, il existe des forces puissantes dans certaines parties du Moyen-Orient qui ne sont plus favorables aux « priorités » occidentales (ni particulièrement favorables à l’hégémonie par procuration israélienne, qu’elles considèrent comme perturbant la stabilité régionale). Ces forces sont déjà puissantes et semblent destinées à devenir encore plus puissantes. Mais l’Amérique, selon la vision MAGA [acronyme de Make America Great Again, NdT] de Trump, a déclaré ces forces émergentes comme des « puissances révisionnistes » ou « États voyou », et l’establishment américain les considère comme des « menaces » majeures dans leur « guerre éternelle ».
La question est de savoir si les États-Unis trouveront en fin de compte les moyens d’accéder à ces forces émergentes ou s’ils entreront en conflit avec elles. C’est « la » question de notre époque. Dans le cas des États-Unis – si le conflit est le résultat – ce conflit peut encore rester hybride ; mais pour Israël, cette option est peu probable : il ne peut que passer à un conflit « chaud ».
Mais ce qui amène le conflit israélo-iranien à une crise possiblement imminente est un autre changement majeur – un changement qui pourrait transformer la position d’Israël au Moyen-Orient. Non seulement la région change d’une manière qui est de plus en plus incompatible avec les « priorités » de Washington, mais la seule qualité qui semble avoir distingué l’Occident – le rendant « exceptionnel » – était sa possession de la technologie – et cela aussi semble maintenant s’éloigner.
La querelle entre l’Amérique et la Chine porte essentiellement sur cette question : Trump affirme que la Chine a « volé » la technologie américaine (avec les emplois industriels américains). Certaines technologies ont peut-être été « pompées », mais la réalité est que les emplois et la technologie ont été volontairement délocalisés vers la Chine dans le but de gonfler les bénéfices des entreprises américaines.
Quoi qu’il en soit, la Chine, la Russie (et l’Iran) se sont approprié la technologie – et sont maintenant sur le point de surpasser la technologie de défense occidentale – ou sont déjà en train de la remplacer. Les États-Unis ne réussiront pas dans leur projet de contenir ou de réprimer l’innovation technologique de la Chine ou celle de la révolution technologique de défense de la Russie.
Ainsi, alors qu’Israël surveille son voisinage, il se rend bien compte que les États-Unis se désengagent progressivement du Moyen-Orient et que les puissances « révisionnistes » et « voyous » s’y engagent progressivement – « un échec stratégique majeur aux implications profonde », affirme Ehud Yaari, expert en sécurité israélien de renommée mondiale. Et il sait que le « leadership » de la technologie de défense occidentale a filé, comme le sable, à travers les doigts de l’Ouest.
Il n’est pas étonnant que ceux de la droite israélienne disent que la situation d’Israël, sa capacité à répondre à sa nouvelle situation, ne fera qu’empirer avec le temps : Qu’il n’y aura jamais une Maison-Blanche pour soutenir [Israël] de façon aussi irréfléchie, et que la supériorité aérienne d’Israël ne sera plus jamais ce qu’elle était autrefois – car des défenses aériennes plus nombreuses et plus étendues et de meilleures capacités privent Israël de l’espace aérien qu’il prenait pour un Carpe Diem acquis – Saisissez l’instant, exhortent ces politiciens, trouvez le prétexte à l’escalade, et les États-Unis suivront – dans notre sillage.
Mais ce n’est pas une affaire simple : il y a ceux de l’échelon de la sécurité et du renseignement israélien qui sont prudents : Israël ne peut soutenir un conflit pendant plus de six jours (estimation du général Golan), surtout s’il s’agit de plusieurs fronts. Israël pourrait-il aujourd’hui répéter l’expérience de la guerre des six jours (au cours de laquelle il a détruit l’armée de l’air égyptienne dans les quatre premières heures) ? C’est loin d’être certain. L’Iran et le Hezbollah recherchent depuis vingt ans une réponse asymétrique à la puissance aérienne israélienne et ont testé avec succès ses éléments au Liban lors de la guerre de 2006. Mais aujourd’hui, il y a de nouveaux missiles dans le nord. Israël peut-il être certain qu’il domine encore le ciel ? J’en doute.
Où en sommes-nous aujourd’hui ? Le secrétaire Pompeo s’est rendu à Tel Aviv la semaine dernière. Il semble qu’il ait autorisé Israël à utiliser les bombes anti bunker de plus petite dimension (GBu-39) contre les armements iraniens le 30 avril, qu’Obama a donné à Israël. Il semble qu’il a également soutenu Israël en élargissant unilatéralement la « guerre » de ce dernier à tous les Iraniens, où qu’ils se trouvent en Syrie. Israël défie l’Iran – ou la Syrie ou la Russie – de répondre à ces provocations, croyant qu’ils ne le feront pas – au moins jusqu’après le 12 mai (quand Trump doit décider s’il y a lieu de renoncer aux sanctions contre l’Iran dans le cadre de la JCPOA, une fois de plus).
Le président Poutine tente de garder le silence sur la guerre, mais le feu vert de Pompeo à Tel-Aviv pousse le président russe aux limites de la patience. Ses conseillers militaires le pressent d’activer les batteries S-300 contre les avions et les missiles israéliens.
Et après le 12 mai, et la décision de Trump (quelle qu’elle soit)… Eh bien, l’Iran a déjà promis des représailles pour l’attaque au missile T4 du 9 avril – le calendrier et la méthode restent à déterminer.
La perspective d’une guerre est finement équilibrée : La droite israélienne veut saisir l’instant présent (et – probablement – a l’intention de continuer, d’annexer la Cisjordanie, dans la confusion de la guerre). L’échelon militaire israélien (comme leurs homologues américains) est prudent. Ce sont eux qui doivent en payer le prix.
Et Trump ? Ah… les pressions internes augmentent. Il doit se présenter au Congrès à mi-parcours (ou, selon ses propres termes, les « démocrates le mettront en accusation »). Il y aura peu de récompenses électorales nationales maintenant, attendant sur le tapis roulant électoral pour le mois de novembre (pour la plupart, les récompenses nationales sont derrière lui). La politique étrangère est l’endroit où les évaluations de mi-parcours peuvent être gagnées (ou perdues). L’équilibre de la politique intérieure américaine sera déterminante.