Jean-Yves Le Drian, ministre de la « mafia » bretonne

Que devient l’ancien chef des Armées, omniprésent sous Hollande, effacé sous Macron ?

CHAPITRE 1. Où le ministre des Affaires Étrangères n’oublie ni sa Bretagne, ni la Défense

Ce 27 juin, Emmanuel Macron rayonne en sortant du bureau du souverain pontife. Cinquante-sept minutes avec le pape, plus que Barack Obama ! Vient le moment de présenter sa délégation. Parmi les présents, Jean Landousies, un prêtre morbihannais de 72 ans, membre de la secrétairerie d’Etat du Saint Père. « Il y a des Bretons partout. Les Bretons, c’est la mafia française », lâche le président français en arrivant devant Jean-Yves Le Drian, son ministre des affaires étrangères, tout ému de reconnaître un ami d’enfance dans l’ecclésiastique. « Mais on a une morale », réplique le ministre, sans démentir le constat de son président.

Depuis, les Bretons se déchaînent sur Internet, surpris et vexés d’appartenir à une branche méconnue de Cosa Nostra. Les uns se moquent de Macron, les autres se sentent offensés par cette comparaison douteuse. Un lapsus ? Ou bien le président n’a-t-il pas tout simplement dit ce qu’il pense ? Non des Bretons, mais de Jean-Yves Le Drian, de son entourage, et, surtout, de son lobbying en Bretagne. Mais aussi du temps où il s’occupait de la Défense.

Depuis son arrivée à l’Elysée, le nouvel élu sait que ce Breton-là est loin d’être aussi lisse qu’il voudrait le laisser paraître. Caché derrière une allure bonhomme se profile un baron politique madré, vieil éléphant du Parti socialiste. Et, même s’il a lâché la Bretagne sur ordre du nouveau président, Le Drian garde toujours les deux yeux rivés sur sa région, convaincu qu’il peut encore y jouer un rôle décisif. Tout est bon pour y retourner et cultiver son image de parrain de la politique locale.

Le 20 juin dernier, Emmanuel Macron a pu s’en rendre compte en partant deux jours en sa compagnie pour une virée bretonne. Une semaine avant, Le Drian, devenu ministre de l’Europe et des Affaires Etrangères, s’était déjà déplacé avec son secrétaire d’Etat entre Saint-Malo et le Mont-Saint-Michel, pour visiter le centre de loisirs Le Domaine des ormes. Une belle réussite locale, certes. Mais tellement loin des tempêtes du Moyen-Orient ou de la crise des migrants avec l’Italie, qui devraient être les priorités de Jean-Yves le Drian.

Cette affection envahissante pour la Bretagne, Emmanuel Macron ne peut guère la lui reprocher. « C’est 4 ou 5 millions de voix. Et Le Drian peut encore lui en apporter beaucoup », estime un journaliste breton. A la Défense, Le Drian avait deux conseillers pour la Bretagne, dont un dédié à la presse locale. Au Quai d’Orsay, il reçoit l’association des journalistes bretons, mais fuit la presse diplomatique. Avec les uns, il a tout à gagner. Et avec les autres et leurs questions gênantes, aurait-il beaucoup à perdre ? Le ministre est connu pour être prudent comme un chat.

Le vent du boulet

Depuis qu’il a quitté le ministère de la Défense pour celui des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian ne reçoit plus le gratin de l’armée française, dans le parc de l’Hôtel de Brienne, pour la traditionnelle réception de la veille du 14 Juillet. L’an dernier, il n’a pas dû regretter son changement de poste. Car ce jour-là, il aurait été contraint d’écouter sans broncher le discours, clair et sec, du président nouvellement élu adressé au chef d’état-major, recadré après ses propos sur le budget de la Défense, insuffisant à ses yeux.

« Il n’est pas digne d’étaler certains débats sur la place publique… Je suis votre chef », déclare le jeune président devant le général de Villiers, ses subordonnés médusés et son homologue américain, invité à Paris avec Donald Trump. « Les engagements que je prends devant nos concitoyens et devant les armées, je sais les tenir. Et je n’ai à cet égard besoin de nulle pression et de nul commentaire », ajoute Emmanuel Macron, entre deux gardes républicains qui, sabre au clair, veillent sur le nouveau Bonaparte.


S’il était resté à la Défense comme il le souhaitait si ardemment, Jean-Yves le Drian aurait probablement été un « dégât collatéral » de cette mise au point inédite. Car le général de Villiers, c’est lui qui l’a fait nommer. Son ami François Hollande a validé ce nom, comme il a arbitré plusieurs fois en faveur d’une rallonge du budget de l’armée, contre l’avis du ministère de l’Economie et des Finances, dont est issu Macron.

« De Villiers ne s’est pas rendu compte qu’avec Macron, énarque et inspecteur des finances, c’est Bercy qui a gagné l’élection présidentielle, confie un officier supérieur. Ils ne pouvaient pas se venger sur Le Drian, ils s’en sont pris à de Villiers. Avec Le Drian, qui s’appuyait sur son copain Hollande, les fonctionnaires des finances perdaient les arbitrages budgétaires. Avec Macron, Bercy a le dernier mot. » Ce 14 juillet 2017, le message est clair pour tous les ministres. Et surtout pour Jean-Yves Le Drian, qu’on n’a pas entendu depuis monter au créneau pour son nouveau ministère.

Il est vrai qu’il n’est pas à plaindre. Aux Affaires étrangères, le ministre voyage pour la République et loge au Quai d’Orsay, dans un palais flamboyant. Son coeur, cependant, est resté à l’Hôtel de Brienne. Sous Hollande, le Breton avait refusé de quitter les lieux pour rejoindre l’état-major dans ses nouveaux bâtiments de Balard, près du périphérique, dans le XVe arrondissement. Beaucoup moins chic que Saint-Germain et le VIIe, le quartier le plus aristocratique de Paris. « La République doit être majestueuse si elle veut être respectée. Les visiteurs sont impressionnés lorsqu’ils franchissent le portail de l’Hôtel de Brienne », justifie un proche du ministre. « Il a tant rêvé d’être ministre de la Défense », confie un autre proche. Un poste d’autant plus désiré qu’il a bien failli ne jamais l’obtenir.

CHAPITRE 2. Où le fils d’un ouvrier catholique de Lorient devient un notable socialiste

En 1991, Edith Cresson nomme Jean Yves Le Drian secrétaire d’Etat à la Mer. Celui-ci engage la réforme de la filière portuaire et déclenche la grève des dockers, qui refusent que leur statut, accordé en 1947, soit modifié. A Lorient, elle est suivie à 100 %.

 

L’enfant du pays est pris à partie par les gros bras. Pour calmer les esprits, il « rappelle que son grand-père paternel, Marcel Le Clech, avec qui s’était remariée sa grand-mère, était lui même docker », souligne Hubert Coudurier, le directeur de l’information du grand quotidien breton Le Télégramme, dans son livre Le glaive du président (Fayard).

Ce combat laissera des traces. Quand Pierre Bérégovoy arrive à Matignon, Le Drian n’est pas reconduit dans le nouveau gouvernement. Une conjuration de Bernard Tapie, le puissant patron de l’OM, et de la CGT du port de Marseille, souffle « Béré » au Breton, alors vice-président du conseil régional de Bretagne, qui s’est confié depuis à Hubert Coudurier. Sa « faute » ? La guerre qu’il a menée à la CGT. D’autres déconvenues l’attendent.

Le Drian est rattrapé par les affaires de financement occulte du Parti socialiste par des officines comme Urba-Gracco, en échange d’attributions de marchés publics. L’une d’entre d’elles a d’ailleurs payé ses notes d’hôtel au Sofitel Bourbon, quand, député, il siégeait plusieurs semaines par an à Paris. Il est mis en examen en septembre 1992 pour trafic d’influence et, malgré un non-lieu en 1998, entame une traversée du désert à l’échelle nationale. Son nom apparaîtra plus tard parmi les bénéficiaires supposés de rétro-commissions – de même que Charles Pasqua et Edouard Balladur – dans l’affaire des frégates de Taïwan.

Même si aucun enrichissement personnel n’est jamais apparu, l’homme est blessé. Il n’a pas mesuré qu’une époque se terminait avec un François Mitterrand malade, et un juge Van Ruymbeke qui s’attaquait de front au financement occulte des partis politiques. « Il a ressenti cela comme une profonde injustice », se souvient Hubert Coudurier. A ce moment-là, Jean-Yves Le Drian a le sentiment de retourner à la case départ, dans le Morbihan, où il est né en 1947.

Les oubliés de la Libération

Deux ans après la guerre, Lorient a encore des allures de champ de ruines. La vie reprend dans des conditions difficiles. Le ministère de la Reconstruction livre des baraques en bois en kit, les familles cultivent un carré de légumes à côté de leur bicoque pour améliorer l’ordinaire, fourni par des tickets de rationnement. Jean-Yves Le Drian naît dans l’une d’elles.

Sa mère Anne-Marie, surnommé Louisette, est née à Quimperlé. Jean, le père, est magasinier au Comptoir breton automobile qui vend des pièces détachées. Le couple s’est connu aux Jeunesses ouvrières chrétiennes (les JOC), qui regroupent de jeunes travailleurs croyants, désireux de s’engager pour plus de solidarité et de fraternité. Jean-Yves Le Drian grandit au milieu des rues en terre qui délimitent 28 cités, composées de ces maisons en bois. 

Une période qui a marqué la soeur cadette de Jean-Yves, Marie, écrivain, née en 1949. En 2007, elle publie un livre cartonné illustré de photos de l’époque, Au temps des baraques. Dans la Bretagne des souvenirs et des objets d’après-guerre (Liv’ Editions). Marie et sa soeur Thérèse occupent une chambre, Jean-Yves a la sienne, et les parents dorment dans le salon.

Chez ces chrétiens de gauche de l’après-guerre, la solidarité est concrète : le père aide les voisins à remplir les formulaires pour les impôts ou pour obtenir des allocations. La mère, elle, met sur pied des cours de rattrapage scolaire et organise des veillées de prière pour les malades. Le fils de la famille est bon élève, mais voit bien qu’il reste un gosse des baraques. « Vous savez ce que c’est que de regarder des enfants de bourgeois jouer au tennis à travers un grillage ? » confie un copain d’enfance au directeur du Télégramme.

Rapide ascension politique

Militant actif, Jean, son père, présidera la Confédération syndicale des familles. Il est passionné par l’histoire contemporaine, et notamment par le sommet de Yalta qui a partagé le monde. Pour assister à la signature des accords de paix de la guerre d’Indochine, Jean emmène sa famille à Genève. De quoi former une conscience. « Mon père m’a tracé une ligne », confiera Jean-Yves Le Drian à Hubert Coudurier.

Lui suit sa scolarité dans le « privé », à Saint-Louis, une institution catholique. Ayant atteint l’agrégation d’histoire, les cheveux mi-longs, c’est un militant de gauche chrétien qui ne ressemble guère au bonze conservateur d’aujourd’hui.

Après 68, il enseigne en Algérie, aux côtés du FLN, qui accueille les jeunes progressistes français ayant milité contre la colonisation française et la guerre. A la même époque, il témoigne en faveur des membres les plus violents du Front de libération de la Bretagne, considéré comme un « pays opprimé ».

L’avocat des indépendantistes, Jean-Pierre Mignard, le présentera à l’un de ses amis, le futur président François Hollande. L’ascension politique de Le Drian est rapide, portée par les succès électoraux de la gauche non communiste. Jeunesses ouvrières chrétiennes, Parti socialiste, suppléant, puis député de Lorient à 30 ans, en 1978.

Au début des années 80, un député du Morbihan, qui lui a mis le pied à l’étrier en politique, l’introduit chez les francs-maçons du Grand Orient de France. Les années passeront, l’attachement aux « frères » ne se démentira jamais. Certains y verront l’une des clés du fonctionnement du ministère de la Défense, que dirigera, plus tard Le Drian.

« A chaque pot de départ d’un collaborateur qui quittait l’hôtel de Brienne, la Rue Cadet [siège du GODF, dans le 9e arrondissement de Paris, NDLR] était là, se souvient un fonctionnaire. Dans leur traditionnel discours au ministre, les partants avaient coutume de rappeler leur agréable collaboration « en toute fraternité », multipliant les références maçonniques aux « frères » et « soeurs » avec lesquels ils avaient travaillé.

CHAPITRE 3. Où l’élu régional se métamorphose en chef de guerre

Quand François Hollande lui propose la Défense, Le Drian, alors président du Conseil régional de Bretagne, décroche enfin le poste qu’il attend depuis tant d’années. Une revanche sur les baraques de Lorient. Un juste retour des choses après l' »injustice » dont il estime avoir été victime en ayant été privé jadis d’un destin national par Pierre Bérégovoy. « Il s’est accroché jusqu’au bout pour devenir ministre sur le tard », résume Hubert Coudurier.

A 65 ans, l’élu breton, qui n’est jamais allé en Afrique, fait son entrée dans le prestigieux hôtel de Brienne. Il n’oublie pas que c’est grâce à sa chère Bretagne qu’il est là. Il a labouré sa terre natale, d’abord au nom du PSU de Michel Rocard, puis de Jacques Delors, puis, enfin, avec François Hollande dont il a été un soutien décisif. Il est surnommé le « saumon rose » tant il fait preuve d’agilité pour remonter les courants qui agitent le Parti socialiste.

Il n’arrive pas seul à la tête des Armées. Autour de lui, l’équipe de grognards qui l’entourait déjà en 2007, quand il était le conseiller défense de la candidate malheureuse à la présidentielle, Ségolène Royal. De fidèles qui resteront à ses côtés pendant tout le quinquennat Hollande, car il a besoin d’être rassuré, explique un militaire.

Un cabinet dévoué corps et âme

En fait, c’est cette task force qui propose, agit et démine en amont du ministre. « Conseiller spécial, Jean-Claude Mallet est le théoricien de l’équipe », affirme un officier. Énarque, normalien, agrégé de lettres, ce protestant spécialiste des religions a préféré servir l’Etat que la banque de sa famille. Diplomate, secrétaire général de la Défense nationale, ce bourreau de travail est l’auteur du livre blanc sur cette institution qu’il maîtrise depuis longtemps.

Avec lui, Cédric Lewandowski, ancien attaché parlementaire, devenu directeur de cabinet du président d’EDF, François Roussely. Franc-maçon, Lewandowsky prend du grade sous Le Drian : il est à la fois directeur du cabinet civil et militaire, et un ministre bis très vite redouté. Notamment parce qu’il a la main sur les affectations et les promotions.

Pour s’imposer, Le Drian a récupéré sous son autorité les ressources humaines, au détriment du chef d’état-major. Une énarque civile, ex-conseillère sociale, a repris les choses en mains. « Les militaires accaparaient le pouvoir. Le ministre le reprend. Ils n’ont pas à réfléchir. Ils n’ont qu’à obéir, clame le couple infernal Lewandowski-Mallet », se souvient un officier. « Chez nous, ce n’est pas le privé ! Un poste sensible dans un sous-marin ne nécessite pas le même profil que celui recherché à bord d’un bâtiment de surface. Idem au sein d’une unité para. »

« Un Etat dans l’Etat »

Lorsqu’un officier est au « tableau » pour être promu colonel, il est reçu par le « dir-cab » de Jean-Yves Le Drian. Une pratique inhabituelle, qui relève de l’adoubement, puisque pour l’impétrant, cela signifie qu’il doit son grade au ministre. « Au fil du temps, Le Drian était devenu un Etat dans l’Etat, analyse l’officier. Il était plus puissant que Hollande, qui s’était fait dépouiller de son domaine réservé. »

A l’Elysée, un homme refuse de s’incliner devant cette prise de pouvoir rampante. Le gardien du temple, le général Benoît Puga, un officier de la Légion qui a sauté sur Kolwezi, commandé le fameux 2e REP, les Forces Spéciales, le renseignement militaire. Il sert François Hollande comme il a servi Nicolas Sarkzoy, au poste très convoité de chef d’état-major particulier du président. Hollande écoute les avis de ce centurion, un professionnel pugnace qui a montré du courage partout où il a été engagé.

Devant lui, le cabinet de Le Drian doit en rabattre. Car Puga est aussi un fin stratège politique sachant s’adapter aux manoeuvres tortueuses qui se jouent dans les couloirs des palais nationaux. Au cabinet, on traite d' »abbé de cour » et de « courtisan » ce croyant catholique père de 11 enfants, dont deux sont officiers. Les conseillers de l’hôtel de Brienne, en s’opposant à lui, renforcent son pouvoir. Le Drian partage avec lui l’accès au président de la République à propos des « opex » (opérations extérieures), toujours valorisantes pour un ministre qui, comme lui, souhaite prendre une dimension nationale. Au Mali, les colonnes islamistes qui fondent dans leurs pick-ups vers la capitale, Bamako, vont lui en donner l’occasion.

Une quarantaine de voyages au Mali

En 2013, l’opération Serval commence sur le terrain avec le général Barrera, qui mènera ses troupes de Bamako à Gao, puis de Tombouctou jusqu’au massif de l’Adrar des Ifoghas, pour débusquer les groupes d’Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), qui combattront jusqu’à leur dernière cartouche. A Paris, se déroule une autre bataille, plus feutrée.

Au Centre de planification et de conduite des opérations, le chef d’état-major, l’amiral Guillaud, valide la tactique depuis la « cuve », dans les sous-sols du ministère. Au-dessus, des réunions parallèles se succèdent matin, midi et soir dans le bureau de Cédric Lewandowski, qui a placardé une carte du Mali sur un mur. Autour du directeur de cabinet, le sous-chef opérations, le général Castres ; le patron du renseignement militaire, le général Bolelli ; celui des opérations spéciales ; le numéro 2 de la DGSE, le général Frédéric Beth ; un diplomate du Quai d’Orsay. Les opérationnels montrent sur leurs ordinateurs des images satellitaires, des plans, des photos, au « ministre de la Guerre ». « Jean-Yves Le Drian participait surtout à la réunion de 19h, avant le conseil restreint à l’Elysée, se souvient un participant. Il était curieux, prenait des notes et interrogeait les généraux. »

Rien ne doit échapper au ministre, qui multiplie les voyages éclairs sur le terrain. Une quarantaine au Mali pour encourager les troupes et garder le contact avec les autorités. Peu d’interviews, car le ministre est avare de paroles. « Il n’est à l’aise qu’avec les journalistes de sa région. Beaucoup moins avec la presse nationale. Il est tétanisé et se rassure avec ses fiches », explique un journaliste breton. De fait, de son action au Mali il reste beaucoup de séquences télé et de doubles pages sur papier glacé, mais peu de commentaires sur les opérations.

« Premier-ministrable »

Le conseiller en communication a une astuce pour vendre son ministre. Pour les reporters, il est quasiment impossible de rejoindre les troupes à Kidal, dans le nord du Mali. « Si vous couvrez la visite du ministre, il y a une place dans l’avion. » Deux heures sur place, trois photos, quelques banalités devant la caméra et le tour est joué. Rester avec les soldats ? « Impossible. C’est le ministre ou rien. »

Peu à peu se construit l’image d’un homme d’Etat « churchillien » qui multiplie les apparitions sur le front : avec les soldats dans le désert, avec les pilotes devant leur Rafale, sur le porte-avions Charles de Gaulle, à bord d’un hélicoptère en vol, porte ouverte.

L’homme à l’origine de ces mises en scène s’appelle Sacha Mandel. « Il a réussi à faire d’un baron de province du Parti socialiste un premier-ministrable. Hollande lui a proposé la fonction à la fin de son mandat, avant Cazeneuve », affirme un proche. Ancien d’Euro RSCG – dirigé par le publicitaire Stéphane Fouks, ami de Manuel Valls et du criminologue et ancien grand maître du Grand Orient de FranceAlain Bauer -, Sacha Mandel est auprès de Dominique Strauss-Kahn pendant l’affaire du Sofitel, à New York. Il s’adapte à tout.

« Il vendrait de la glace aux Esquimaux », s’amuse un journaliste. Strauss-Kahn et lui n’ont pourtant pas le même style que Le Drian, remarié avec Maria Vadillo, d’origine espagnole, qu’il a connue sur les bancs de la fac et qui occupe le siège de vice-présidente du conseil régional de Bretagne… présidé par son mari, lequel passe beaucoup de temps à l’étranger pour vendre les produits de l’industrie de l’armement.

CHAPITRE 4. Où le « sens de l’humain » avec les tyrans permet de vendre des armes

« 256 voyages, 1,5 million de kilomètres, 64 pays visités », affirme Jean-Yves Le Drian avant l’élection présidentielle de 2017. Chaque contrat est annoncé haut et fort, sans que le financement en soit vraiment détaillé, ni les retombées sur l’emploi en France précisément chiffrées. Malgré ces déplacements incessants, il n’oublie pas sa chère Bretagne.

Toujours président du Conseil régional, Jean-Yves Le Drian s’y rend les weekends à bord d’un avion militaire qui se pose sur la base navale de Landivisiau. Là, le ministre de la Défense redevient pour quelques heures chef de l’exécutif local, visite l’entreprise familiale des pâtés Hénaff – qu’on trouve dans les rations de combat des soldats français – à Pouldreuzic, des entreprises innovantes à Lannion, rencontre des jeunes du plan « 47 000 formations pour l’emploi » à Bruz, se rend à l’exposition Grande Vitesse à Rennes. A croire que la France se résume à la Bretagne.

Alors qu’il devait quitter le gouvernement en 2015 pour présider la région, il impose à François Hollande de garder les deux casquettes : il ne peut pas lâcher son ministère en pleine guerre contre le terrorisme. Sous-entendu : une guerre où il est indispensable.

Ventes d’armes à tous les camps

Pour le défunt Serge Dassault, « il est le meilleur ministre de la Défense qu’on ait jamais eu ». C’est vrai qu’il y a de quoi réjouir l’avionneur. Le Drian à vendu des Rafale à l’export, ce que Nicolas Sarkozy n’avait jamais réussi à faire. Sa méthode ? Il a compris que sans accord stratégique, il n’y a pas de contrat. Pour acheter des armes, les Etats clients veulent la garantie de l’Etat français. Plus la confiance. Avec Le Drian, ils l’ont.

« C’est un homme discret, taiseux, un gage d’efficacité », affirme, dithyrambique, Gwendal Rouillard, « fils spirituel » du ministre, qui occupe aujourd’hui son siège de député de Lorient sous l’étiquette LREM. « Le talent de Jean-Yves, c’est son relationnel, poursuit-il. Il prête une grande attention à l’humain. Il se comporte avec les dirigeants du monde avec la même simplicité qu’avec ses administrés lorsqu’il était maire de Lorient », poursuit-il.

Gwendal Rouillard n’a pas oublié ce mercredi 22 avril 2015, à Doha, au Qatar, où il a assisté à la vente de 24 Rafale dans les salons du prince Al-Thani. « Dans l’avion du retour, Jean-Yves a même appelé directement Hollande pour se réjouir de de ce succès. » Un accord de coopération militaire a depuis été signé avec le riche émirat, qualifié en 2016 au Salon de l’industrie militaire navale de « partenaire stratégique de la France ». « Jean-Yves sait faire coïncider les intérêts français avec ceux de ses partenaires », insiste le député du Morbihan. Mais être trop à l’écoute de ses clients mène parfois le ministre à s’empêtrer dans des contradictions sans issue.

Ainsi, depuis, le Qatar, accusé par ses voisins de soutenir le terrorisme et d’être proche de l’Iran, est devenu la bête noire de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, qui l’ont mis sous blocus et menacent de l’envahir. Or, la France, tenue par ses accords de défense, a déployé 700 hommes aux Emirats, y dispose d’un port et d’une base d’où elle fait décoller ses avions pour bombarder Daech au Levant. Dans le même temps, à Riyad, elle vend des armes et des obus de 155 mm pour les canons français Caesar de 40 km de portée. En résumé, Paris offre désormais, grâce à la « méthode » Le Drian, des armes à deux camps qui se font la guerre au Yémen (10 000 morts) par milices interposées, « sponsorisées » par l’Iran chiite et l’Arabie sunnite.

« Détendu » avec le maréchal Sissi

Mais c’est avec le président égyptien Sissi que la relation semble devenue la plus étroite et la plus fructueuse. Tant pis si ce maréchal a eu « la main lourde » en écrasant, au Caire, les manifestations islamistes à la mitrailleuse. On lui pardonne beaucoup. Car, en achetant, après la crise ukrainienne, les deux porte-hélicoptères initialement destinés à la Russie, Sissi a également signé pour 48 Rafale, des missiles et une frégate, juteux « package » financé par l’Arabie Saoudite et les Emirats.

Pour arracher l’accord du maréchal Sissi, Jean-Yves Le Drian a, là aussi, proposé une coopération opérationnelle française. La Libye, base arrière des groupes terroristes qui opèrent au Mali et en Egypte, est dans le viseur des deux hommes. Des avions d’observation militaire français décollent depuis des bases égyptiennes ou de Madama, un vieux poste frontière au Niger équipé d’une piste, qui a permis de mener des opérations contre des chefs terroristes au Fezzan, le Sud libyen.

En Libye, le président Sissi soutient le maréchal Ehalifa Haftar, en guerre contre les islamistes, à l’est, et qui contrôle les champs de pétrole. Une bonne initiative. Le maréchal est aussi un allié de la France, un proche de Jean-Yves Le Drian, qui est allé le voir à Benghazi et l’a fait venir à Paris en 2017 à l’occasion d’une réunion pour la paix restée sans résultat. Grâce à Jean-Yves Le Drian, des agents de la DGSE, les services de renseignements français, accompagnent depuis longtemps les troupes de Haftar. Non sans risques. En 2016, trois agents sont morts dans un « accident » d’hélicoptère. Peu après, c’est un avion de reconnaissance qui se crashe en décollant de Chypre. Ses cinq passagers périssent.

Dans ses voyages de super VRP de l’armement, le ministre emmène parfois des officiers supérieurs. Ancien patron des Forces spéciales pendant l’opération Serval, au Mali, le général Gommart commande la direction du renseignement militaire. En juillet 2015, il fait partie de la délégation qui a rendez-vous en Jordanie avec le roi Abdallah II, puis au Caire avec le président Sissi.

« Assis sur son fauteuil dans un salon, le maréchal Sissi était en civil. Il semblait détendu avec Jean-Yves Le Drian, qui m’a présenté. De toute évidence, le courant passait bien entre eux. Après, c’était facile de travailler avec mes homologues. J’avais été reçu par leur président ! Quand je suis revenu, j’ai eu droit à une visite privée des pyramides. J’ai apprécié Le Drian. C’est un homme attentif aux autres, qui bosse et qui connaît ses dossiers. Il est bien reçu, bien perçu, et fait ce qu’il dit. Au retour, dans le Falcon, on a bu un verre de whisky, un bon Glenmore, pour marquer la fin de la mission. »

CHAPITRE 5. Où le Breton madré tombe sur plus rusé que lui

En ce printemps 2017, qu’importent l’élection présidentielle qui s’annonce et François Hollande qui hante les couloirs de l’Elysées comme un fantôme. Le Drian restera restera ministre de la Défense jusqu’au dernier jour, ne ralliant que tardivement le candidat Macron. En Breton têtu, il demeure fidèle au poste, pour, dit-il, ne pas « déserter » dans la guerre qu’il conduit contre le terrorisme.

En réalité, en coulisses, son cabinet alimente en notes confidentielles l’équipe du jeune candidat. Le Drian est confiant. Si Macron gagne, il conservera son ministère. Il a pour cela, croit-il, toutes les cartes en mains. Car les trentenaires qui entourent le jeune président ne connaissent guère les arcanes de l’Afrique et du Proche-Orient. Lui a le bon carnet d’adresses dit-on, oubliant que, jusqu’en 2012, il n’était qu’un élu local. Son directeur de cabinet, Cédric Lewandowski, se voit déjà futur patron de la DGSE.

« Être ministre à tout prix »

Six semaines avant l’élection, Le Drian rallie Macron. Le candidat du PS, Benoît Hamon, et Marylise Lebranchu, ex-ministre de la Justice, hurlent. « C’est un traître. Son ambition est personnelle. Il a fait exploser le parti, lui qui a été élu grâce aux militants, aux sympathisants socialistes. On s’est battu pour lui et il abandonne son camp. » Et la pauvre Lebranchu de s’étouffer en apprenant que Le Drian s’est replié sur les Affaires étrangères, lui qui voulait tant rester à la Défense. « C’est bien la preuve qu’il veut être ministre à tout prix. A 71 ans, il faut laisser la place aux jeunes. »

En fait, Jean-Yves le Drian n’a pas eu le choix. Avec Emmanuel Macron, il est tombé sur plus machiavélique que lui. Pour les législatives qui vont suivre, Le Drian peut apporter des votes de Bretagne. Mais pour le nouveau président, hors de question que Le Drian et ses sbires conservent la Défense et s’emparent des services secrets.

Proche de Macron, le secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler, lui, se souvient de la débâcle de Bercy, au moment du budget, face à Le Drian, fort de l’appui de Hollande. Aux Affaires étrangères, le nouveau ministre est très encadré. Cédric Lewandowski n’est plus son directeur de cabinet. Il retourne à EDF. Un ambassadeur arabisant est choisi par l’Elysée pour le remplacer. Les secrétaires d’Etat sont imposés. Mallet demeure conseiller spécial. Au début de l’été, le délégué général pour l’armement quitte son poste. En une semaine, en fait, Emmanuel Macron a repris en main son domaine réservé et cassé ce que son ministre avait construit sous Hollande.

« Il voulait marquer l’Histoire »

L’opération Barkhane, au Sahel, fierté du Breton, a vocation à être remplacée par une force interafricaine. L’enlisement de ce dispositif lourd et coûteux vanté par Le Drian n’a pas échappé au nouveau chef de l’Etat. Barkhane, avec ses 4 500 hommes, dont une bonne partie concentrée sur des bases « à l’américaine », n’est pas adaptée à la lutte contre le harcèlement d’une guérilla islamiste dix fois moins nombreuse. Le sable et la chaleur abîment le matériel et épuisent les hommes, qui courent après des terroristes insaisissables, avantagés par la corruption et la faillite d’une bonne partie de la classe politique locale. Seules les Forces spéciales qui agissent la nuit sur renseignement « neutralisent » les GAT (groupes armés terroristes).

« Il y a toujours des grincheux, nuance Gwendal Rouillard, qui préfère s’attarder sur les succès de Le Drian. Grâce à sa relation privilégiée avec la famille royale saoudienne, Jean-Yves a libéré, avec le président Macron, le Premier ministre libanais Saad Hariri prisonnier à Riyad. » Il avait dû préalablement annoncer que l’Iran était tenu d’arrêter son programme de missiles à longue portée et rapatrier ses milices au Moyen-Orient, provoquant la colère du régime des mollahs.

Mais rien n’y fait. Depuis un an, le ministre est discret. A Téhéran, sa visite se passe mal ; à Moscou, elle n’est pas franchement satisfaisante. La guerre contre Daech en Irak étant terminée, les contrats d’armes se raréfient. Finies les séquences télé sur les théâtres d’opérations. Pragmatiques, les princes du Golfe n’ont plus d’yeux que pour le patron, Macron. A lui désormais la lumière et les rencontres avec les dirigeants étrangers.

« Le Drian voulait marquer l’Histoire. Pas certain qu’il y parvienne maintenant », lâche un journaliste breton. François Hollande lui avait pourtant déconseillé de rester ministre si le nouveau président le lui proposait. « Tu partirais au sommet de ta gloire. Si tu restes, tu ne pourras que descendre l’escalier », avait-il ajouté. Si cela devait se produire, Le Drian pourra toujours se réconforter dans les bras de cette Bretagne qu’il a si bien servie.