À dix mois des européennes, le vent du populisme souffle fort sur le continent. L’effet Macron est-il, à vos yeux, retombé et quel bilan tirez-vous de son action en Europe ?
Karima Delli : Pendant la campagne présidentielle, le positionnement pro-européen d’Emmanuel Macron, en rupture avec ses prédécesseurs, a suscité un réel espoir. On en voit aujourd’hui les limites précisément parce que les discours ne sont pas toujours suivis d’actes. C’est particulièrement flagrant sur la question migratoire et la crise écologique, qui seront les deux sujets phares des européennes. Dans les deux cas, nous avons eu de beaux slogans – « Make our planet great again » ou « l’Europe a le devoir d’accueillir » – et, au final, une France loin d’être exemplaire, par exemple quand elle est poursuivie par la CJUE à cause de la pollution de l’air ou quand on refuse l’accès aux réfugiés de l’Aquarius… Or comment rester crédibles, comment emmener nos voisins européens vers une Europe plus progressiste quand on ne donne pas l’exemple ? Cela fait trop longtemps que l’Europe souffre des doubles discours. Si nous voulons réconcilier les citoyens avec l’Union européenne, il faut que cela cesse.
« L’Europe qui protège » a-t-elle progressé pour les travailleurs du secteur routier ?
Il faut bien comprendre que le cadre général des travailleurs a progressé grâce à la révision de la directive sur le travail détaché qui entend lutter plus efficacement contre le dumping social. Malheureusement, cette avancée s’est faite sur le dos des travailleurs du routier, qui ont été exclus de cette révision et qui continuent de cristalliser l’opposition entre « l’Europe qui protège » et « l’Europe supermarché ». Aujourd’hui, concrètement, ni une vision ni l’autre n’ont gagné le match. Ce que l’on peut retenir, c’est que, malgré la tentative du groupe de Visegrad de faire des routiers des travailleurs de seconde classe, une majorité de députés a refusé de les abandonner. C’est plutôt rassurant, même si leur sort reste en suspens et que la fracture entre Européens reste béante. Ce sera une de mes grandes missions de la rentrée.
« On ne peut plus se contenter de l’Europe des petits pas ni de la perpétuelle coalition PPE-socialistes qui éloigne l’UE des citoyens. »
Devant le Congrès, Emmanuel Macron oppose les nationalistes aux progressistes. Pensez-vous que cette grille de lecture politique soit la plus pertinente pour évoquer le combat politique du moment en Europe ?
Aujourd’hui, le populisme n’est plus une exception, il contamine toute l’Europe, de la Grande-Bretagne à la Hongrie en passant par l’Italie ou l’Allemagne. Pourtant, quand on regarde du côté du Brexit, on voit bien que le repli nationaliste n’est en rien une solution. En témoigne la récente démission de Boris Johnson : au final, même si taper sur l’UE peut être payant dans les urnes à court terme, une fois au pouvoir, c’est plus compliqué ! Le plus lamentable, c’est que ces dirigeants quittent le navire en abandonnant un peuple à qui ils ont menti…
Mais on ne peut pas se contenter de choisir son camp entre eurosceptiques et eurobéats. L’Europe est en échec dans plusieurs domaines, il faut savoir le reconnaître. N’hésitons pas à user de notre droit d’inventaire par rapport à l’Europe construite par nos aînés ! On ne peut plus se contenter de l’Europe des petits pas ni de la perpétuelle coalition PPE-socialistes qui éloigne l’UE des citoyens. Il faut proposer un cap, une troisième voie, laisser parler notre imagination pour faire passer l’Europe à un nouveau stade de sa construction politique. Et je suis convaincue que l’écologie peut y aider en aidant notre Union à être plus solidaire, plus durable, plus proche des citoyens.
La crise politique à propos des migrants secoue le gouvernement allemand et ses voisins. Quelle solution préconisez-vous en tant qu’élue écologiste afin de contenir cette angoisse identitaire qui s’empare des peuples européens ?
Vous avez raison de parler d’une crise politique plutôt que d’une « crise migratoire » comme on l’entend trop souvent alors qu’il n’y a pas de flux massifs. La vérité, c’est que c’est le manque de volonté des Européens de mettre en place une politique d’accueil solidaire qui a provoqué non seulement une crise humanitaire, mais aussi un renforcement des partis xénophobes comme en Italie ou en Allemagne. En 2015, Merkel a montré l’exemple en accueillant 1 million de demandeurs d’asile venus de Syrie et d’Afghanistan, notamment. Aujourd’hui, le drame est que les Européens, plutôt que de lui emboîter le pas et de prendre leur part de responsabilités, préfèrent rester silencieux et la voir soumise au chantage de son ministre de l’Intérieur, qui ferme les frontières pour limiter la casse lors d’une élection… régionale ! Pourtant, les faits sont têtus : les politiques sécuritaires ne fonctionnent pas. Pourquoi ne pas essayer autre chose, comme une véritable politique d’accueil ? Il faut le dire et assumer que nous pouvons être une terre d’accueil comme la France l’a été dans les années 70, quand nous avons accueilli 120 000 boat people fuyant les dictatures d’Asie. En tant qu’écologistes, nous sommes conscients du fait que le phénomène migratoire s’amplifiera dans les années à venir, du fait du réchauffement climatique qui provoque tensions et déplacements de populations. Nous militons donc pour une réponse européenne solidaire avec une répartition équitable entre les pays, la fin du système de Dublin, des consulats européens et l’ouverture de voies sécurisées pour les demandeurs d’asile, ainsi qu’un renforcement de l’aide au développement.
« Alimentation, pesticides, biodiversité (…), obsolescence programmée, emploi, sur tous ces sujets, les gens ont enfin compris que l’écologie était porteuse de solutions ! »
Quand Viktor Orbán plaide pour l’intégrité d’une Hongrie chrétienne, pensez-vous que, dans sa position, avec l’histoire particulière de la Hongrie face à l’ex-Empire ottoman, il puisse dire autre chose ?
Pour moi, c’est une vision totalement archaïque. Viktor Orbán parle d’un monde qui n’existe plus ! D’ailleurs, le pape François n’est pas du tout sur cette ligne qui consiste à opposer les religions entre elles, à stigmatiser les musulmans pour justifier ce qui n’est pas autre chose qu’une chasse aux migrants. Nous avons une histoire et, bien sûr, la religion en fait partie. Mais aujourd’hui la spiritualité se vit aussi sous d’autres formes en Europe : les gens sont croyants ou pas, ils sont bouddhistes, ils font du yoga, etc. Cela appartient à chacun, et tant mieux !
La devise des Européens, c’est d’être unis dans la diversité. Elle est là, notre force ! À nous de tourner ce continent vers l’avenir, produire du sens et un horizon collectif, pas de l’enfermer dans un passé fantasmé ou des idéologies nauséabondes : je n’oublie pas qu’Orbán a fait récemment campagne en pointant Georges Soros comme son ennemi, avec de forts relents antisémites dans son discours.
Sur quels thèmes ferez-vous campagne lors des prochaines européennes ?
Je pense faire campagne sur les thèmes sur lesquels j’ai l’habitude de travailler en lien avec les préoccupations des Européens, qui n’aspirent pas à autre chose qu’au bien-être. Alimentation, pesticides, biodiversité, pollution, traitement des déchets, obsolescence programmée, emploi, sur tous ces sujets, les gens ont enfin compris que l’écologie était porteuse de solutions !
Je le vois, par exemple, au niveau des transports, un secteur qui, par excellence, touche au quotidien des gens. Quand nous dénonçons les abus de l’industrie automobile dans le cadre du dieselgate, nous nous battons pour des raisons de santé publique, car la pollution de l’air tue 500 000 Européens par an. Mais nous nous battons aussi pour les consommateurs qui se sont fait arnaquer par les constructeurs. Enfin, nous nous battons pour les travailleurs, car nous savons que la révolution en cours dans le secteur de la mobilité créera de l’emploi, à la fois pour les jeunes, qu’il faudra former, mais aussi pour les moins jeunes, qu’il faudra reconvertir.
Donc, concrètement, et il faut le rappeler car on l’oublie souvent, les écologistes défendent aussi et avant tout une relance de nos politiques industrielles par la transition écologique ! Demain, la mobilité devra être bas carbone, inclusive, connectée et sûre avec notamment de véritables investissements sur le vélo, le train ou encore les transports publics.
« Avec son plan Made in China 2025, Pékin entend devenir leader mondial de l’industrie automobile. »
En tant qu’élue écologiste, pensez-vous qu’un monde où Trump se retire de l’accord de Paris est capable de contenir le réchauffement climatique ?
Le retrait de Trump est une provocation parmi d’autres… Son combat, c’est de défendre les industries fossiles, comme Poutine. Il est certain que cela met en difficulté les négociations de la COP, mais n’oublions pas qu’il est plutôt isolé. Autour de lui, aux États-Unis, les villes, les entreprises, les ONG, la société civile investissent tous les jours dans la mise en œuvre de la transition énergétique. D’autres pays comme la Chine ou l’Inde bougent également dans la bonne direction. Dans ce contexte, l’UE a une carte à jouer : le retrait de Trump nous ouvre un espace béant pour redevenir le leader de la lutte contre le réchauffement climatique.
On ne parle presque plus de la Chine… Est-elle, à vos yeux, un danger ou une opportunité pour l’Europe et son avenir ?
Pendant longtemps, la Chine a été source de danger, notamment à cause du dumping social et fiscal qui lui a permis de bâtir des empires industriels dans certains secteurs. Je pense notamment au photovoltaïque, un secteur dans lequel la Chine a totalement écrasé la concurrence en un claquement de doigts ! Sans qu’elle ait nécessairement recours aux mêmes méthodes, le problème reste entier dans d’autres secteurs, comme l’automobile : avec son plan Made in China 2025, elle entend devenir leader mondial de l’industrie automobile. Et la réponse européenne n’est pour l’instant pas à la hauteur ! À nous de savoir rester compétitifs, non en rognant encore et toujours sur la masse salariale mais en nous fixant des objectifs de production ambitieux : pourquoi continuer à vendre tous ces SUV en Europe, alors que nous avons besoin de véhicules à zéro émission ? Au-delà de la compétition industrielle, il est évident que la Chine doit être un partenaire de l’UE dans des domaines-clés comme le climat ou le tourisme. Sans pour autant renier nos valeurs ! Tout l’enjeu est d’arriver à créer un rapport de force suffisant pour pouvoir exiger de la réciprocité dans nos échanges ainsi que sur les droits de l’homme.