Quand le djihad infiltre Internet

Réseaux sociaux, messages cryptés, cagnottes en ligne… L’organisation de Daech comme d’Al-Qaeda repose sur le Web.

Un raz de marée numérique. Une propagande diffusée à l’échelle planétaire, relayée dans une vingtaine de langues différentes. Agence de presse, radio et magazines online, plateformes Internet diffusant 24 heures sur 24 des communiqués appelant à rejoindre le djihad ; plus de 2 000 vidéos « officielles » destinées à séduire de nouveaux adeptes et à terroriser les « mécréants »…

A son apogée, à l’automne 2015, l’Etat islamique inonde quotidiennement la Toile de sa logorrhée mortifère. Aucune autre organisation terroriste ou mouvement armé n’avait auparavant colonisé à ce point les réseaux sociaux, les messageries chiffrées, détourné à son profit les nouvelles technologies de l’information. Au point de fonder un « califat virtuel », susceptible d’amadouer et d’endoctriner des légions de fans ultraconnectés.

Vaincus militairement par la coalition internationale en 2017, les combattants de Daech font aujourd’hui le dos rond, se terrent dans des déserts reculés ou essaient d’ouvrir de nouveaux fronts, en Afghanistan, en Asie du Sud-Est ou en Afrique. Avec la perte de ses centres névralgiques, Mossoul (Irak) et Raqqa (Syrie), l’organisation terroriste a-t-elle pour autant vu disparaître ses capacités de communication et de destruction ?

« La propagande redevient primordiale »

Loin s’en faut. Au contraire, le cyberdjihad demeure l’une de ses armes majeures, aux côtés des actions de guérilla et des tentatives d’attentats. « Pour Daech, en perte de vitesse sur le terrain, la propagande redevient primordiale. S’il veut perdurer, le mouvement doit absolument faire vivre ses mots d’ordre et recruter, explique le politologue Asiem El Difraoui, expert de la propagande des organisations djihadistes. On assiste désormais à une décentralisation de son activité numérique. Les centres médiatiques de certaines wilayas (provinces) toujours contrôlées par l’Etat islamique, notamment celle du Khorasan (Afghanistan), prennent le relais des provinces perdues. »

De plus, lorsque les centres de production médiatique « officiels » sont inopérants – à la suite d’une destruction physique, ou en cas de neutralisation de leurs serveurs Internet lors d’offensives informatiques menées par la police -, des sympathisants, non affiliés à Daech, jouent les supplétifs : « Ils dupliquent les contenus, les transfèrent ou les retrouvent sur des plateformes de stockage, avant de les faire resurgir sur les réseaux sociaux et des sites Web », poursuit Asiem El Difraoui. Un exemple : le site américain Archive.org, tout à fait légal et véritable « bibliothèque universelle » du Web, héberge à son insu une masse gigantesque de propagande terroriste.

En matière de diffusion de leurs messages, les groupes djihadistes font preuve d’une capacité de résilience impressionnante. Ainsi, en février dernier, les services de lutte antiterroriste ont vu apparaître Mediaction, un nouveau magazine francophone de Daech diffusé via la messagerie chiffrée Telegram, l’outil de discussion favori des djihadistes. Consultée par L’Express, cette publication en ligne de 44 pages, enrichie par des photos de qualité et une mise en pages professionnelle, critique notamment le rôle des journalistes français, « payés pour leurs mensonges », tout comme celui de certains experts des mouvements djihadistes. Elle appelle aussi un célèbre chanteur converti à l’Islam à se placer dans le véritable « chemin d’Allah ». L’accès au magazine a été rapidement bloqué par les services de police spécialisés. Jusqu’à ce qu’un deuxième numéro resurgisse sur la Toile au mois d’avril…

Résurgence d’Al-Qaeda

La nature ayant horreur du vide, la débâcle de Daech s’est accompagnée d’une résurgence de la propagande d’Al-Qaeda. Al-Kifah Media (« le combat »), le canal d’expression francophone d’Al-Qaeda central, répand régulièrement des appels à la violence et au meurtre contre des personnalités « ennemies ». Mais la diffusion de l’idéologie n’est qu’un aspect de l’activité des groupes terroristes sur Internet et les réseaux sociaux.

« Les gouvernements et les services antiterroristes se sont focalisés, à juste titre, sur les questions de propagande et de recrutement, relève Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme. Or les organisations djihadistes ont aussi développé un usage des outils numériques pour organiser chaque phase de leurs opérations militaires et terroristes : financement, repérage de cibles, diffusion de tutoriels de formation au maniement d’armes et d’explosifs, communication au cours d’attaques… » Il poursuit : « Surtout, elles ont approfondi leur connaissance de chaque type de messagerie chiffrée, de réseau social, de plateforme participative ou de stockage, pour en tirer un maximum d’efficacité. »

Offres très spéciales sur Instagram

Pour entretenir ses troupes ou inciter de nouveaux adeptes à commettre des attentats – comme le faisait à une cadence quasi industrielle le Français Rachid Kassim (tué en février 2017 en Irak) sur Telegram -, Daech a besoin d’argent. En 2014, l’organisation tirait des revenus colossaux du contrôle d’un territoire riche en hydrocarbures, peuplé de 7 millions d’habitants, à cheval sur la Syrie et l’Irak. « Mais avec le recul qu’ils enregistrent sur le terrain, les djihadistes sont de plus en plus dépendants de sources extérieures de financement, explique un membre d’un service de renseignement. Où qu’ils se trouvent géographiquement, ils tentent d’obtenir des fonds auprès de leurs sympathisants en ayant recours au financement participatif. »Le principe est simple : n’importe qui peut ouvrir une cagnotte en ligne afin de collecter des dons, par exemple pour offrir un cadeau d’anniversaire. A partir de là, il est possible de détourner du but annoncé la somme recueillie et de la reverser à un groupe terroriste ou un individu cherchant, par exemple, à acheter une arme pour commettre un attentat. Tracfin, le service de renseignement chargé de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, passe au scanner ces millions de cagnottes pour détecter les cas suspects.

Cependant, pour gagner de l’argent via Internet et les réseaux sociaux, l’imagination des djihadistes est sans limites. Sur Instagram, cette application très populaire de partage de photos, on ne trouve pas que des selfies d’ados ou des images de « chats mignons ». On y débusque aussi des offres commerciales très particulières : des bijoux ornés d’inscriptions et de motifs caractéristiques de groupes djihadistes, des tee-shirts arborant une scène de décapitation d’un prisonnier par un tueur de Daech… Un merchandising macabre qui allie propagande et gains financiers.

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