Le patron du constructeur automobile est mort à l’âge de 66 ans. Charismatique et impitoyable, il était parvenu à redresser le groupe de façon spectaculaire.
Décrocher un rendez-vous avec l’administrateur délégué du groupe Fiat constituait à la fois un bon coup journalistique – l’homme ne donnait que de rares interviews – et une expérience tout à fait périlleuse pour la santé. Sergio Marchionne considérait son bureau, perché au quatrième étage du Lingotto, siège social de Fiat et ancienne usine historique du groupe à Turin, comme son fief, et, en son domaine, le roi Marchionne s’adonnait à sa passion en toute liberté : fumer des cigarettes à la chaîne – et des longues, des Murratti 100s’. Le big boss de Fiat avait ses habitudes, il n’était pas question qu’il y déroge pour le bien-être de ses visiteurs ou pour se conformer à une quelconque réglementation en vigueur. Idem pour son uniforme de travail. C’est ainsi qu’on le retrouvait toujours, dans les usines du Lingotto, ou dans les cérémonies officielles, en pantalon noir, chemise, et gros pull noir en laine. « Ses habits de moine », rigolait-il. Une dégaine inhabituelle pour le patron d’un grand constructeur automobile, italien de surcroît…
De tout cela, la famille Agnelli ne lui a jamais tenu rigueur. Car les propriétaires du groupe automobile Fiat lui doivent tout ou presque… Quand l’homme au pull-over arrive en 2004 à la tête de Fiat, la société est au bord de la faillite, a enregistré une perte de 1,6 milliard d’euros, est étranglée par une dette de 14 milliards d’euros. En 2017, dernière année d’exercice de Marchionne, le groupe Fiat-Chrysler a enregistré un bénéfice net de 3,5 milliards d’euros.
C’est Umberto Agnelli, alors président de Fiat, qui repère Sergio Marchionne. Celui-ci est alors PDG de SGS, un groupe helvétique d’inspection et de certification. Le frère de Gianni Agnelli le fait entrer au conseil d’administration de Fiat. Le groupe enchaîne les mauvais résultats et les mauvais choix industriels. En mai 2004, Umberto Agnelli propose à Marchionne le job d’administrateur délégué, autrement dit de patron de Fiat. Marchionne demande du temps pour réfléchir à la proposition… Mais quelques jours plus tard, Umberto Agnelli décède d’un cancer. Il y a le feu chez Fiat. Marchionne accepte le poste. « J’ai hésité, racontait-il en février 2008 au Point . Mais je suis né dans ce pays et la famille Agnelli, quand tu es italien, tu la respectes profondément. Quand ils te demandent quelque chose, tu ne refuses pas ! »
Beaux coups
Ce fils de carabinier, natif des Abruzzes, région pauvre du sud de l’Italie, est bombardé chef de l’emblématique Fiat, alors qu’il est totalement inconnu dans la péninsule et n’a jamais travaillé dans le secteur automobile. Marchionne avait émigré avec sa famille au Canada (Toronto) à 14 ans. Diplôme d’avocat et d’expert-comptable en poche, il débute comme consultant fiscal chez Deloitte. Il rentre en Europe en 1994 pour intégrer Algroup, producteur d’aluminium, puis prend la tête de SGS, leader mondial de l’inspection, du contrôle, de l’analyse et de la certification.
En 2004, le tout nouveau boss Sergio Marchionne commence par négocier avec General Motors, qui vient de renoncer à racheter la totalité de Fiat alors qu’il s’y était engagé. Il obtient, en dédommagement, deux milliards de dollars de l’américain. Mais son plus beau coup est la reprise du constructeur américain Chrysler. En 2009, en pleine crise financière, Fiat obtient de Washington 20 % du fabricant des Dodge et des Jeep, alors en déroute, contre… zéro dollar ! Au cours des années suivantes, l’Italien augmente sa participation avant de mettre la main sur l’intégralité de Chrysler. En tout, Fiat aura déboursé 6,3 milliards de dollars – dont 2 milliards sortis des caisses de… Chrysler – pour un constructeur qui en valait presque le double en 2014.
Fiat devient alors un groupe italo-américain, coté à New York et à Milan, qui se concentre sur les métiers les plus rentables (les pick-up et les SUV de Jeep et Ram, le premium et le marché américain), et qui fonctionne désormais sur deux pieds, à Turin et à Détroit. Autre succès, Sergio Marchionne décide de l’entrée en Bourse de Ferrari, la pépite automobile du groupe, en 2015. L’action se paie désormais plus cher que certaines valeurs du luxe, à 119 euros…
Et l’Italie ? Marchionne a été beaucoup critiqué pour avoir réduit la voilure industrielle dans la péninsule. Dès 2010, il ferme l’usine sicilienne de Termini. Il revoit à la baisse le plan d’investissement de 20 milliards d’euros en Italie promis en 2011. Diego Della Valle, le patron de Tod’s, s’en était violemment pris à lui et à la famille Agnelli, coupable, selon lui, de sacrifier l’Italie sur l’autel du profit. Pour lui, Sergio Marchionne, administrateur du groupe, n’était qu’un « fourbe cosmopolite inadéquat ». Marchionne avait gardé son calme et répondu tout simplement qu’il ne porterait plus de mocassins Tod’s. À ces accusations d’abandonner l’Italie, il avait également répliqué qu’il n’était ni politicien, ni diplomate, mais patron d’une entreprise.
Impitoyable Martien
Sergio Marchionne fonctionnait avec une petite équipe commando, qui lui était entièrement dévouée. En débarquant au Lingotto, en 2004, un de ses premiers actes de dirigeant est de virer du jour au lendemain l’armée de barons en costumes cintrés qui détient le pouvoir chez Fiat. Il les déteste instantanément, les trouve arrogants, feignants, résignés. « En arrivant, j’avais l’impression de visiter une tribu africaine, s’amusait-il dans une interview au Point. Les gens vous dévisagent et pensent : C ‘est vrai, il nous ressemble, il parle comme nous. Pourtant, il n’est pas vraiment des nôtres. Ils m’appelaient le Martien. Je n’étais pas le manager typique à l’italienne. (…) En fait, je n’y ai jamais prêté la moindre attention. »
Son équipe est constituée d’hommes (quasiment pas de femmes), âgés de 35 à 45 ans, dont la vie est dédiée à la cause Fiat, mobilisable 24 heures sur 24 et assoiffés de réussite. Il les appelle « les Kids ». Ce qui peut paraître affectueux… mais Marchionne est impitoyable : « J’évalue en continu mes collaborateurs, je leur donne des notes et je leur dis : Attention : à celui qui s’assoit, je lui retire la chaise. » Si certains ne répondent pas à ses attentes, ils peuvent être licenciés du jour au lendemain. Ils partent un soir et on ne les revoit plus jamais… Souvent, Marchionne réunissait ses troupes le samedi au Lingotto pour de longues réunions stratégiques. Elles s’étiraient jusqu’en fin d’après-midi et une fois terminées, Marchionne conviait ses directeurs à jouer au poker, ce qui les emmenait parfois jusqu’aux petites heures du dimanche matin. Autant dire que ses collaborateurs n’avaient pas vraiment le loisir de refuser l’invitation, et tant pis pour la vie de famille… Sergio Marchionne, résident de Zoug, un des paradis fiscaux de Suisse, dormait cinq heures par nuit, était divorcé et père de deux enfants. Il aimait la littérature russe et Machiavel et ne nourrissait absolument aucun complexe sur son salaire. Il avait une des plus grosses rémunérations de l’industrie automobile. En 2014, par exemple, il avait touché plus de 72 millions d’euros…
Avec John Elkann, l’héritier de la famille Agnelli, président de Fiat Automobiles Chrysler (FCA), il avait noué une relation très proche, presque filiale. Après son hospitalisation à Zurich pour une opération à l’épaule droite à la fin du mois de juin, l’état de santé de Marchionne, âgé de 66 ans, s’est brutalement dégradé. Le 21 juillet, John Elkann a écrit une lettre aux 238 000 salariés pour lui rendre hommage et expliquer qu’il ne reviendrait pas… « C’est sans aucun doute la lettre la plus difficile que j’aie jamais eu à écrire. (…) Ces 14 dernières années, avant chez Fiat, puis chez Chrysler et enfin chez FCA, Sergio a été le meilleur administrateur délégué que l’on pouvait désirer et, pour moi, un vrai mentor, un collègue et un cher ami. Nous nous sommes connus lors d’un des moments les plus sombres de l’histoire de Fiat et c’est grâce à son intellect, à sa persévérance et à son leadership que nous sommes arrivés à sauver l’entreprise. (…) Nous serons éternellement reconnaissants à Sergio pour les résultats qu’il est arrivé à obtenir et pour avoir rendu possible ce qui semblait impossible. » Sergio Marchionne avait prévu de passer la main l’an prochain, en 2019.