Franck Crudo. Revenons un instant au terrorisme et à la manière de le combattre.
Que ce soit au sujet de la déchéance de la nationalité, de l’état d’urgence, du contrôle au faciès ou encore de la manière de traiter les fichiers S, n’y a-t-il pas, pour la majorité de nos compatriotes, quelque chose d’effrayant à entendre invoquer les valeurs de la République pour ne pas donner à la République les moyens de se défendre ?
Laurent Bouvet. C’est un débat sans fin. Celui de l’endroit où l’on place, collectivement, le curseur dans une démocratie, un Etat de droit, dans notre République… entre la défense des principes qui sont les nôtres et la défense du système politique qui permet de les faire vivre. Je n’ai aucune certitude ni évidemment aucune solution à cette question fondamentale. C’est pourquoi je fais confiance à notre communauté des citoyens pour la trancher à chaque fois qu’elle se pose. Et c’est aujourd’hui souvent le cas.
La seule chose dont j’arrive à peu près à être sûr et certain, face au terrorisme comme à nombre d’autres choses dans la vie, c’est qu’il ne faut pas avoir peur. Ou du moins, si on a peur, ce qui est naturel évidemment et même sain sans doute, il ne faut pas se laisser guider par sa peur dans ses réactions. Il faut que la raison prenne toujours le dessus, raison individuelle et surtout raison collective.
L’islam de France, préconisé par le président Macron, est-il selon vous une bonne idée ou un vœu pieux, notamment en raison des problèmes de représentativité qu’il pose ?
L’islam de France, au sens d’une organisation centralisée qui représenterait nos concitoyens de confession et de culture musulmane – quelle que soit sa forme a priori -, me paraît très difficile voire impossible à réaliser car il soulève davantage de problèmes qu’il ne peut en résoudre.
L’idée du président de la République, telle que je la comprends, est d’encourager des Français musulmans à s’organiser pour faire pièce aux islamistes et à leurs organisations, afin de donner corps à l’idée que l’islam et la République sont pleinement compatibles, et qu’à l’image des autres religions, il y a une intégration possible de manière institutionnelle.
Le premier problème tient évidemment aux conditions qui seraient nécessaires à la mise en place d’une telle institution. Car même si elle était organisée à côté de l’Etat, sous forme d’association comme le préfigure le dispositif actuel avec une fondation et une association, elle aurait besoin, au moins un temps, d’argent public pour assurer son fonctionnement et ses missions centrales (formation et rémunération des imams notamment). Or il faudrait sérieusement bouger la ligne de séparation entre Etat et religions telle qu’établie dans la loi de 1905, même s’il y a eu des exceptions.
Deuxième problème fondamental, celui de l’acceptabilité d’une telle autonomisation de l’islam de France par rapport aux pays étrangers. Lesquels financent l’islam en France et s’assurent ainsi un contrôle sinon un pouvoir, non seulement sur leurs ressortissants immigrés en France, mais encore sur des citoyens français originaires de ces pays. Il n’est pas certain que l’Algérie, le Maroc ou la Turquie soient prêts à abandonner de tels liens.
Troisième difficulté, l’acceptabilité d’une telle représentation et de ce qu’elle implique en termes de prélèvement financier notamment par et sur les musulmans eux-mêmes. Les projets de « taxe » sur le halal ou sur les pèlerinages qui permettraient d’autonomiser en partie le financement de l’islam en France pourraient avoir bien du mal à être acceptés par des populations qui n’en n’ont ni l’habitude ni parfois, tout simplement, les moyens.
Quatrième problème, celui de la représentativité des membres de l’instance centrale. On touche là, me semble-t-il, au cœur du sujet, celui qui n’a pas été nécessairement le plus abordé dans les débats qui ont eu lieu jusqu’ici. Outre que l’on se heurte à une question bien connue de la division entre plusieurs islams difficiles à concilier, on ne voit pas très bien pourquoi la crise générale de la représentation qui touche l’ensemble de la société et toutes les institutions épargnerait miraculeusement les musulmans. La défiance vis-à-vis des élites et des institutions représentatives en général comme la critique générale et de plus en plus radicale de l’autorité dans la société ne rendent pas optimistes en la matière. Il n’y a aucune raison pour que nos concitoyens musulmans veuillent être représentés collectivement en tant que membres d’une communauté de croyants. Les pratiques diverses et les rapports de plus en plus individualisés à la religion rendent quasi-impossibles une telle représentation. Ce qui aurait pour conséquence mécanique, et on retrouve là le problème politique de l’islam de France, de favoriser les plus déterminés des groupes, ceux qui ont le plus d’intérêts à défendre. On en a déjà une idée assez précise avec les personnalités musulmanes qui se sont mobilisées dans la perspective de l’islam de France.
Le risque ultime de cette idée d’islam de France tient à ce que les difficultés relatives à sa constitution ne débouche sur une représentation biaisée, beaucoup plus politisée et radicalisée que l’ensemble des musulmans, dont les interventions publiques et les propositions seraient en décalage par rapport à l’immense majorité de ceux qu’ils prétendent représenter. Et donc qui ne serviraient pas nécessairement de rempart, mais plutôt de Cheval de Troie à l’islamisme.
L’Islam a pour particularité de ne pas distinguer le politique du religieux, voire même de soumettre le politique au religieux. Du coup, ne peut-on pas émettre quelques doutes sur la capacité de cette religion à s’adapter pleinement à la laïcité française ?
En la matière, à la fois comme laïc, rationaliste et universaliste, et parce que j’ai une connaissance très limitée de l’islam, je ne pars jamais de sa spécificité théologico-politique pour déterminer s’il y a une compatibilité ou une capacité d’adaptation de cette religion avec la laïcité à la française, la République, etc.
Il me semble qu’il faut traiter la question… dans l’autre sens, à double détente si l’on peut dire. D’abord pour dire que nos principes, républicains, dont la laïcité est au cœur en matière de croyances et de cultes, ne doivent pas être adaptés aux religions, pas plus à l’islam qu’à une autre. Si adaptation il doit y avoir, c’est nécessairement dans l’autre sens qu’elle doit avoir lieu. Ensuite pour dire qu’à partir de nos principes, nous devons laisser l’espace le plus vaste possible à la liberté de conscience, aux croyances notamment, en comptant sur la raison en chacun – croyant ou non, musulman ou non – pour s’adapter, pour adapter sa pratique religieuse notamment à nos principes, à notre commun.
À partir de là, je ne vois pas pourquoi dans l’islam plus que dans d’autres religions, il y aurait une incompatibilité a priori. Si un musulman estime que sa croyance religieuse a une telle importance dans sa vie sociale et publique qu’il ne peut l’adapter aux principes républicains, à la laïcité notamment, alors il ne peut pas l’exercer en France. Il doit choisir un autre pays plus accommodant. C’est à mon avis un cas extrême – sans doute est-ce que ça a été une motivation pour des croyants qui sont partis vivre dans l’Etat islamique ces dernières années par exemple – qui concerne très peu de nos concitoyens.
Le Printemps républicain, dont vous êtes le cofondateur, accorde une importance fondamentale à la laïcité. Comment avez-vous réagi après le discours au collège des Bernardins en avril dernier de notre président, qui souhaite « réparer le lien abîmé » entre la France et l’Eglise ? Ou encore après ses propos sur la « radicalisation de la laïcité » ?
Mon interprétation de la manière dont le président de la République aborde ce sujet en général depuis son élection est la suivante : il a sciemment décidé de ne pas parler de laïcité, et surtout de ne pas donner le sentiment qu’il accorderait quoi que ce soit aux laïcs, pour ne pas risquer de braquer les croyants, en particulier les musulmans, dont il estime avoir besoin dans son projet d’islam de France, afin de faire pièce aux islamistes. Parler de laïcité, au sens républicain classique du terme, c’est-à-dire en allant au-delà d’une interprétation strictement libérale de la loi de 1905, étant considéré comme un chiffon rouge aux yeux des religions. C’est le sens de ses discours aux différentes « communautés » religieuses, dont celui des Bernardins est le plus remarquable exemple.
C’est à mon sens une erreur politique fondamentale. Pour les raisons indiquées plus haut concernant l’islam de France mais qu’on pourrait décliner pour l’ensemble des cultes. L’immense majorité des croyants, avec leurs multiples pratiques et rapports à la religion, comme l’immense majorité des Français, croyants ou non, sont profondément laïques, au sens républicain du terme. Ils sont viscéralement attachés à la liberté de conscience. Mais aussi au droit d’être laissé tranquille en matière religieuse par l’Etat bien sûr – c’est la fameuse neutralité issue de la séparation – ou encore, c’est là que se situe l’erreur du président de la République, d’être laissé tranquille par les religions et leurs représentants. En clair, ils ne veulent pas qu’on leur dise s’il faut croire ou non, comment il faut croire, pratiquer ou non, de telle ou telle manière, etc. Les Français veulent qu’on leur fiche la paix en la matière plus qu’en aucune autre. C’est là le sens profond, architectonique, de notre laïcité. Et pour le moment, on ne peut que constater qu’Emmanuel Macron ne laisse pas les Français tranquilles sur ce sujet. Ce qui est donc, à mon sens, sa principale erreur politique.
Le camp laïque et républicain s’est fissuré au sujet du prochain concert au Bataclan du rappeur Médine. Certains sont montés au créneau pour demander son interdiction. A l’inverse, vous placez la liberté d’expression au-dessus de tout… Votre position est-elle la même concernant Dieudonné ?
Je n’aime ni la censure ni le racisme ni l’antisémitisme. La situation de Médine et de Dieudonné sont différentes en l’espèce, même si je considère que le concert de Médine au Bataclan est une provocation compte tenu des textes de ce chanteur.
Situation différente car Dieudonné est devenu un personnage intervenant dans le débat public, il n’est plus seulement un artiste. Il fait clairement de la politique, au-delà de ses textes d’humoriste. Et il a été condamné par la justice. Ce qui n’est pas le cas de Médine il me semble. Il est donc très difficile de comparer ces deux cas.
Pour le farouche partisan de la liberté d’expression que vous êtes, la loi annoncée sur les « fake news » ne doit pas vous donner une folle envie de déboucher une bouteille de Champagne…
Aucune loi, depuis longtemps, ne m’a donné envie de déboucher une bouteille de Champagne… Là, je ne sais pas exactement ce que ça impliquera concrètement. J’ai compris que ça ne s’appliquerait qu’aux campagnes électorales, mais sans en connaître le détail. Donc je suis incapable de vous donner un avis tranché.
Que pensez-vous de la judiciarisation du débat d’idées avec la multiplication des plaintes d’associations antiracistes à l’encontre de politiques, historiens, essayistes, etc. ?
Je suis a priori partisan d’un usage modéré et circonstancié de la justice en matière d’idées et d’opinions. Aujourd’hui, celle-ci est clairement utilisée par les entrepreneurs identitaires pour peser dans le débat public. Ils utilisent le droit, les libertés publiques et tout ce que permet la loi pour essayer de faire prévaloir leurs idées et empêcher l’expression de celles qu’ils n’apprécient pas. Je pense que personne n’est dupe. Mais leurs manipulations et leurs manœuvres sont très visibles, et il me semble que l’institution judiciaire n’est pas dupe. Au fond, ce sont des ennemis de la liberté d’expression qui accusent leurs adversaires de ne pas les laisser s’exprimer, toujours suivant le même procédé : victimisation et inversion accusatoire, exactement comme pour le racisme ou « l’islamophobie ».