Ce que révèle l’évacuation des «Casques blancs» de Syrie

Alors que des membres de l’organisation controversée ont été exfiltrés de Syrie, le spécialiste de la politique arabe de la Russie Adlene Mohammedi, revient sur la phase diplomatique qui devrait achever cette guerre et la position de Moscou.

La guerre en Syrie semble terminée et nous entrons dans une phase diplomatique décisive dont l’évacuation des «Casques blancs», avec l’aide d’Israël, révèle les difficultés. Entre les 21 et 22 juillet, 422 membres des «Casques blancs» (ou «Défense civile syrienne»), une organisation humanitaire controversée, furent transférés en Jordanie avec l’aide des autorités israéliennes, au grand dam de Damas et de Moscou.

L’événement semble anecdotique puisqu’il ne concerne que quelques centaines de familles. Les premiers chiffres (800) ont été revus à la baisse par les autorités jordaniennes : 422 secouristes des «Casques blancs», ainsi que leurs familles, furent exfiltrés de Syrie à travers la ville fantôme de Quneitra sur le plateau du Golan (sud-ouest de la Syrie) par l’armée israélienne, leur permettant ainsi de rejoindre la Jordanie voisine qui a accepté de les accueillir temporairement, avant de rejoindre l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou encore le Canada.

Cette organisation à la réputation sulfureuse – financée par les États-Unis et accusée par ses adversaires syriens et russes de fournir une couverture à des groupes terroristes et de mettre en scène des attaques attribuées au pouvoir syrien – fuyait l’avancée de l’armée syrienne, qui a hissé le 26 juillet le drapeau syrien à Quneitra, quelques jours après l’évacuation. Fondée en 2013, cette «Défense civile syrienne» n’intervenait qu’en zone rebelle et apparaissait comme un acteur du conflit. Dans la foulée de l’offensive de Deraa, ses membres sont ainsi sauvés par les Israéliens.

L’implication d’Israël dans le conflit syrien

Pourquoi Israël participe-t-il aussi ostensiblement à une telle opération d’exfiltration ? D’abord, cette contribution israélienne n’a rien de singulier. Pour ne prendre qu’un exemple récent, comme l’affirmait le quotidien israélien Haaretz en février dernier, les Israéliens ont décidé de contrer la présence iranienne en augmentant leur soutien à des rebelles syriens.

nsuite, cette opération fut demandée par l’allié américain qui tenait à sauver un groupe qu’il a contribué à former et à financer. Enfin, les Israéliens nous avaient habitués à ce type de mises en scène humanitaires qui font partie de la propagande officielle : au début des années 1980, ils se présentaient comme les défenseurs des «maronites» libanais ; aujourd’hui, contre ce même pouvoir syrien, ils veulent apparaître comme les protecteurs des «rebelles» menacés.

Le compromis, accepté par les Israéliens selon toute vraisemblance, est ainsi tout trouvé par Moscou : seule l’armée syrienne peut revenir à proximité du Golan

Contrairement à ce que beaucoup d’analystes hâtifs tendaient à affirmer dans les premières années du conflit syrien, le gouvernement israélien n’a jamais tenu au maintien du pouvoir syrien (qui serait moins menaçant que des rebelles imprévisibles). L’axe Téhéran-Damas-Hezbollah (dit «axe de la Résistance») est perçu comme l’un des pires dangers aux frontières d’Israël. Sa fragilisation, a fortiori la perspective de l’élimination de l’une de ses composantes, ne pouvait qu’arranger les affaires d’Israël. Mais devant la réalité, et cette évacuation est aussi là pour illustrer cette réalité, Israël a besoin de recourir à une autre stratégie : se tourner vers les principaux artisans de la victoire militaire de Damas et de Téhéran, à savoir Moscou.

L’évacuation des «Casques blancs» et le dialogue russo-israélien

Les Russes, qui ont multiplié les déclarations hostiles aux «Casques blancs», n’ont pas vu d’un très bon œil cette évacuation. Accusés de «djihadisme» et de propagande mensongère, ils sont perçus par Moscou comme des adversaires dont la fuite illustre l’influence étrangère qui se cachait derrière leur action (Washington et ses alliés britannique, canadien, français ou allemand). L’offensive de Deraa (ce sud-ouest syrien où les soulèvements ont commencé en 2011 et où cette évacuation a eu lieu) est le fruit d’un accord entre Russes, Américains, Israéliens et Jordaniens. Cette évacuation est une sorte d’exception que se sont autorisés ces trois derniers. Une exception qui ne doit pas faire oublier l’accord global orchestré par la Russie.

La Russie, qui ne croit plus aux alliances et aux blocs, veut pouvoir multiplier les partenariats avec tout le monde.

Pour rassurer Israël, la Russie s’est engagée à débarrasser la région du Golan de toute présence iranienne (ou du Hezbollah libanais). Si la Russie a permis à «l’axe de la Résistance» de gagner en Syrie, elle n’en fait évidemment pas partie. La Russie veut pouvoir dialoguer avec tout le monde (et le rapprochement avec la Turquie, hier adversaire, montre à quel point elle sait être persuasive), et cela va de Washington à Téhéran, en passant par Tel Aviv et Damas. Le compromis, accepté par les Israéliens selon toute vraisemblance, est ainsi tout trouvé par Moscou : seule l’armée syrienne peut revenir à proximité du Golan. La Russie a pu ainsi jongler entre deux lignes rouges : pour les Israéliens, la présence de l’Iran et des miliciens pro-iraniens dans cette région était une ligne rouge ; pour les Syriens, les empêcher d’être présents à proximité d’un territoire illégalement occupé et annexé par l’ennemi israélien en était une aussi.

La Russie, qui ne croit plus aux alliances et aux blocs, veut pouvoir multiplier les partenariats avec tout le monde. Honnie au début des années 1980 au moment de la guerre en Afghanistan, la Russie s’est bâti à la faveur de la guerre en Syrie une image autrement plus rayonnante : c’est la seule puissance capable de discuter avec tous les acteurs de la région, du Proche-Orient au golfe Persique. Cette position a des avantages (elle en fait un acteur incontournable dans la région), mais elle a aussi un inconvénient : le moindre conflit dans la région compromettrait les positions russes, surtout si la Russie est contrainte de choisir un camp.

Moscou peut rêver ainsi à une «paix russe» au Moyen-Orient, incluant jusqu’à une négociation israélo-syrienne. Mais plusieurs incertitudes demeurent : les Américains joueront-ils le jeu jusqu’au bout ? Les Russes appuieront-ils une «paix» imposée aux Palestiniens par les Américains et leurs alliés dans la région, au risque de s’aliéner l’axe qu’ils ont fait gagner en Syrie ? La Russie saura-t-elle imposer à Israël et à ses ennemis (Téhéran, Damas et le Hezbollah) une «paix» précaire aussi bien dans le Golan qu’au Sud-Liban ? Ces questions montrent à quel point le statut dont jouit la Russie dans la région est fragile.