Sanctions en Iran : comment la France peut protéger ses entreprises

Une commission de juristes estime que les sanctions américaines contre les entreprises françaises commerçant en Iran sont illégales. Elle propose des recours.

« Les États-Unis n’ont pas à être le gendarme économique de la planète. » Bruno Le Maire n’a pas mâché ses mots au lendemain de l’annonce par Donald Trump du rétablissement des sanctions américaines contre l’Iran, après le retrait unilatéral des États-Unis, le 8 mai dernier, de l’accord sur le nucléaire iranien. Dans la foulée, le ministre français de l’Économie s’était dit « déterminé à (s)e battre » pour défendre les intérêts des entreprises françaises présentes en République islamique, sous la menace des sanctions extraterritoriales américaines.

Avec ses homologues allemand et britannique, l’homme fort de Bercy avait dit « attendre, en tant qu’alliés des États-Unis », des exemptions pour les sociétés européennes commerçant avec l’Iran. Or, près de trois mois après le retrait américain de l’accord, force est de constater que ces efforts européens se sont révélés vains. Ce mardi à minuit, la première salve de sanctions américaines contre la République islamique est arrivée à exécution. Elles ciblent les transactions financières et importations de matières premières en Iran, ainsi que les achats dans les secteurs de l’automobile et de l’aviation commerciale.

Pourtant, avant même cette première date butoir (la seconde salve de sanctions sur le secteur énergétique et la Banque centrale iranienne doit intervenir le 5 novembre prochain, NDLR), nombre d’entreprises françaises qui avaient investi en Iran après l’accord avaient déjà plié bagage, effrayées à l’idée d’être ciblées par Washington. Total, Engie, PSA, Airbus ou encore Air liquide ont ainsi quitté la République islamique les unes après les autres.

Trouver une solution juridique

De quoi fragiliser encore davantage un accord qui était jusqu’ici le meilleur moyen de s’assurer que l’Iran ne se doterait pas de la bombe atomique. En vertu de ce texte, signé le 14 juillet 2015 par la République islamique et les 5 + 1 (États-Unis, Chine, Russie, France, Royaume-Uni, Allemagne), l’Iran acceptait de réduire considérablement son programme atomique en échange d’une levée des sanctions internationales qui devait permettre le retour des investissements étrangers dans le pays. Or, si Téhéran a respecté sa part du contrat, selon les multiples rapports de l’Agence internationale de l’énergie atomique (le dernier datant de mai, NDLR), le rétablissement des sanctions américaines – et surtout le départ des multinationales occidentales – pourrait pousser l’Iran à quitter à son tour l’accord et à reprendre tambour battant ses activités nucléaires.

« Le retrait américain de l’accord sur le nucléaire a malheureusement jeté beaucoup de trouble, de confusion et d’incertitude sur la relation entre l’Iran et le reste du monde, dont l’Europe », estime Delphine O, députée LREM et présidente du groupe d’amitié France-Iran à l’Assemblée nationale. « Mais il ne faut pas abandonner, insiste-t-elle. Il manque aujourd’hui une solution juridique solide et sérieuse sur laquelle les pouvoirs politiques pourraient s’appuyer pour faire survivre cet accord et les traités internationaux. »

C’est pour trouver cette « solution juridique » qu’une commission* d’experts du Club des juristes, le « premier think tank juridique français » créé en 2007, a été mise en place fin 2017 sous la direction de Dominique Perben, ancien garde des Sceaux et aujourd’hui avocat associé au cabinet Betto Seraglini, et de Louis de Gaulle, avocat associé au cabinet De Gaulle Fleurance & Associés. Après plusieurs mois de travail, la commission du Club des juristes a rendu son rapport le 19 juillet. Il met en lumière une série de recours possibles pour les quatre pays, dont la France, toujours engagés dans l’accord, et dont les entreprises pâtissent du retrait américain.

Validité du retrait américain

Premier point, la légalité de ce retrait. Le rapport rappelle que cet accord, bien qu’il ne réponde pas à la définition d’un traité international, est à l’origine d’autres textes internationaux, que le droit français ne peut ignorer. Il a été repris à son compte par le Conseil de sécurité de l’ONU (résolution 2231 du 20 juillet 2015) et a également été entériné par le Conseil de l’Union européenne (règlement européen 2015/1863 daté du 18 octobre 2015) qui a été intégré au droit français.

Pour sortir de cet accord (mécanisme dit de « snapback », NDLR), un pays signataire n’a que deux solutions. Tout d’abord, il doit saisir une commission ad hoc (commission conjointe) chargée d’examiner les manquements d’un des membres, et de trouver une voie de sortie consensuelle dans un délai défini. « Pour engager cette procédure, pointe le rapport, il fallait que les États-Unis puissent reprocher à l’Iran de ne pas avoir respecté ses engagements, ce qui pouvait être problématique puisque les contrôles effectués par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) n’ont jamais révélé de manquement de l’Iran dans le cadre de ses obligations de non-prolifération. »

Si la commission conjointe échoue à trouver une issue favorable dans le temps imparti, le pays plaignant peut porter le différend devant le Conseil de sécurité de l’ONU. Celui-ci dispose alors à nouveau d’un certain délai défini pour adopter une nouvelle résolution, répondant aux inquiétudes du pays concerné. Si l’organe suprême de l’ONU échoue à adopter le texte, alors l’accord sur le nucléaire iranien n’est plus valable et toutes les sanctions onusiennes et bilatérales (américaines et européennes) contre la République islamiques sont rétablies. Or jamais les États-Unis n’ont utilisé un mécanisme ou un autre.

« En se retirant de l’accord le 8 mai dernier, les États-Unis n’ont pas invoqué ni appliqué les dispositions régissant les conditions de sortie du texte, car toutes les parties avaient respecté leurs engagements et les avaient exécutés depuis deux ans (levée des sanctions internationales pour les 5 + 1 et réduction drastique du programme nucléaire pour l’Iran, NDLR) », conclut le rapport. « Les États-Unis n’ont rien respecté de ce qu’ils ont signé », souligne pour sa part l’ancien garde des Sceaux Dominique Perben.

Situation inextricable des entreprises

Si les États-Unis ont renversé la table et décidé de rétablir leurs sanctions unilatérales, les autres États signataires restent engagés par l’accord, qu’ils souhaitent sauver. Ainsi, la France doit toujours respecter les résolutions 2231 du Conseil de sécurité de l’ONU ainsi que le règlement 2015/1863 du Conseil de l’UE. Par conséquent, si les entreprises françaises sont toujours autorisées à commercer avec l’Iran, elles risquent d’être frappées à leur tour par les sanctions extraterritoriales américaines, qui visent toute société ayant des intérêts aux États-Unis ou commerçant en dollars.

Or, comme le souligne l’accord, il est juridiquement contestable qu’une entreprise étrangère d’un des pays signataires puisse se prévaloir du rétablissement des sanctions américaines pour résilier son contrat. « Les entreprises françaises se retrouvent dans une situation ingérable », affirme l’avocat Louis de Gaulle, coprésident de la commission. « Si elles se disent aujourd’hui qu’en raison des menaces américaines de sanctions il vaut mieux sortir d’Iran, l’environnement réglementaire n’a pas changé. Il ne fait donc aucun doute que les entreprises iraniennes (avec lesquelles elles ont signé des contrats, NDLR) vont les poursuivre. Il revient donc à l’État d’affirmer sa souveraineté. »

Comme le souligne la commission du Club des juristes, le retrait américain et le rétablissement unilatéral des sanctions extraterritoriales américaines ne trouvent « pas de fondement légal dans l’accord de Vienne ». Par conséquent, le rapport propose de demander à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ou à l’Assemblée générale de l’ONU (qui ne peut, au contraire du Conseil de sécurité, se heurter à un veto américain) de saisir la Cour internationale de justice afin de solliciter un avis consultatif sur la validité du retrait américain.

Sanctions extraterritoriales américaines

Si cet avis n’est pas contraignant, il peut toutefois constituer un point de référence pour d’autres juridictions, comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Pour contester les sanctions extraterritoriales américaines, la commission conseille donc à la France et à l’Union européenne de porter « plainte pour violation » devant l’organe de règlement des différends (ORD) de l’Organisation mondiale du commerce.

Consciente, néanmoins, des limites opérationnelles et juridiques de telles mesures, la commission propose à l’UE de bloquer les sanctions extraterritoriales américaines en mettant en œuvre le « règlement de blocage » (règlement du Conseil de l’UE n° 271/96) interdisant aux entreprises européennes de se conformer à ces mesures punitives, sous peine de pénalités, et bloquant leur application sur le territoire européen. Cette loi est également censée permettre aux entreprises visées d’être indemnisées de tout dommage résultant de ces sanctions.

Toutefois, le rapport estime que ce règlement nécessite d’être mis à jour et renforcé. Il doit permettre d’entraver toute enquête de l’administration américaine (OFAC, le bureau pour le contrôle des actifs à l’étranger) et de contester ses décisions. Enfin, la commission juge que cette loi de blocage devrait avoir des effets extraterritoriaux afin de protéger toutes les filiales d’un groupe dans le monde.

Responsabilité de l’État

Dans le cas où l’État français ne prendrait pas de mesures pour protéger ses entreprises, la commission estime que sa responsabilité pourrait être engagée, d’autant que la France est restée dans l’accord de Vienne. « Nous voyons bien que, si les entreprises françaises subissent un préjudice – soit des poursuites de la part de sociétés iraniennes, soit des sanctions américaines –, la responsabilité de l’État français pourrait être engagée, au nom du principe d’égalité devant les charges publiques dont font partie les entreprises », affirme l’avocat Louis de Gaulle, pour qui la clé du problème réside dans la volonté politique du gouvernement français. « Si la France a voulu effectuer un acte politique fort en se maintenant dans l’accord, il faut qu’elle aille jusqu’au bout, insiste-t-il. Pour la première fois dans l’histoire du droit international, nous avons une opportunité côté français de ne pas subir l’extraterritorialité des lois américaines. »

Malgré le départ d’Iran de ses fleurons, la France semble bien décidée à ne pas rester les bras croisés. Regrettant « vivement la réimposition de sanctions par les États-Unis », le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, s’est dit « résolu à protéger les acteurs économiques européens qui entretiennent des rapports commerciaux légitimes avec l’Iran ». Dans un communiqué commun avec la haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères et ses homologues allemand et britannique, le chef de la diplomatie française a annoncé l’entrée en vigueur, ce mardi 7 août, de la « loi antiboycottage actualisée de l’Union européenne ». « C’est un signal politique adressé par l’UE », affirme à l’Agence France-Presse un haut responsable européen, sous le couvert de l’anonymat. « Ce n’est pas un remède miracle, mais il a un caractère dissuasif. » La bataille juridique avec Washington ne fait que commencer.