Brouille orthodoxe entre Moscou et Constantinople, les fidèles déchirés… en France

Pour les orthodoxes russes en France, la décision du Patriarcat de Moscou de rompre ses relations avec le patriarcat de Constantinople n’est pas qu’un problème religieux… ou politique.

Il affecte concrètement leur vie de fidèles. Sputnik est allé à la rencontre de prêtres des deux Églises, qui vivent douloureusement ce conflit.

Consacrée en 1861, la Cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky se cache rue Daru, une rue très calme en plein cœur d’un quartier résidentiel chic parisien, à quelques pas de l’Arc de Triomphe. La cour est déserte, une poignée de fidèles stationnent encore après la fin de la messe dans ce coin ombragé et intemporel de la capitale. «C’est une question de géopolitique…», perçoit-on des bribes d’une conversation entre deux femmes. À mon approche, elles se taisent et me regardent en biais. Visiblement, la venue d’une journaliste n’est un secret pour personne.

La cathédrale, dont la construction a été financée essentiellement par souscription, est le premier lieu de culte permanent pour la communauté russe orthodoxe à Paris. Et elle dépend du Patriarcat œcuménique de Constantinople.

Le Père Andreï, qui a terminé son séminaire, puis l’Académie spirituelle à Kiev, passe son temps en appels téléphoniques et en rencontres avec les fidèles depuis l’annonce officielle du Patriarcat de Moscou qu’il rompait ses relations avec le patriarcat de Constantinople. Tous se demandent quelle attitude adopter.

«De nombreuses personnes venant à Paris sont des fidèles de l’Église russe orthodoxe. Ils viennent souvent se confesser et communier chez nous, précise le Père Andreï. Actuellement, on a l’impression de voir un mur se dresser. Qu’est-ce que je dois faire? Aller à l’encontre? Laisser ce mur grandir dans l’esprit de ces gens?»

Un retour en arrière s’impose pour comprendre la situation. L’orthodoxie est divisée en 14 Églises «autocéphales», c’est-à-dire autonomes, qui recouvrent chacune un territoire donné, héritage de l’histoire: il ne s’agit pas d’Églises nationales, leur magistère s’exerce souvent à cheval sur plusieurs États. Parmi elles, sept d’entre elles reconnaissent une primauté d’honneur, une autorité morale, au patriarche œcuménique de Constantinople.

L’Église orthodoxe de Russie, qui chapeaute aussi les fidèles ukrainiens, n’en fait pas partie. Aussi, quand le patriarche de Constantinople a déclaré le 12 octobre dernier la création d’une nouvelle Église autocéphale ukrainienne, le patriarcat de Moscou a-t-il réagi de manière virulente, le 15 octobre: non seulement il ne reconnaît pas cette décision, mais il a coupé les ponts spirituels avec le patriarcat de Constantinople. Selon cette décision, les fidèles qui dépendent normalement de Moscou ne peuvent plus participer à la vie spirituelle (communion, baptême, mariage…) dans une église dépendant de Constantinople et inversement.

«Ce que nous avons appris le 15 octobre, juste au lendemain de la Fête de l’Intercession de la Mère de Dieu, nous a tous rendus malheureux», déplore le Père Andreï.

«L’unité de l’Église, c’est le principe fondamental que nous professons quand nous lisons à haute voix le Credo lors de la liturgie, poursuit l’homme d’Église. L’unité que l’on y cite n’est pas due aux efforts des hommes, c’est un don de Dieu. Et quand on commence à douter de cette unité, notre vie devient dure, parce que le doute dans la véracité de l’église, telle une ombre maléfique, nous tente.»

Pour le Père Andreï, «on devrait dans ce cas précis appliquer l’expérience pastorale des sages, comme si un berger rassemblait son troupeau»; tous les fidèles devraient percevoir l’unité de l’église orthodoxe comme «un don qui leur est donné à garder».

Une unité compromise par le conflit entre les Églises de Moscou et de Constantinople. Le rôle que jouait historiquement la cathédrale de la rue Daru -risque de changer: «Nous, le Patriarcat de Constantinople, de tradition russe, qui depuis le tout début du XX siècle avons accueilli tous les orthodoxes- Russes, Serbes, Grecs, Bulgares – nous nous retrouvons devant un obstacle qui est sensé d’empêcher leur entrée [au sein de notre église – source]».

«L’eucharistie s’adresse à tout le monde, sans exception, dit Père Andreï. Je vois actuellement se dresser une barrière et ça me pose une question: comment l’accepter? Et la réponse – même si elle très difficile – c’est inacceptable.»

Pour le Père Andrei, la communauté se perçoit à l’échelle de la paroisse, où les gens viennent pour y commencer leur vie spirituelle, se confesser, baptiser leurs enfants, célébrer leurs noces. À ce titre, il est perturbé par la décision du Patriarcat de Moscou.

«Sergueï Averintsev(3) a bien exprimé la raison d’être humaine: « L’homme, depuis sa création, n’est appelé qu’à une chose, à la communication. Si on nous prive du sacrement principal de l’église —la communication, la communion- ça nous blesse. »»

Le Père Andreï reçoit maintenant en confession beaucoup de gens, «ils viennent en pleurant». Et pour lui, une issue est envisageable: celle de suivre l’exemple d’antan, de créer une «commission de dialogue», dirigée par de «vrais sages dans le Patriarcat de Moscou».

Il exprime son indulgence vis-à-vis des schismatiques ukrainiens, en soulignant qu’«ils n’ont pas changé de confession, ils n’ont pas trahi les dogmes de la foi.» Néanmoins, le Père Andreï y voit également un danger à combattre:

«Ils ont avancé une condition qui me chagrine beaucoup, c’est une condition « nationale ». Je me suis dit que l’Église pourrait considérer cette idée « nationale », pour qu’elle ne devienne pas « nationaliste ».»

À l’autre bout de la France, en Alsace, pour le Père Dimitri, prêtre de l’Évêché orthodoxe russe de Chersonèse, rattachée au Patriarcat de Moscou, l’heure est aussi à la «tristesse» devant l’unité ébranlée de l’Église. Lui aussi, ces derniers temps, fait beaucoup de communication sur la décision du Patriarcat de Moscou : «J’ai reçu un appel d’une famille que je connais, qui fréquentaient depuis10 ans une église appartenant au Patriarcat de Constantinople. Ils ont été heureux de savoir que nous appartenions au Patriarcat de Moscou! Mais c’est un bonheur triste.»

Chaque prêtre a reçu une lettre du Patriarche qui lui ordonnait d’annoncer depuis l’ambon que la communion eucharistique entre le Patriarcat de Constantinople et le Patriarcat de Moscou était rompue, en expliquant les raisons de cette décision.

Pour les paroissiens du Père Dimitri, qui aiment aller en retraite au Monastère de Bussy(5), près de Paris, rattaché à Constantinople, la situation est dure.

«Y aller comme des touristes, sans participer au sacrement de la liturgie, c’est bien triste, dit le prêtre, ça déchire l’orthodoxie. Mais c’est un déchirement purement politique, comme je l’ai expliqué aux paroissiens.»

Pour le Père Dimitri, l’action de Bartholomée Ier de Constantinople, à la source du schisme orthodoxe actuel, «est anti-canonique», parce que les territoires ukrainiens dépendent du Patriarcat de Moscou depuis le XVII siècle.

«Pourquoi le Synode de Constantinople annule cette décision du XVIIe, dans laquelle le territoire ukrainien passe sous l’autorité de l’Église de Moscou? s’interroge le Père Dimitri. Il a utilisé l’argumentation des premiers conciles œcuméniques du V – VIème siècles. Mais nous vivons dans un monde où 14 églises canoniques autocéphales existent, qui résolvent ces problèmes d’une manière autonome. Ça ressemble à l’administration de Trump qui se mêle des affaires des autres pays.»

«C’est pour le moins étrange. Ce n’est pas du ressort du Constantinople —de passer « par-dessus la tête » de l’église autocéphale russe,» juge le Père Dimitri.

«J’y vois des manœuvres politiques de la part de Constantinople, j’y vois même la main des USA qui cherche à brouiller définitivement l’Ukraine et la Russie», affirme le prêtre.

La géopolitique ou les parallèles avec les épisodes d’ingérence dans le monde des laïcs se glissent dans les affaires de l’église. Un article du métropolite Jonas, ancien primat de l’Église orthodoxe en Amérique, dénonce l’ingérence du Département d’État américain dans les affaires de l’Église orthodoxe en Ukraine.

«L’église n’est pas un régiment militaire, explique le Père Dimitri. Nous sommes dans une situation bien délicate. D’une part, nous avons notre hiérarchie qui prend les décisions dans le cadre du conflit. D’autre part, nous sommes en émigration.»

«Pour nous, il y a également un problème géographique: trouver une paroisse proche.»

Auparavant, les fidèles ne faisaient pas de distinction entre les Patriarcats de Moscou et de Constantinople dans le choix de leur paroisse. Dans les années 1930, quand la diaspora russe en France était très nombreuse, les fidèles pouvaient opter pour une église dépendant de Constantinople, de Moscou et de l’Église orthodoxe russe à l’étranger. Mais la distinction restait théorique, émotionnelle… et surtout géographique, les fidèles n’avaient pas de consigne formelle. Aujourd’hui, ils se retrouvent face à une interdiction catégorique.

«L’affaire est délicate, se désole Père Dimitri. D’une part, c’est nécessaire parce que l’action du Patriarcat de Constantinople n’est pas canonique. Mais d’autre part, c’est triste et douloureux. Nous sommes peu nombreux, en émigration, nous nous connaissons tous. Je connais Père Andrei de la rue Daru, par exemple. Ça déchire l’Église et je ne sais pas encore quoi en penser, bien que je me soumette à la décision de la hiérarchie. Toute cette situation est bien triste et la seule chose qui nous reste, c’est prier pour l’unité.»

«J’explique à mes paroissiens qu’il ne s’agit pas de se soumettre aveuglément à la décision de la hiérarchie, mais de voir lucidement que le Patriarcat de Constantinople n’a pas agi dans le cadre du canon.»

Entre-temps, des amis m’ont appris que dans un foyer pour personnes âgées à Saint-Geneviève de Bois, la fameuse Maison russe, fondée au début du XXe siècle pour accueillir de vieux aristocrates qui avaient fui leur patrie au moment e la Révolution de 1917, «le Père Ephreme a refusé la communion à Monseigneur Paul». Le Père Ephreme, recteur de la chapelle Saint-Nicolas au sein de cette maison de retraite, n’a fait qu’appliquer à la lettre l’ordre du Patriarcat de Moscou… mais comment l’expliquer aux pensionnaires, éprouvés, en fin de vie? Comment leur faire comprendre ce schisme moderne ?

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