Les attaques contre le milliardaire américain d’origine hongroise George Soros ont longtemps été cantonnées à l’extrême droite la plus radicale, mais elles commencent à en déborder, comme l’a démontré le dernier scandale impliquant Facebook.
Facebook s’est retrouvé en terrain très glissant à la suite d’une longue enquête du New York Times, publié mercredi 14 novembre, sur les dérives des communicants travaillant pour le réseau social. Une révélation en particulier a mis le feu aux poudres : Definers, une agence de communication conservatrice payée par le géant de l’Internet pour défendre ses intérêts, a suggéré à des journalistes d’enquêter sur les supposés liens financiers entre Freedom from Facebook, une association hostile à Facebook, et Georges Soros.
Depuis un certain temps, le multimilliardaire américain d’origine hongroise de 88 ans se retrouve régulièrement dépeint en ennemi numéro 1 de l’Amérique au sein de la frange la plus radicale de l’extrême droite américaine. Le portail complotiste Infowars ou encore Breitbart, le site de Steve Bannon, l’ancienne éminence grise de Donald Trump, ont souvent présenté Georges Soros comme le financier tout-puissant qui tire toutes les ficelles. Mais ces attaques aux relents antisémites restaient, jusqu’à récemment, confinées aux recoins les plus extrémistes du Web.
Un héros dans les années 1990
Conscients de l’effet potentiellement dévastateur de la révélation du New York Times, le PDG du réseau social, Mark Zuckerberg, et sa numéro 2, Sheryl Sandberg ont immédiatement réagi, se défendant d’avoir été au courant et annonçant la fin de la collaboration avec Definers. Mais le mal était déjà fait. L’Open Society Foundation, le réseau d’ONG philanthropiques de Georges Soros, a qualifié l’attitude de Facebook de “choquante”, et dénoncé la campagne de diffamation qui capitalise “sur les fausses informations haineuses et antisémites qui circulent” au sujet du milliardaire.
L’un des responsables de Definers, Tim Millers, s’est défendu de tout antisémitisme. “Je me suis toujours battu, à titre personnel, contre l’alt-right [mouvance de l’extrême-droite américaine suprématiste et raciste] et d’autres extrémistes qui disséminent le racisme et la haine”, a-t-il assuré sur Twitter. Comment sa société a-t-elle pu, dans ces conditions, en venir à utiliser George Soros pour dénigrer un adversaire ?
C’est un long processus qui a transformé le riche financier philanthrope en bouc émissaire d’une frange grandissante de la population aux États-Unis et d’ailleurs. Dans les années 1990, George Soros était perçu comme une sorte de héros des valeurs occidentales de liberté contre l’idéologie du bloc soviétique mourant. Après la chute du mur de Berlin, le milliardaire a dépensé plus de 400 millions de dollars pour soutenir des organisations démocratiques dans les ex-pays communistes. Ce survivant de la Shoah considérait qu’investir dans des initiatives défendant les valeurs démocratiques était le meilleur moyen d’éviter un retour des régimes autoritaires.
À l’époque, les rares critiques du milliardaire, dont la fortune est estimée à 25 milliards de dollars, provenaient de la gauche. Ils rappelaient que Georges Soros avaient “construit sa fortune sur son talent de prédateur financier”, confie au site Vocativ Jesse Walker, auteur de “The United States of Paranoia : a conspiracy theory”. Il avait, notamment, gagné environ un milliard de dollars en misant sur la chute de la livre britannique en 1992.
George Soros s’est aussi fait des ennemis en Russie, où il est soupçonné d’avoir cherché à profiter de la crise économique de la fin des années 1990. C’est à cette occasion que les caricatures à connotation antisémite sur l’image du banquier étranger, cherchant à s’enrichir sur le dos du peuple, ont commencé à circuler, raconte le site Daily Beast.
De Fox News à Viktor Orban
Une vision importée aux États-Unis par deux stars de la chaîne Fox News : Bill O’reilly et Glenn Beck. Ils ont, tous deux, fait du milliardaire l’une de leur cible de prédilection. Glenn Beck lui a même consacré deux heures d’émission, en 2010, durant lesquelles il le dépeint comme un “marionnettiste” qui s’attaque “en coulisse” aux valeurs traditionnelles américaines. Pour l’Anti-Defamation League, une ONG américaine de défense des juifs aux États-Unis, les attaques des deux présentateurs contenaient tous les clichés antisémites.
Mais ils étaient encore isolés dans leur appel à la haine de George Soros. C’est la crise des réfugiés de 2015 qui a accentué le phénomène, estime le quotidien britannique The Guardian. Les dons du milliardaire en faveur des associations de soutien aux réfugiés et ses appels à une politique humaniste à l’égard des migrants “l’ont placé dans le collimateur de gouvernements populistes, comme celui de Hongrie”, souligne le journal.
C’est dans son pays de naissance que George Soros va subir les attaques les plus véhémentes. Viktor Orban, déjà Premier ministre à l’époque, le qualifie de “financier américain qui spécule contre les peuples européens”. Il fait aussi placarder des affiches dans tout le pays montrant un George Soros tout sourire – rappelant l’imagerie nazie des années 1930 pour traiter le “riche juif” – accompagné de la phrase : “rira bien qui rira le dernier”.
Huit cents théories du complot
En parallèle, la campagne électorale pour l’élection présidentielle américaine de 2016 prend son envol et la propagande russe affûte ses armes. Guccifer, le hacker roumain à l’origine de la mise en ligne des mails du Parti démocrate, met en place tout un site “pour en apprendre plus sur George Soros”. Le milliardaire y est présenté comme un “oligarque aux racines juives” qui a financé “tous les coups d’État dans le monde ces 25 dernières années” et dont l’argent a été mis au service du Parti démocrate.
À partir de ce moment, le financier devient l’ennemi public numéro 1 (avec Hillary Clinton) pour l’alt-right américaine, qui soutient la candidature de Donald Trump. Le site Vocativ a dénombré plus de 800 théories du complot liées à George Soros sur les forums internet de prédilection de l’extrême droite américaine durant la campagne et après l’élection du milliardaire républicain.
Et le clan Trump a repris à son compte certaines de ces attaques. Donald Trump Jr a ainsi retweeté, en mai 2018, un message sous-entendant qu’il existait un lien entre la famille Clinton et George Soros. Même le président a eu recours à cet épouvantail de l’extrême droite affirmant, à l’occasion de la très controversée nomination du juge Brett Kavanaugh à la Cour suprême, que les manifestants qui lui étaient hostiles étaient “payés par George Soros et d’autres”.
Alors que les attaques contre ce dernier sont si nombreuses et viennent même du chef de l’exécutif, pas étonnant que cette banalisation ait pu conduire une agence de communication comme Definers sur cette voie.Pour le Daily Beast, c’est tout simplement la preuve que “nous sommes dans l’âge Soros de l’antisémitisme”.