Le militarisme américain a déraillé – et un officier en milieu de carrière aurait dû s’en douter. Au début du siècle, l’armée américaine s’était logiquement concentrée sur la contre-insurrection car elle faisait face à diverses guerres assez floues et apparemment sans fin dans tout le Grand Moyen-Orient et dans certaines parties de l’Afrique. En 2008, de retour d’Irak, alors que j’étais encore capitaine et que j’étudiais à Fort Knox, au Kentucky, nos scénarios d’entraînement étaient généralement axés sur le combat urbain et ce qu’on appelait des missions de sécurité et de stabilisation. Nous y prévoyions d’attaquer un centre ville fictif, d’y détruire les combattants ennemis, puis de passer à la pacification et aux opérations « humanitaires »
Bien sûr, personne ne s’interrogeait alors sur l’efficacité douteuse de ces « changements de régime » et de ces « nations building », les deux activités dans lesquelles notre pays s’engageait avec une telle régularité. Cela aurait été mal vu. Pourtant, aussi sanglantes et gaspilleuses qu’aient pu être ces guerres, elles ressemblent aujourd’hui à des reliques d’une époque remarquablement plus simple. L’armée américaine connaissait alors sa mission (même si elle ne pouvait pas l’accomplir) et pouvait prédire ce à quoi chacun de nous, jeunes officiers, pouvions nous attendre : une contre-insurrection en Afghanistan et en Irak.
Huit ans plus tard – au cours desquels l’auteur a travaillé sans succès en Afghanistan et enseigné à West Point – et la présence militaire terrestre américaine a considérablement diminué au Moyen-Orient, même si ses guerres y restent « sans fin ». Les États-Unis continuaient de bombarder, de faire des raids et de « conseiller » aux mêmes endroits au moment même où je commençais à enseigner au Command and General Staff College à Fort Leavenworth, au Kansas. Néanmoins, alors que, pour la première fois, je donnais des cours de formation aux officiers d’état-major, en 2016, il m’est rapidement apparu que quelque chose était en train de changer.
Nos scénarios de formation ne se limitaient plus aux opérations anti-insurrectionnelles. Nous planifiions maintenant d’éventuels déploiements dans le Caucase, la région de la mer Baltique et la mer de Chine méridionale (pensez à la Russie et à la Chine) et envisagions une guerre classique de haute intensité dans ces régions. Nous planifiions aussi des conflits contre un régime « voyou » à l’iranienne (pensez : eh bien, l’Iran). Les missions consistaient à projeter des divisions de l’armée américaine dans des régions éloignées pour mener des guerres majeures afin de « libérer » des territoires et de renforcer les alliés.
Une chose est vite devenue évidente pour moi dans mes nouvelles recherches : beaucoup de choses avaient changé. En fait, l’armée américaine s’était largement développée à l’échelle mondiale. Frustrée par son incapacité d’aboutir à un accord dans l’une ou l’autre des vagues guerres contre le terrorisme de ce siècle, Washington avait décidé qu’il était temps de se préparer à une « vraie » guerre contre une foule d’ennemis imaginaires. En fait, ce processus se développe sous notre nez depuis un certain temps déjà. Vous vous souvenez, en 2013, lorsque le président Obama et la secrétaire d’État Hillary Clinton ont commencé à parler d’un « pivot » vers l’Asie – une tentative évidente pour contenir la Chine. M. Obama a également sanctionné Moscou et militarisé davantage l’Europe en réponse à l’agression russe en Ukraine et en Crimée. Le président Trump, dont l’« instinct », pendant la campagne, lui disait de se retirer du bourbier moyen-oriental, s’est finalement avéré prêt à faire monter la pression envers la Chine, la Russie, l’Iran et même (pour un temps) la Corée du Nord.
Les budgets du Pentagone ayant atteint des niveaux record – quelque 717 milliards de dollars pour 2019 – Washington a maintenu le cap, tout en commençant à planifier des conflits futurs plus étendus, dans le monde entier. Aujourd’hui, pas un seul mètre carré de notre planète qui ne cesse de se réchauffer n’échappe à la militarisation américaine.
Pensez à ces développements comme à l’établissement d’une formule potentielle de conflit perpétuel qui pourrait mener les États-Unis dans une guerre vraiment cataclysmique dont ils n’ont pas besoin et qu’ils ne peuvent gagner de manière significative. En gardant cela à l’esprit, voici un petit tour de la planète Terre telle que l’armée américaine l’imagine maintenant.
Nos anciens terrains de jeu : Une guerre sans fin au Moyen-Orient et en Afrique
Totalement incapable d’arrêter, même après 17 ans d’échec, la machine militaire bipartisane de Washington continue d’arpenter le Grand Moyen-Orient. Quelque 14 500 soldats américains sont toujours en Afghanistan (ainsi qu’une grande partie de la puissance aérienne américaine), bien que cette guerre soit un échec selon n’importe quel critère que vous pouvez choisir – et des Américains y meurent toujours, même si le nombre diminue.
En Syrie, les forces américaines restent prises au piège entre des puissances hostiles, à une erreur près d’un éventuel déclenchement des hostilités avec la Russie, l’Iran, le président syrien Assad, ou même la Turquie, alliée de l’OTAN. Alors que les troupes américaines (et la puissance aérienne) en Irak ont contribué à détruire le « califat » physique d’État Islamique, elles y restent empêtrées dans une guérilla de faible intensité, dans un pays apparemment incapable de former un consensus politique stable. En d’autres termes, il n’y a pas encore de fin en vue pour cette guerre vieille de 15 ans. Ajoutez à cela les frappes de drones, les attaques aériennes conventionnelles et les raids des forces spéciales que Washington déclenche régulièrement en Somalie, en Libye, au Yémen et au Pakistan, et il est clair que l’armée américaine reste plus que présente dans la région.
Au contraire, les tensions – et le potentiel d’escalade – dans le Grand Moyen-Orient et en Afrique du Nord ne font qu’empirer. Le président Trump a dénoncé l’accord nucléaire iranien du président Obama et, malgré le récent drame de l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, soutient avec joie les rois saoudiens dans leur course aux armements et leur guerre froide contre l’Iran. Alors que les autres acteurs majeurs de cet accord iranien sont restés à bord, le président Trump a nommé des néoconservateurs iranophobes intraitables comme John Bolton et Mike Pompeo à des postes clés pour la politique étrangère et son administration menace toujours d’un changement de régime à Téhéran.
En Afrique, malgré les discussions sur la réduction de la présence américaine dans ce continent, la mission consultative militaire n’a fait qu’accroître ses divers engagements, soutenant des gouvernements dont la légitimité est douteuse contre les forces d’opposition locales et déstabilisant davantage un continent déjà instable. On pourrait penser que faire la guerre pendant deux décennies sur deux continents permettrait au moins d’occuper le Pentagone et de tempérer le désir de Washington d’initier d’autres affrontements. Il se trouve que c’est le contraire qui se produit.
Frapper l’ours : encercler la Russie et lancer une nouvelle guerre froide
La Russie de Vladimir Poutine est de plus en plus autocratique et montre une tendance à l’agression, localisée à sa sphère d’influence. Néanmoins, il serait préférable de ne pas exagérer la menace. La Russie a annexé la Crimée, mais les habitants de cette province étaient des Russes et souhaitaient une telle réunification. Elle est intervenue dans une guerre civile ukrainienne, mais Washington a également été complice du coup d’État qui a déclenché ce drame. En outre, tout cela se déroule dans le voisinage de la Russie alors que l’armée américaine déploie de plus en plus ses forces jusqu’aux frontières mêmes de la Fédération de Russie. Imaginez l’hystérie à Washington si la Russie déployait des troupes et des conseillers au Mexique ou dans les Caraïbes.
Malgré cela, Washington et sa machine militaire n’hésitent pas à affronter la Russie. C’est un combat pour lequel les forces armées se sentent à l’aise. Après tout, c’est pour une telle guerre que ses commandants supérieurs ont été formés vers la fin d’une guerre froide qui a duré près d’un demi-siècle. La contre-insurrection est frustrante et floue. La perspective de préparer une « vraie guerre » contre de bons vieux Russes avec des chars, des avions et de l’artillerie – c’est bien pour cela que l’armée a été faite !
Et malgré tous les discours exagérés sur la complicité de Donald Trump avec la Russie, sous sa direction, l’escalade militaire de l’ère Obama en Europe n’a fait que s’amplifier. À l’époque où je casernais désespérément en Irak et en Afghanistan, l’armée américaine retirait ses brigades de combat d’Allemagne pour les ramener sur le sol américain (quand, bien sûr, elles ne combattaient pas quelque part dans le Grand Moyen-Orient). Puis, à la fin des années Obama, les militaires ont commencé à renvoyer ces forces en Europe et à les stationner dans les pays baltes, en Pologne, en Roumanie et dans d’autres pays toujours plus proches de la Russie. C’est sans fin et, cette année, l’U.S. Air Force a livré sa plus importante cargaison de munitions en Europe depuis la guerre froide.
Ne vous leurrez pas : une guerre contre la Russie serait une catastrophe inutile – et elle pourrait devenir nucléaire. La Lettonie vaut-elle vraiment ce risque ?
D’un point de vue russe, bien sûr, c’est Washington et l’expansion (par définition) en Europe de l’Est de l’alliance anti-russe que représente l’OTAN qui constitue la véritable agression dans la région – et Poutine a peut-être raison sur ce point. De plus, une évaluation honnête de la situation suggère que la Russie, un pays dont l’économie a à peu près la taille de celle de l’Espagne, n’a ni la volonté ni la capacité d’envahir l’Europe centrale. Même dans les pires temps de la guerre froide, comme nous le savons aujourd’hui grâce aux archives soviétiques, la conquête européenne n’a jamais été à l’ordre du jour de Moscou. Elle ne l’est toujours pas.
Néanmoins, l’armée américaine continue de se préparer à ce que le général Robert Neller, commandant du Corps des Marines, s’adressant à certaines de ses forces en Norvège, a prétendu être un « grand combat » à venir. Si elle n’y fait pas attention, Washington pourrait bien déclencher cette guerre qu’elle semble vouloir, à la différence de l’Europe et du reste de la planète.
Défier le Dragon : la quête futile d’une hégémonie en Asie
La marine américaine traite depuis longtemps les océans du monde comme s’il s’agissait de lacs américains. Washington ne laisse pas ce droit à d’autres grandes puissances ou États-nations. Ce n’est que maintenant que la marine américaine est enfin confrontée à certains défis à l’étranger, en particulier dans le Pacifique occidental. Une Chine en plein essor, avec une économie en croissance rapide et les griefs d’une longue histoire de domination impériale européenne, a eu l’audace de s’affirmer dans la mer de Chine méridionale. Washington y réagit avec panique et bellicisme.
Peu importe que la mer de Chine méridionale soit les Caraïbes de Pékin (un endroit où Washington a longtemps estimé avoir le droit de faire tout ce qu’elle voulait sur le plan militaire). La mer de Chine méridionale a le mot Chine dans son nom ! L’armée américaine prétend maintenant – avec juste assez de vérité pour convaincre les non-informés – que la marine chinoise en pleine expansion vise la domination du Pacifique, sinon des mers du monde. Bien sûr, à l’heure actuelle, la Chine n’a que deux porte-avions, dont un vieux réhabilité (bien qu’elle en construise davantage), alors que la marine américaine en a 11 de taille normale et neuf plus petits. Et oui, la Chine n’a encore attaqué aucun de ses voisins. Pourtant, on dit au peuple américain que ses militaires doivent se préparer à une éventuelle guerre contre la nation la plus peuplée de la planète.
Dans cet esprit, les USA ont déployé encore plus de navires, de marines et de troupes dans la région du Pacifique entourant la Chine. Des milliers de Marines sont maintenant stationnés dans le nord de l’Australie, des navires de guerre américains naviguent dans le Pacifique Sud et Washington a envoyé des signaux contradictoires concernant ses engagements militaires envers Taiwan. Même l’océan Indien a récemment été considéré comme un champ de bataille possible contre la Chine, alors que la marine américaine y accroît ses patrouilles régionales et que Washington négocie des liens militaires plus étroits avec l’Inde, le voisin chinois en pleine expansion. Dans un geste symbolique, l’armée a récemment rebaptisé son ancien Commandement du Pacifique (PACOM) en Commandement Indo-Pacifique (INDOPACOM).
Comme on pouvait s’y attendre, le haut commandement militaire chinois se prépare en conséquence. Il a conseillé à son commandement de la mer de Chine méridionale de se préparer à la guerre, a fait ses propres gestes provocateurs en mer de Chine méridionale et a également menacé d’envahir Taïwan si l’administration Trump changeait l’ancienne politique américaine intitulée « une Chine ».
Du point de vue chinois, tout cela est on ne peut plus logique, étant donné que le président Trump a également déclenché une « guerre commerciale » contre Pékin et intensifié sa rhétorique anti-chinoise. Et tout cela est, à son tour, cohérent avec la militarisation croissante du Pentagone dans le monde entier.
Aucune terre qui ne soit trop lointaine
S’il n’y avait que l’Afrique, l’Asie et l’Europe que Washington ait choisi de militariser. Mais comme aurait pu le dire le Dr Seuss : ce n’est pas tout, oh non, ce n’est pas tout. En fait, à peu près chaque centimètre carré de notre planète qui n’est pas déjà occupé par un État rival est considéré comme un espace militarisé à contester. Les États-Unis ont longtemps été uniques dans la façon dont ils ont divisé toute la surface du globe en commandements géographiques (combattants) présidés par des généraux et des amiraux qui se comportent en proconsuls régionaux de style romain.
Et les années Trump ne font qu’accentuer ce phénomène. Prenons l’Amérique latine, qui pourrait normalement être considérée comme un espace non menaçant pour les États-Unis, bien qu’elle soit déjà sous la surveillance du Commandement Sud des États-Unis (SOUTHCOM). Récemment, cependant, après avoir déjà menacé d’« envahir » le Venezuela, le président Trump a passé la campagne électorale à soulever sa base en affirmant qu’une caravane de réfugiés désespérés venant d’Amérique centrale – provenant de pays dont les États-Unis sont responsables de leur déstabilisation – était une véritable « invasion » et donc un autre problème militaire. À ce titre, il a ordonné l’envoi de plus de 5 000 soldats (plus que ceux qui servent actuellement en Syrie ou en Irak) à la frontière américano-mexicaine.
Bien qu’il ne soit pas le premier à essayer de le faire, il cherche également à militariser l’espace et à créer une cinquième branche de l’armée américaine, provisoirement connue sous le nom de Space Force. C’est logique. La guerre a longtemps été tridimensionnelle, alors pourquoi ne pas faire entrer le militarisme américain dans la stratosphère, alors même que l’armée américaine s’entraîne et se prépare manifestement à une nouvelle guerre froide (sans jeu de mots) avec cet adversaire toujours à portée de main, la Russie, autour du cercle arctique.
Si le monde tel que nous le connaissons doit disparaître, ce sera soit à cause de la menace à long terme du changement climatique, soit à cause d’une guerre nucléaire absurde. Dans les deux cas, Washington aura doublé la mise. En ce qui concerne les changements climatiques, bien sûr, l’administration Trump semble déterminée à charger l’atmosphère d’encore plus de gaz à effet de serre. Lorsqu’il s’agit d’armes nucléaires, plutôt que d’admettre qu’elles sont inutilisables et de chercher à réduire davantage les arsenaux gonflés des États-Unis et de la Russie, cette administration, comme celle d’Obama, s’est engagée à investir au moins 1600 milliards de dollars sur trois décennies pour la « modernisation » totale de cet arsenal. N’importe quel groupe de personnes un peu rationnelles aurait accepté depuis longtemps que la guerre nucléaire est impossible à gagner et qu’elle n’est une méthode pour l’extinction massive de l’humanité. Il se trouve cependant que nous n’avons pas affaire à des acteurs rationnels, mais à un establishment de défense qui considère qu’il est prudent de se retirer du traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI) datant de l’ère de la guerre froide avec la Russie.