L’expert en Défense Philippe Migault revient sur l’instauration de la loi martiale par Kiev qu’il perçoit comme une simple démarche électorale, le président Porochenko n’étant pour l’instant pas favori de la prochaine présidentielle de mars 2019
La loi martiale votée en Ukraine, à la suite de l’incident naval survenu dans le détroit de Kertch entre trois bâtiments de la marine ukrainienne et les navires des garde-côtes russes, suscite relativement peu d’émoi en Europe. Petro Porochenko a beau prévenir que le danger d’une «guerre totale» n’est pas à exclure entre Russes et Ukrainiens, personne ne semble le prendre au sérieux. Le président ukrainien, qui a demandé à l’OTAN l’envoi de navires de combat en mer d’Azov afin de dissuader toute offensive russe, n’est parvenu qu’à une chose : dégrader un peu plus – dans la mesure où cela était encore possible – son image en «Occident».
Car nul n’est dupe à l’ouest du Bug et des Carpates. A l’approche de l’élection présidentielle de mars-avril 2019, Petro Porochenko, réputé pour sa corruption et sa gestion désastreuse de l’Ukraine, est en très mauvaise posture dans les sondages, où il pointe en troisième position parmi les candidats déclarés, à plus de dix points de la favorite, Yulia Timochenko. Il n’a qu’une option pour renverser la vapeur, faire feu de tout bois.
Dans ce cadre la posture de chef de guerre – bien connue de nos présidents – est de nature à resserrer autour de lui l’électorat, a fortiori quand elle se double, comme il s’échine à le faire croire, du costume du sauveur de la patrie face aux appétits russes.
Une conception de l’état d’urgence à géométrie variable
De surcroît, cette loi martiale va permettre à l’Etat ukrainien de réguler pendant 30 jours l’activité des médias et de limiter les rassemblements publics. Très pratique pour gêner les opposants, même si l’Ukraine n’est pas encore, officiellement, entrée en campagne électorale. D’autant que cette loi s’applique à des zones hostiles aux actuelles autorités ukrainiennes.
Car Porochenko a une conception de l’état d’urgence à géométrie variable. Il suffit de regarder une carte pour constater que la loi martiale s’applique dans toutes les régions où les russophones sont majoritaires, ou bien constituent de très fortes minorités. Dans presque tous les oblasts où le parti de Viktor Yanoukovitch, plutôt pro-russe, l’a emporté à la présidentielle de 2010.
Ce sont, bien sûr, les zones frontalières de la Russie, ce qui peut logiquement répondre à une préoccupation de défense, mais aussi toute la Novorossia de la Grande Catherine, ce sud du pays courant de la Moldavie au Donbass et qui, conquis sur les Tatars de Crimée et l’Empire ottoman, n’a jamais été «ukrainien».
Bref, Petro Porochenko envoie un double message très clair aux Ukrainiens : primo, selon la communauté linguistique et culturelle à laquelle vous appartenez – si tant est que cela ait grand sens dans la mesure où chacun comprend l’autre – vous êtes ou non suspect. Secondo, messieurs les ultranationalistes ukrainiens, vous pouvez continuer à vous conduire en terrain conquis chez l’ennemi héréditaire, Porochenko vous donne un blanc-seing. Caricatural ? Peut-être.
Mails il faudrait tout de même expliquer pourquoi l’oblast d’Odessa, à 650 kilomètres de la ligne de front du Donbass, est ainsi placé sous loi martiale, si ce n’est, précisément, parce que sa population est suspecte aux yeux du pouvoir. Lequel, d’ailleurs, a quelque raison de se méfier. C’est à Odessa le 2 mai 2014 que 43 personnes sont mortes, dont 32 brûlées vives dans la tristement célèbre maison des syndicats, lors d’affrontements entre groupes pro-russes et ultra-nationalistes ukrainiens. On n’y porte pas dans son cœur tout ce qui respire l’UPA, l’OUN, Azov ou Svoboda… Tout ce qui, venu de Galicie, prétend imposer sa loi. L’Union européenne avait demandé une commission d’enquête indépendante sur ce crime. Elle n’a pas été entendue et ses auteurs restent impunis.
Alors on peut toujours imaginer que la flotte russe débarque à Odessa quelques milliers de soldats pour s’emparer de la ville, où elle pourrait trouver des complicités locales, bénéficier de l’appui des troupes russes stationnées en Transnistrie voisine, prenant à revers l’armée ukrainienne. Mais cela ne tient pas debout. En dépit de l’écrasante supériorité navale russe en mer Noire, une telle opération n’aurait guère de sens militairement. Si une «guerre totale», dont Petro Poroshenko agite l’épouvantail, devait avoir lieu entre la Russie et l’Ukraine, elle se traduirait par la défaite des forces ukrainiennes en quelques jours au pire, en quelques semaines au mieux. Inutile donc de se lancer dans de vastes opérations combinées…
Le président ukrainien, qui appelle l’OTAN à déployer des navires en mer d’Azov – des bâtiments occidentaux, dans cette grande lagune… – pour défendre les côtes ukrainiennes, ne sort plus du registre de l’outrance, au point de susciter une irritation à peine voilée des Etats de l’Union européenne, qui viennent gentiment de le renvoyer dans ses buts. Il est à craindre qu’il ne cherche, dans sa fuite en avant, d’autres occasions de dramatiser davantage encore la crise que connaît son pays. Les risques d’affrontement, dans le Donbass notamment, sont de nouveau aigus.