Rancuniers les Tunisiens? Que nenni! Les errements de Michèle Alliot Marie ne sont pas pour autant oubliés et on suit ce qui se passe en France avec beaucoup d’espièglerie. Ces spécialistes ès révolution entendent même jouer les consultants pour les révolutionnaires en herbe et en Gilets jaunes.
Vu depuis la rive sud de la Méditerranée, le spectacle de Paris en flammes avait certainement quelque chose d’affligeant. La Ville-Lumière exerce un attrait certain, et souvent irrésistible, sur un nombre incalculable d’Algériens, de Marocains et de Tunisiens. Paradoxalement, ce serait mentir que d’affirmer que ce même spectacle ne leur a pas parfois procuré une compensation psychologique particulièrement vicieuse.
Après tout, la déclaration d’amour de Joséphine Baker n’engage qu’elle-même.
Et puis, Paris vaut bien «a mess», à l’instar de ces scènes dystopiques et à la limite de l’apocalyptique, en rupture, dans l’esprit des gens du Sud, avec l’image héritée et stéréotypée du pays du bien-être et de la société des bonnes manières. De quoi assortir la fin de l’histoire, selon Francis Fukuyama, d’un petit sursis, à défaut de la remettre carrément en question.
Quand une Algérienne écrivait, ce 3 décembre, sur un ton amusé, que «le Yémen, la Libye et la Syrie ont fait part de leur inquiétude concernant les violences à Paris et appellent les parties en conflit à la retenue», elle était loin de se douter que le gouvernement français serait bien tancé par de bien moins «recommandables». Des dents ont dû grincer à l’Élysée, pour s’être fait sermonner par les Iraniens appelant le gouvernement français à «la retenue», à «cesser la violence contre son peuple»! Comment ne pas penser aux harangues occidentales contre le Président syrien, allié des Iraniens, ou, de façon plus précise, au même jeune Président français se disant, quelques mois plus tôt, «préoccupé» par la situation en Iran, en appelant Rouhani à «la retenue»? À l’époque, le tweet de cet internaute était presque prémonitoire.
Les Tunisiens ruminaient aussi une petite vengeance. Une francophobie passagère avait soufflé sur la Tunisie en raison de l’attitude d’officiels français pendant les événements de 2010-2011. On ne pardonnait pas à la ministre française des Affaires étrangères de l’époque, Michèle Alliot-Marie, d’avoir proposé, au plus fort des heurts, d’«exporter (au pouvoir de Ben Ali) le savoir-faire français en matière de maintien de l’ordre». Les journaux français avaient révélé qu’on avait également autorisé l’exportation de grenades lacrymogènes pour mater la révolution. Celle qu’on baptisera plus tard «ministre lacrymogène» devait se féliciter, tout de même, au lendemain du 14 janvier de la chute de Ben Ali. Comble de «l’enfumage».
Au-delà des rancœurs bénignes, le sous-jacent psychologique des réactions amusées des Tunisiens renseignerait davantage sur la fierté d’une primauté révolutionnaire. Une attitude que résume ce sketch diffusé sur une télévision privée tunisienne, El Hiwar Ettounsi. On y voit un Macron complètement affolé par les troubles ébranlant son pays, appelant au téléphone le Président tunisien, Béji Caïd Essebsi, pour lui demander conseil.
Dans ce passage de 5 minutes, on voit défiler, à travers les recommandations prétendument prodiguées par le Président tunisien, tous les clichés et les temps forts qui ont marqué le soulèvement des Tunisiens en décembre 2010 et la transition démocratique. À commencer par les raisons qui ont poussé les jeunes Tunisiens à sortir dans la rue, c’est-à-dire, la prédation imputée à la belle-famille du Président Ben Ali et l’atmosphère liberticide… en passant par les tentatives —de la dernière heure- de la part du pouvoir pour calmer le jeu. Du côté de Macron, tous les conseils semblaient bons à prendre ce jour-là. Et tant pis s’ils sont sans objet, dans le contexte français.
BCE: «C’est sûrement ta belle-famille qui a tout foiré! Mets-les tous en prison! Il faut mettre tous les Trogneux en prison!»
EM: —M. Béji, les Français sont dans la rue, ils protestent. Que dois-je faire, M. Béji? C’est urgent!
BCE: Est-ce qu’ils sont déjà arrivés au stade de pillage de quelques magasins, ou pas encore?
EM: Oui!
BCE: —bah écoute, il faut tout de suite envoyer dans les Champs-Élysées, à Montmartre, des autocars et des voitures de location avec plein de monde à bord qui te plébiscitent.
EM: D’accord, et après, je fais quoi?
BCE: Après, tu fais un plateau spécial sur TF1, animé par Cyril Hannouna, Arthur et Ardisson, et ils chantent tes louanges. Si ça ne marche toujours pas, tu feras un discours, et tu leur promets qu’il n’a jamais été question de présidence à vie! Au pire, si ça ne marche toujours pas, tu fais tes valises, et direction gare de Lyon! Tu iras chez la Présidente de Croatie. Tu faisais bien le malin avec elle, pendant la Coupe du monde, avec vos bécotages… Bah voilà planque-toi chez elle maintenant!Avant même que les médias ne se saisissent de ce filon, c’est sur les réseaux sociaux que les private jokes ont fusé à volonté. Pendant les quelques jours qui ont suivi le départ de Ben Ali, les Tunisiens se sont organisés en comités de quartier pour prendre en charge leur propre défense, avec les moyens du bord, et pallier ainsi la carence sécuritaire. C’est tout le bien qu’on souhaitait pour la France…
… au lendemain d’un départ précipité d’Emmanuel Macron.
Mais la reculade de l’exécutif français, mardi 4 décembre, donne l’occasion aux Tunisiens d’étendre le champ de la perspective historique comparée dans laquelle ils entendent replacer le mouvement des Gilets Jaunes. Le 3 janvier 1984, devant l’ampleur de la contestation provoquée par l’augmentation des prix de produits de première nécessité, le Président Habib Bourguiba prononçait un discours radiotélévisé où il annonçait l’annulation de la décision impopulaire et un nouveau budget. Dans l’histoire tunisienne, ce soulèvement populaire, qui fit entre 70 et 143 morts, est connu sous le nom «des émeutes du pain».
L’augmentation, qui s’inscrivait dans un plan d’austérité exigé par le FMI, avait été décidée par le gouvernement tunisien de Mohamed Mzali, et validée par le Président Bourguiba. En renonçant à l’application de ces mesures, Bourguiba retournait la situation en sa faveur, aux dépens de son Premier ministre, «en même temps» qu’il se rangeait du côté du peuple qui l’acclama en héros. Quoi qu’il en soit, au soir du 4 décembre, la toile tunisienne, pressentant les limites de l’exercice, arrêtait ses égarements et passait définitivement à autre chose.