« L’armée européenne est arrivée, elle s’appelle Gilets Jaunes »

Quiconque a déjà goûté au gaz lacrymogène attesterait à quel point il est désagréable. Je l’ai testé à Paris ce samedi 8 décembre alors que la ville se transformait en zone de guerre.

Je suis en train d’écrire ces mots dans une chambre d’hôtel du centre de Paris au lendemain d’une journée de rage, déchaînée par les Gilets Jaunes, un mouvement de masse « d’enragés » de la lignée de la révolution française. Et ce fut en effet une journée marquée par une révolution en marche. Même maintenant, juste après 20 heures, les troubles continuent, avec le son des sirènes de police et des hélicoptères gémissants qui planent au-dessus et qui ajoutent une humeur musicale incessante à mes pensées.

Ce chaos ne se déroule pas en Syrie, au Venezuela ou en Ukraine, mais à Paris, ville la plus synonyme de richesse, de culture et de libéralisme d’un continent européen de plus en plus touché par des troubles sociaux et des perturbations politiques.

La capitale française est désormais, à toutes fins pratiques, la ligne de front d’une lutte croissante contre le néolibéralisme et sa fille bâtarde l’austérité, à travers une Union Européenne dont les fondements s’effondrent. Ils s’effondrent non pas à cause des machinations diaboliques de Vladimir Poutine (comme le prétend le commentariat libéral occidental de plus en plus paranoïaque et en dehors du coup), mais plutôt à la suite d’un statu quo néolibéral qui offre bien trop peu de confort et de prospérité matérielle contre des couts de plus en plus élevés à ceux pour qui la misère terrible et la douleur croissante sont le pain quotidien.

Ce mouvement de masse populaire composé de manifestants en gilets jaunes est un problème pour Macron, mais également de plus en plus pour le système politique et économique de l’UE qui n’a pas encore pris conscience du fait que le monde a complètement changé.

Au cours de l’histoire humaine, l’hybris (la démesure) a entraîné la chute de nombreux riches et puissants, ainsi que des empires forgés en leur nom, et l’hybris est actuellement sur le point de défaire une UE dont les partisans ont embrassé l’unité, non de ses peuples, mais de ses banques, de ses entreprises et de ses élites.

Emmanuel Macron est un porte-parole de l’orgueil de la classe dirigeante d’aujourd’hui, un dirigeant largement surnommé en France le « président des riches ». Son mépris absolu pour le sort des gens ordinaires du pays ne fait que les réveiller – et à ce que j’en ai vu, ils ne vont pas se rendormir de sitôt.

Du point de vue de Macron et de son gouvernement, le caractère rudimentaire de ce mouvement des Gilets Jaunes, qui constitue le plus grave défi que le néolibéralisme ait jamais vu en Europe, doit être l’aspect le plus préoccupant de la crise actuelle. Jusqu’à présent, c’est un mouvement qui manque de programme concret et de leadership reconnaissable. Ni Macron ni les autorités françaises n’ont vraiment compris de quoi il s’agissait.

Tout ce qu’ils savent à ce stade, c’est que quoi qu’il en soit, sa dynamique ne suscite aucun signe de ralentissement – elle est soutenue par un niveau d’appui populaire auquel les gouvernements qui accordent tous leurs crédits à l’austérité ne peuvent que rêver.

Ceci dit, l’absence d’un programme politique concret et d’une idéologie cohérente, bien qu’elle soit actuellement une force, pourrait enrayer le mouvement à l’avenir. C’est très simple: si vous n’avez pas votre propre programme, vous finirez tôt ou tard par faire partie de celui de quelqu’un d’autre. De ce fait, le destin du prétendu Printemps arabe de 2011 ne laisse aucun doute.

Les quelques manifestants à qui j’ai parlé étaient catégoriques: il s’agit d’un mouvement non politique, sans aucune place pour la droite ou la gauche – aucun soutien aussi bien pour Marine Le Pen que pour Jean-Luc Mélenchon. Ils sont, m’ont-ils dit, opposés au système et aux partis politiques dans leur ensemble. Ils exigent la démission de Macron, une nouvelle constitution et des référendums populaires afin de rendre le pouvoir à la population.

En ce qui concerne l’UE, un jeune homme à qui j’ai parlé, David, a appelé à un modèle réformé d’unité européenne – un modèle qui donnerait la priorité aux citoyens. L’UE de Macron est terminée, a-t-il affirmé. Elle n’est pas démocratique, elle est autocratique, ne procurant pas la justice mais l’injustice. Elle distribuer la douleur économique plutôt que la prospérité à ceux dont le seul crime est d’être jeune, vieux et ordinaire dans un monde régi dans l’intérêt des riches et de ceux qui leur sont liés.

Une des principales revendications des Gilets Jaunes: le referendum d’initiative citoyenne

Une des principales revendications des Gilets Jaunes: le referendum d’initiative citoyenne

J’ai également parlé à Rafiq, un jeune homme d’origine marocaine. Il a proclamé que l’arrogance de Macron et son indifférence à l’égard des problèmes de la population étaient allés trop loin. Quand les gens n’ont plus d’espoir, dit-il, ils n’ont pas d’autre choix que de se lever.

Mais je lui ai répondu qu’émeutes et violence ne sont certainement pas le moyen de changer les choses dans une démocratie. Quelle démocratie, rétorqua-t-il. En France, la démocratie est pour les riches. Aux yeux de Macron, personne d’autre ne compte.

Ils sont descendus dans le centre de Paris, refusant d’être intimidés ou dissuadés par la forte présence de la police ou par les menaces d’une forte répression en cas de problème lancées par les autorités les jours précédents. Le long du boulevard Haussmann, ils se dirigèrent vers les Champs-Élysées. Ils chantaient, brandissaient des drapeaux, criaient des slogans et des épithètes anti-Macron, propulsés par un sentiment d’unité et de confiance en leur propre force et détermination.

Ils venaient de tout le pays, rappelant aux riches habitants de la ville, à sa bourgeoisie, que Paris n’était pas la France et que la France n’était pas Paris.

Mais où étaient-ils, ces acheteurs et habitants riches et nantis du Paris de Macron? Où étaient la flotte habituelle de véhicules de luxe, l’armée de touristes et d’acheteurs qui colonisaient normalement cette partie de la ville?

Samedi, le riche Paris était en retraite; les boutiques Gucci et Louis Vuitton, les grands magasins somptueux, les restaurants haut de gamme et les bars à vin se sont rangés pour laisser la place à l’armée européenne que Macron n’avait pas en tête lorsqu’il a lancé un appel.

La lutte menée par les Gilets Jaunes ici à Paris et à travers la France n’est pas celle d’un seul pays. C’est la lutte de millions de personnes à travers le continent qui en ont assez d’être méprisées par des élites qui ne se soucient de rien ni d’eux ni de leurs familles. C’est une lutte commune aux masses grecques, espagnoles, portugaises, italiennes, irlandaises et du Royaume-Uni. C’est la lutte d’hommes et de femmes sans propriété, qui opposent ceux qui n’ont rien contre ceux qui ont tout.

Si Macron s’attendait à ce que les gilets jaunes retournent dans l’obscurité d’où ils viennent, après avoir cédé à leur demande initiale d’annuler la hausse de la taxe sur les carburants proposée, il a mal calculé. Alors que Paris brûle, son héritage disparaît – l’héritage d’un dirigeant qui symbolise aujourd’hui la fin du chemin pour l’Europe néolibérale.

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Auteur : John Wight

John Wight a écrit pour divers journaux et sites Web, notamment Independent, Morning Star, Huffington Post, Counterpunch, London Progressive Journal et Foreign Policy Journal.