Il y a un peu de plus de deux ans, un journal libanais a publié un projet de constitution pour la « Syrie » d’après-guerre, dépouillant la République syrienne de son statut arabe. Il a été dit à l’époque qu’une partie russe avait fuité le document, et qui était peut-être le ministère des Affaires étrangères directement impliqué dans les négociations pour une solution politique à la guerre contre la Syrie. En fin 2017, nous trouvons un deuxième indicateur émanant de la même source à travers un avant-projet russe, présenté aux différentes parties lors des négociations à Astana, excluant la référence « arabe » de la République syrienne à l’avenir.
En dévoilant le nom de l’opposant syrien Qadri Jamil comme celui qui a rédigé le premier projet, la proposition russe apparaît être différente. Moins d’un mois plus tard, le médiateur international Steffan de Mistura adoptera une initiative en 12 points qui ne comporte aucune trace de l’arabité de l’État syrien ni une mention quelconque sur la confession du président.
Certains ont parlé de la nécessité de supprimer la mention arabe de « l’armée arabe syrienne », dont le célèbre poète et penseur Adonis qui a récemment déclaré qu’il fallait s’abstenir de parler du « peuple arabe en Syrie » car il existe d’autres groupes ethniques dans le pays qui comprennent des citoyens syriens.
En apparence, la question semble être technique ne soulevant pas de grandes controverses, surtout après l’alliance des tribus pétrolières bédouines contre la Syrie au nom des Arabes et de l’arabisme et, selon Hamad bin Jassim, leur « chamaillerie » sur la « proie » syrienne. Ceci après l’expulsion de Damas de la Ligue de « Nabil Al-Arabi » en son temps.
De nombreuses parties ne veulent pas de la Syrie comme pays arabe. Au premier plan se trouvent Israël et les pays occidentaux qui, dans leur plan Sykes-Picot, ont créé l’Etat syrien et c’est le parti Baath qui en a fait un Etat arabe. Quant à Israël, il se plaignait d’une ceinture égypto syro-jordanienne à ses frontières qui, lors de la défaite de 1967, a réussi à sauver l’Egypte de l’effondrement et, en 1973, a aidé la Syrie et l’Egypte à sortir de la guerre en remportant une victoire partielle à laquelle des pays du Levant et du Maghreb ont participé et le pétrole du Golfe a cessé d’alimenter les marchés mondiaux.
Dans les coutumes d’Israël, il fallait créer un environnement sûr alors que son voisinage devait être fragmenté, guerroyant et sectaire, tel le cas de l’Iraq noyé dans les sables mouvants du sectarisme, et tel l’Égypte qui était une République arabe unie et que Sadate a arrachée à l’unionisme et l’a « égyptisée ». Il (Israël) connait la Syrie, son cas ne doit pas être différent. Selon l’orientaliste français Ernest Renan, la Syrie aussi n’est pas arabe, mais occupée par les Arabes. Elle est Syriaque. Byzantine. Assyrienne, Chaldéenne et Phénicienne, mais jamais Arabe. Selon cette logique, peut-elle être arabe alors que les tribus pétrolières bédouines ont saigné son peuple dans leurs villes anciennes ? Peut-elle être arabe alors qu’ISIS a détruit ses emblèmes civilisationnels de Palmyre à Maaloula, de la Ghouta à Alep, de Homs et Saidnaya ?
Cette logique apporte de l’eau au moulin de certains qui ont défendu la Syrie à mort et en ont payé un prix exorbitant, dont le Parti social nationaliste syrien qui adopte une idéologie nationaliste syrienne en harmonie avec le nationalisme arabe, mais considère que la Syrie a une identité nationale syrienne qui doit être mise en valeur et qui, à elle seule, a le mérite de pouvoir vaincre Israël et ce qu’on appelle les « Orben du Golfe » (Orben sont les bédouins des tribus arabes – NdT). Sans parler de certains laïcs marxistes qui n’accordent aucune importance aux nationalismes « bourgeois ». Quant aux Frères Musulmans, ils aspirent à un pouvoir islamique transnational. C’est également le cas des Kurdes qui parlent au nom du nationalisme kurde opprimé et du nationalisme arabe oppresseur.
Dans les plans des grandes puissances, le croissant sectaire doit être accompli et constitutionnalisé, du Liban à la Syrie, à la Jordanie jusqu’en Irak. Ces pays doivent s’entredéchirer et avoir toujours besoin d’une décision extérieure pour former leurs gouvernements et gérer leurs économies, en plus de restreindre la doctrine de leurs armées vers la sécurité intérieure et la police locale. Dans les plans de la Turquie, le nationalisme arabe, qui a contribué au démantèlement de l’empire ottoman, doit être puni. Le projet turc renaît sur les décombres des Arabes et des « Slaves », les voisins historiques de la Turquie, et décline à chaque fois que les Arabes et les Slaves regagnent leur unité et leur puissance.
La Russie, qui a fait circuler secrètement et publiquement le projet de constitution qui exclut l’arabité syrienne, rend service à de nombreuses parties, y compris Israël toujours soucieux de sa sécurité. Sans parler du fait que personne au Moyen-Orient ne veut du projet nationaliste arabe et qu’il est donc facile d’en exclure la référence dans la Constitution syrienne.
Ce qui précède pose un très grave problème à la Syrie d’après-guerre ; si elle n’est pas arabe, que sera-t-elle ? La proportion des Arabes en Syrie dépasse 90%, quel sort les attend ? Certains les considèrent comme des sectes musulmanes, chacune ayant ses propres calculs et intérêts, et donc ils ne sont pas des Arabes. Ils seront alors des cas similaires à ceux des sectes et des ethnies en Irak et au Liban. Cela convient à Israël et aux tribus pétrolières bédouines qui estiment que tout projet arabe vise nécessairement la richesse pétrolière et œuvre à ce que « le pétrole arabe soit pour tous les Arabes » et n’appartienne pas à des tribus et familles marginales ici et là.
Je ne sais pas comment va réagir la grande majorité des Syriens qui ont terrassé une guerre mondiale implacable contre leur pays. Ce que l’on constate jusqu’à présent dans les différents supports médiatiques, c’est l’attachement inexorable au qualificatif « arabe » dans la République arabe syrienne et dans l’armée arabe syrienne. C’est un choix rationnel, puisque la guerre a voulu dépouiller la Syrie d’une identité qui unit son peuple et permet la défense de son territoire par une armée qui n’a pas été désintégrée par des identités secondaires encore plus faibles que l’identité arabe.
La Syrie a largement réussi à construire un environnement social arabe s’adossant à une hiérarchie qui répertorie les identités subsidiaires selon leurs proportions, sans toutefois les annuler ou les déchoir, à l’exception de l’identité kurde. Les Kurdes mènent des conflits généralisés dans la région pour faire sécession de leurs sociétés et former un grand État national, indifférents à l’intégration arabo-kurde qui dure depuis plus de 1.400 ans.
La révocation du statut de l’arabité de la République, de l’Etat et de l’armée a nécessité une occupation et une destruction totale de l’Irak, ainsi qu’un façonnage sectaire de plusieurs milliards de dollars de la société libanaise depuis le 19ème siècle. Pourquoi les Syriens s’alignent-ils sur ce processus alors qu’ils s’apprêtent à vaincre le projet de fragmentation qui les a ciblés au cours des sept dernières années ? Il n’existe pas dans la région arabe d’équivalent à la structure intégrationniste syrienne qui reconnaît la différence de l’autre dans la culture et la civilisation arabes. Il n’y a pas d’équivalent dans la région pour une expérience sociale réussie dans sa diversité religieuse, sectaire et ethnique.
L’identité arabe syrienne n’est pas raciste. Elle est généreuse et tolérante. Et si elle était « raciste », il n’y aurait plus eu d’autres peuplades ethniques non arabes en Syrie. L’identité arabe n’est pas la propriété exclusive des tribus pétrolières. Elle nous appartient tous dans un espace arabe civilisé qui, pour sa renaissance, a besoin de personnes fières à la tête haute et dont les caractéristiques ont commencé à se profiler au Levant. Et de là, la contagion se propagera rapidement dans les quatre coins du monde arabe.