Il est des crises difficilement appréhendables, parce qu’aux racines profondes, aux ramifications complexes, aux évolutions imprévisibles et aux discours délirants. Ainsi du conflit israélo-arabe, des guerres balkaniques ou des génocides rwandais, autant d’événements devenus totémiques et objets de cultes irrationnels. Sur la diagonale de cet inventaire théologico-politique, la Syrie occupe une place particulière parce qu’elle réveille simultanément trois insubmersibles démons : celui des scories coloniales et ressentiments du mandat français de la Société des nations (SDN) ; celui de l’antisoviétisme de la Guerre froide ; et celui du bon sauvage kurde, maronite, kosovar, bosniaque, kabyle, touareg ou papou…
TROIS DEMONS
Le premier reste profondément ancré dans la mémoire de notre diplomatie qui répète les mêmes erreurs que lors de la révolte du djebel druze1. Proclamant à l’unisson dès l’été 2011 – avec David Cameron et Barack Obama – que Bachar al-Assad doit quitter le pouvoir, Nicolas Sarkozy et Alain Juppé prennent la décision parfaitement incompréhensible de fermer l’ambassade de France à Damas en mars 2012. Imaginons un instant que nous fermions ainsi toutes les chancelleries implantées dans les pays avec lesquels la France se mettrait à nourrir quelque différend… Quoi qu’il en soit, c’est bien lorsqu’une relation bilatérale se tend que les diplomates peuvent, en principe, donner la pleine mesure de leur savoir-faire, sans parler des services spéciaux qui sont là justement pour intervenir en marge des blocages officiels. Bref, cette rupture brutale des relations diplomatiques avec Damas revenait à considérer que la Syrie restait un espace mandataire immature n’étant pas encore parvenu pleinement au stade d’un Etat-nation souverain et indépendant.
Le deuxième démon est encore plus baroque puisqu’il réveille la plupart des poncifs d’un anticommunisme planétaire, polymorphe et permanent depuis la révolution soviétique de 1917. Et la chute du Mur de Berlin n’a fait que raviver ses multiples figures toujours promptes à sculpter la Russie en figure d’un mal absolu, sournois et revanchard. Dans cette perspective, Vladimir Poutine ne peut qu’être une réincarnation d’Ivan le terrible ou de Félix Dzerjinski, le fondateur de la Tchéka, ancêtre du KGB et de l’actuel FSB. Pour en démêler les alchimies, les programmes et affirmations, on lira ou relira avec grand intérêt l’ouvrage définitif de Guy Mettan2 – Russie – Occident, une guerre de mille ans. Dans cette perspective, le chef de la diplomatie française – Jean-Yves Le Chouchen – ne perd jamais une occasion de rappeler qu’avec le terrorisme, la Russie reste bien le premier pays qui menace la France ! Et lorsqu’on a l’impudence de demander plus concrètement comment et pourquoi… les petits marquis du Quai d’Orsay lèvent les yeux vers le ciel, indignés qu’on puisse poser ainsi une telle question.
Cousin du premier démon colonial, le dernier actionne de multiples farfadets destinés à conjurer la prétention de pouvoir accéder à l’auto-détermination nationale et ses attributs d’indépendance et de souveraineté. Il actionne les Kabyles contre les Arabes, les Maronites contre les Musulmans, les Kosovars et les Bosniaques contre les Serbes, les Touaregs contre les Piroguiers, etc. Conformément au vieil adage de l’imperium romain – diviser pour régner -, il cherche à instrumentaliser les minorités ethnico-religieuses, comme David Ben Gourion l’avait recommandé à l’encontre de peuples arabes devant être relégués au stade de tribus primitives pour le plus grand intérêt du jeune Etat d’Israël.
Cette volonté de fragmentation tribale a même été théorisée par un fonctionnaire du ministère israélien des Affaires étrangères – Oded Yinon – en février 1982. Selon ce fonctionnaire zélé, l’intérêt de Tel-Aviv est de favoriser la création, dans le monde arabe, de micro-États antagonistes trop faibles et trop divisés pour s’opposer efficacement à lui : « l’éclatement de la Syrie et de l’Irak en régions déterminées sur la base de critères ethniques ou religieux doit être, à long terme, un but prioritaire pour Israël, la première étape étant la destruction de la puissance militaire de ces États (…). Riche en pétrole, et en proie à des luttes intestines, l’Irak est dans la ligne de mire israélienne. Sa dissolution serait, pour nous, plus importante que celle de la Syrie, car c’est lui qui représente, à court terme, la plus sérieuse menace pour Israël ».
Dans cette perspective, les Kurdes ont été élevés au stade de héros de la lutte contre Dae’ch et d’autres factions terroristes. Simultanément, les barbouzes israéliennes armaient et renseignaient ces mêmes groupes terroristes, évacuant et soignant leurs blessés notamment sur le plateau du Golan… et dans le nord du Liban !
L’ALIBI DE LA LUTTE ANTI-TERRORISTE
Certes, ces pauvres Kurdes ont été, plus souvent qu’à leur tour, des cocus de l’histoire. Au sortir de la Première guerre mondiale, inscrite dans les différents traités chargés de gérer le démantèlement de l’empire ottoman, la promesse d’un Etat kurde à part entière était cautionnée par la totalité des puissances occidentales. Le découpage – à la règle pétrolière – des nouveaux Etats du Proche Orient – a rendu cette promesse parfaitement impossible à tenir, même si les Kurdes n’ont cessé, malgré tout de poursuivre cette chimère bien utile.
En effet, Tel-Aviv a très vite compris tout le parti pouvant être tiré de cette « injustice historique ». Indépendamment de liens de parenté très hypothétiquement fabriqués entre le peuple kurde et la « treizième tribu » d’Israël, les services spéciaux hébreux se sont installés – dès les années 1950 – dans le Kurdistan d’Irak avec un double objectif : favoriser l’éclatement de l’Irak conformément aux priorités du plan d’Oded Yinon et déstabiliser l’Iran voisin en armant le PEJAK, la milice kurde du Kurdistan d’Iran, dans la région frontalière de Kermânchâh.
Mais le meilleur était à venir avec la proclamation du Califat par Dae’ch le 29 juin 2014 ! Tout en favorisant les différents groupes armés cherchant à renverser le « régime de Bachar al-Assad », comme le répète la presse occidentale depuis l’été 2011, Tel-Aviv, Washington, Londres, Paris et les monarchies pétrolières du Golfe n’eurent de cesse que de s’appuyer sur les milices kurdes pour mener… la guerre contre la terreur ! La belle affaire…
En septembre 2015, lorsque devant l’Assemblée générale des Nations unies Vladimir Poutine propose aux Occidentaux de former une seule et même coalition pour lutter contre le terrorisme, les capitales occidentales lui opposent une fin de non-recevoir indignée. La raison est limpide. Depuis août 2015, les Etats-Unis ont pris la tête d’une coalition « anti-terroriste » officiellement chargée de lutter contre Dae’ch. Lorsque le président russe en fait le bilan, force est de reconnaître que cette armada a cruellement échoué, ou plutôt qu’elle a servi d’abord à soutenir et armer les factions terroristes qu’elle était censée combattre afin de les canaliser contre l’armée gouvernementale syrienne et les autorités légales du pays !
Dès l’automne 2015, l’armée russe intervient en Syrie à la demande du gouvernement syrien alors que les services spéciaux américains, britanniques et français (en dehors de toute légalité internationale) y sont à pied d’œuvre depuis l’été 2011 ! Bien avant de se parer des plumes du paon de la lutte anti-terroriste, les puissances occidentales ont décidé de faire de la Syrie ce qu’elles ont fait de l’Irak et de la Libye : un Etat-nation implosé, fragmenté, sinon rayé de la carte au profit d’autant de communautés, de factions armées et de groupes mafieux au service d’une re-tribalisation élargie du Croissant fertile, cher à Antoun Saadé, le théoricien de la Grande Syrie – et fondateur du Parti social national syrien – dont nous reparlerons très prochainement.
Dans cette configuration, et alors qu’il s’agit bien de démanteler la Syrie et d’y installer un régime à la botte des Occidentaux, d’Israël et des pays du Golfe, les Kurdes sont devenus des alliés de premier plan. Forces spéciales américaines, britanniques et françaises leur livrent armes, systèmes de communication, renseignement et soutiens logistiques, au nom de la sacro-sainte lutte contre le terrorisme. Mais c’est sans compter avec les facéties de Donald Trump qui ne veut plus voir son pays jouer les gendarmes du monde à fonds perdus. Et l’imprévisible locataire de la Maison blanche annonce – ce qu’il avait clairement inscrit dans son programme électoral – le retrait des forces spéciales américaines de Syrie3. Catastrophe pour Londres et Paris qui se retrouvent seuls, ingérés en Syrie envers et contre toute légalité internationale !
D’une confondante naïveté, sinon d’une bêtise certaine, Le Figaro du 3 janvier dernier reprend l’antienne, conjuguant simultanément Fake News, propagande et moralisme : « sans l’appui des Américains comment faire pour maintenir la pression contre Dae’ch, traquer les jihadistes français, menacer le régime quand il lance des attaques chimiques ? » Sur les « attaques chimiques », on ne saurait que trop recommander la lecture et l’écoute des dernières interviews du diplomate brésilien José Bustani qui fut le premier directeur général de l’OIAC (Organisation de l’interdiction des armes chimiques), évincé en 2002 par Washington. Mais les « journalistes » du Figaro connaissent-ils seulement son nom ?
Et le quotidien de Dassault poursuit : « comment défendre les valeurs démocratiques face à la montée de l’autoritarisme et à l’influence grandissante des puissances jugées déstabilisatrices – Iran, Russie, Turquie – qui au Moyen-Orient s’engouffrent dans le vide laissé par l’effacement américain ? » Qui juge que l’Iran, la Russie et la Turquie sont des « puissances déstabilisatrices », alors qu’elles défendent logiquement leurs intérêts dans la région ? Evidemment, depuis la fin de la Guerre froide, qui pourrait juger que les pays occidentaux se livrent à des menées, sinon des guerres « déstabilisatrices » ?
Sous forme d’ode macronienne, la conclusion est encore plus pathétique : « à lui seul, il n’a pu faire bouger le système. L’Europe saura-t-elle trouver l’énergie et les ressorts suffisants pour prendre en main sa défense, se transformer en puissance et compenser l’affaiblissement du lien transatlantique ? » L’Europe : combien de divisions ? Une autre question s’impose : quand les journalistes parisiens retrouveront-ils l’intelligence et la force de faire correctement leur métier ?
LE TOURNANT D’ALEP
Suite à l’appel des Kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), invitant Damas à venir les protéger des Turcs à Manbij, le commandement de l’armée syrienne a annoncé son entrée dans le secteur. Les forces gouvernementales syriennes ont officialisé vendredi dernier leur entrée dans la ville de Manbij zone cruciale au nord de la Syrie (entre les localités kurdes de Kobané et Hassaké), jusqu’ici sous contrôle kurde. Le drapeau syrien a été hissé dans la ville. L’armée a également promis dans un communiqué de « garantir la sécurité de tous les citoyens syriens présents (à Manbij) et de tous ceux qui s’y trouvent ».
Plus tôt dans la journée, les milices kurdes YPG ont invité les forces syriennes à prendre position à Manbij pour éviter une offensive de l’armée turque. La milice kurde, qu’Ankara considère comme un mouvement terroriste étroitement lié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), assure que ses membres ont quitté la ville pour aller combattre Dae’ch dans l’est du pays. De son côté, le Président turc, Recep Tayyip Erdogan, a qualifié d’« impact psychologique » l’annonce de l’entrée de l’armée syrienne à Manbij. « Pour le moment, la situation n’y connaît pas de développement sérieux et concret », a-t-il déclaré, cité par le journal Hürriyet.
Cette dernière reconquête de l’armée gouvernementale syrienne est une bonne nouvelle à plusieurs titres : couverte par Moscou, elle écarte l’éventualité d’une intervention turque ; elle complète la restauration de la souveraineté syrienne sur la presque totalité de son territoire historique ; enfin, elle incite les Kurde a reprendre des négociations avec le gouvernement de Damas interrompue en 2013.
Trois autres nouvelles d’importance confortent Damas : le Premier ministre irakien Adel Abdel Mahdi a annoncé le 30 décembre dernier que de hauts responsables de la sécurité à Bagdad avaient rencontré le président syrien Bachar el-Assad à Damas. Leur rencontre a débouché sur un accord de coopération militaire dans la lutte contre l’organisation État islamique/Dae’ch avec le retrait des troupes américaines de Syrie. Dans le même temps, les Emirats arabes unies (EAU) ont décidé de rouvrir leur ambassade à Damas, signe avant-coureur d’une possible normalisation avec d’autres pays du Conseil de coopération du Golfe, au premier rang desquels l’Arabie saoudite.
Enfin, des pourparlers de paix sur la Syrie réunissant les présidents de la Russie, de l’Iran et de la Turquie sont prévus début 2019. « C’est à notre tour d’accueillir le sommet des trois pays garants avec les présidents turc, iranien et le nôtre. Il a été convenu qu’il aurait lieu aux alentours de la première semaine de l’année. Cela dépendra des agendas des présidents », a indiqué le vice-ministre russe des Affaires étrangères Mikhaïl Bogdanov, cité par l’agence Interfax. Ce sommet s’inscrit dans le cadre du processus de paix d’Astana, qui réunit depuis janvier 2017, sans implication de Washington, des représentants de Damas et une délégation de l’opposition. Il est chapeauté par la Russie et l’Iran et la Turquie.
Capital pour l’avenir de la Syrie et du Proche-Orient, ce sommet de Moscou se réunira sans les Occidentaux, conformément à un format mis en place durant la bataille d’Alep, c’est-à-dire de manière tripartite entre la Russie, la Turquie et l’Iran, puissances régionales « jugées déstabilisatrices » par les oracles du Figaro. Sans surprise, cette évolution est décrite par le menu dans le livre magistral de la diplomate russe Maria Khodynskaya-Golenishcheva4. Plus intelligents que ceux du monde entier, journalistes parisiens et diplomates français ont-ils réellement besoin de lire de tels livres ?
S’ils l’avaient ouvert, ils auraient pu anticiper quelque peu ce que signifiait le « tournant d’Alep » et quels acteurs présideraient aux reconstructions politique et économique de Syrie. Ils auraient compris comment et pourquoi la France s’était mise elle-même hors-jeu en Syrie et dans l’ensemble de la région, perdant ses positions traditionnelles aux Proche et Moyen-Orient les unes après les autres. Désastreuse pour notre pays, cette évolution prévisible – que prochetmoyen-orient.ch essaie d’expliquer depuis plusieurs années – en arrive même à inquiéter le quotidien Le Monde, le même qui depuis mars 2011 alimente une campagne antisyrienne proprement délirante.
Fidèle serviteur de la doxa fabiusienne – « les p’tits gars de Nosra (Al-Qaïda en Syrie) font du bon boulot » et « Bachar n’a pas le droit d’être sur terre » – Marc Sémo du Monde justement vient de découvrir – ô miracle ! – que « la France est… isolée sur le dossier syrien ». Mieux vaut tard que jamais… mais quant même, depuis le temps que les évolutions du terrain contredisent ses analyses proprement idéologiques, Le Monde aurait pu faire, non seulement son mea culpa, mais tout simplement essayer de renouer avec son cœur de métier : tout simplement en informant ses lecteurs au lieu de leur bourrer le mou à coups de sentences moralisantes, idéologiques et fausses.
Une chose est sûre, nous ayant été récemment confirmée par plusieurs responsables syriens du plus haut niveau, la reconstruction politique et économique de la Syrie se fera sans la France. « Avant de voir une société française revenir en Syrie, les autorités de ce pays feront appel à n’importe quel autre partenaire, même américain », déplore un haut diplomate français en poste dans la région, « le gouvernement de Damas – quel qu’il soit – fera payer cher, très cher et très longtemps à notre pays sa politique antisyrienne la plus en pointe des pays occidentaux depuis 2011 ». Encore une fois, le quai d’Orsay aura privilégié on ne sait quels intérêts, en tous cas pas ceux de la France éternelle…
Bonne semaine malgré tout, en vous souhaitant encore une bonne et heureuse année 2019.
Richard Labévière
1 La révolte druze de 1925-1927, appelée plus tard révolution syrienne, ou révolution nationale, ou en arabe grande révolte syrienne (الثورة السورية الكبرى, alththawrat alssuriat alkubraa), est la plus importante révolte ayant eu lieu contre le pouvoir français sur le territoire de l’actuelle Syrie. Elle a éclaté au Djébel el-Druze pour se propager vers Damas, Qalamoun, Hama, au Golan et dans le Sud-Est du Liban. L’insurrection a été menée par le chef druze, Sultan al-Atrach.
2 Guy Mettan ; Russie – Occident, une guerre de mille ans – La russophobie de Charlemagne à la crise ukrainienne. Editions des Syrtes, mai 2015.
3 SYRIE : LA TRES SAGE DECISION DE DONALD TRUMP… prochetmoyen-orient.ch, 24 décembre 2018.
4 Maria Khodynskaya-Golenishcheva : Alep, la guerre et la diplomatie. Editions Pierre-Guillaume de Roux, octobre 2017.
source:http://prochetmoyen-orient.ch/lavenir-de-la-syrie-sans-les-occidentaux/