L’ex-Président polonais Lech Walesa, ayant accordé une interview, a provoqué une vaste polémique en Pologne. Les Polonais se demandant si l’homme politique a nui par ce geste aux intérêts de son pays.
Lech Walesa, le plus célèbre opposant polonais de l’époque de la République populaire de Pologne, lauréat du prix Nobel et ex-Président polonais, regrette aujourd’hui de ne pas avoir eu le temps de normaliser les relations avec la Russie. Il évoque les perspectives des relations russo-polonaises, partage son avis sur la future base de l’Otan dans son pays et dévoile qu’il aimerait voir accéder Donald Tusk à la présidence.
Question: Qui, parmi les hommes politiques polonais actuels, suscite votre sympathie?
L.W.: «Cela ne me préoccupe pas particulièrement. Je fais ce que j’ai à faire, sans me préoccuper que cela plaise ou non à d’autres. Ne vous attendiez-vous pas à une telle réponse?
Question: Pas vraiment… Admettez-vous la possibilité que le président actuel du Conseil européen Donald Tusk devienne Président de la Pologne?
L.W.: Évidemment, j’en serais ravi parce que c’est un homme très talentueux.
Question: Est-ce la raison pour laquelle Tusk est constamment critiqué dans les médias polonais officiels?
L.W.: Certains sont pour, d’autres sont contre. Nous voulions la démocratie — et bien voilà, nous l’avons.
Question: Si Donald Tusk devenait Président de la Pologne, qu’est-ce qui changerait?
L.W.: Nous vivions dans un contexte autoritaire et d’un coup, nous sommes passés à la démocratie. Nous n’y étions pas préparés. Sans oublier la réunification de l’Allemagne et la suppression des frontières en Europe. On a fixé à notre génération l’objectif de supprimer les barrières et de construire à plus grande échelle — car les technologies le permettent. En Russie elles auront de la place parce que la Russie est un grand pays. Mais la Pologne est trop petite pour un grand nombre de technologies. Et de ce fait nous devons nous entendre sur notre développement. Parce que ce qui existait dans les petits pays ne convient pas aujourd’hui à une plus grande échelle.
La première question est de savoir quelles sont les fondations sous cette nouvelle construction. Chaque État, en Europe, possédait ses propres fondations. Mais aujourd’hui nous ne pouvons pas construire sur de telles fondations: nous devons convenir des fondations de l’Europe.Quand nous convenons des fondations, nous devons commencer à construire un système économique. Certainement pas le communisme parce que ce dernier n’a fait ses preuves dans aucun pays. C’est pourquoi nous rejetons le communisme. Mais quand il y avait le communisme, le capitalisme laissait également à désirer. Quand il y avait une rivalité, le capitalisme ne semblait pas si mal, mais quand il est resté seul, ce modèle a montré ses limites. Nous devons corriger le capitalisme — nous ne l’appelons même pas capitalisme, mais économie du libre marché. Il doit changer parce que son système a conduit à une situation dans laquelle 10% de la population possède davantage de biens que 90% de la population. Mais cela ne peut pas durer. Par conséquent, nous devons modifier certains éléments du capitalisme pour l’économie du libre marché.
Mais pour corriger tout cela — nous devons le reconnaître, je dois le reconnaître — nous devons parvenir à une entente. L’ancienne époque est révolue, une nouvelle est apparue, et nous sommes au milieu. Je parle d’époque de la parole. Il y avait d’abord la parole, la discussion, et après la parole apparaîtra le corps.
Question: Pour l’instant la discussion ne prend pas vraiment…
L.W.: C’est pourquoi ce qui se passe aujourd’hui doit arriver. Il faut Trump, et c’est bien qu’il existe. Il faut les Kaczynski, parce qu’ils forcent à débattre, avec leurs actions négatives ils nous poussent à chercher. Leur diagnostic est juste. Ce que nous avons construit ne convient pas pour aujourd’hui. C’est bien que Trump détruise tout cela, mais on se pose aussi la question: va-t-il construire quelque chose? Car s’il s’agit de détruire sans rien construire, alors mieux vaut laisser les choses comme avant.En observant ce qu’ils font, nous devons aussi analyser s’il est bien de faire ce qu’ils proposent, parce que leur diagnostic est correct mais le traitement qu’ils proposent ne l’est pas.
Question: Le Premier ministre actuel, Mateusz Morawiecki, rappelle souvent qu’il faisait partie de l’opposition. Son père était le fondateur et le dirigeant de la Solidarité combattante.
L.W.: Morawiecki, Kaczynski — c’était un malheur sur le chemin vers la démocratie. C’était un accident. Ce sont des populistes, des démagogues, le peuple les appréciait parce qu’ils promettaient de faire mieux. Le peuple les a choisis parce qu’ils devaient rendre les choses meilleures. Mais le font-ils? Ils vont certainement perdre, cela arrivera bientôt.
Question: Connaissiez-vous les Morawiecki auparavant?
L.W.: Oui, mais son père n’avait pas le droit d’entrer dans mon bureau parce qu’on estimait qu’il avait des déviances.
Question: Des déviances?
L.W.: Oui. Pas lui, son père. Et il n’avait pas le droit d’entrer dans mon bureau quand j’étais dans le syndicat.
Question: On dit que vous aviez de bonnes relations avec le Président russe Eltsine. Certains disent même que vous buviez de la vodka ensemble. Vous aviez des relations de partenariat. Pourquoi n’avez-vous pas profité de cette opportunité?
L.W.: C’est vrai. Je m’en veux encore d’avoir laissé cela pour mon second mandat présidentiel. Avec Eltsine nous aurions effectivement pu construire de bonnes relations avec la Russie. J’avais de tels projets et cela aurait fonctionné avec lui. C’était un homme ouvert. Et nous aurions, en effet, d’autres relations aujourd’hui. Parce que nous devons avoir de bonnes relations.
Si nous nous brouillons, c’est un tiers qui gagne sur notre dos. Il faut s’écarter au plus vite de cette route. Nous devons nous entendre. Nous devons le comprendre — les uns et les autres. Et c’est possible. C’était possible avec Eltsine, mais j’avais trop de problèmes et avais décidé de repousser cela pour mon second mandat — et j’ai perdu les élections. Cette idée a été abandonnée. Le concept s’est effondré, je n’ai pas obtenu de second mandat même si j’étais convaincu que ce serait le cas. Et j’ai perdu à cause de cette conviction.Eltsine était ouvert. Eltsine acceptait les arguments. En apportant les bons arguments il était ouvert. Il suivait un chemin honnête. Il était effectivement un homme de valeurs. Puis il a rencontré trop de problèmes, j’ai pris mes distances. Nous ne l’avons pas aidé, tout simplement.
Question: On a du mal à croire que c’est seulement l’année 2014, seulement la Crimée, qui a entraîné ce qui se passe actuellement entre la Pologne et la Russie…
L.W.: La Russie a de nombreux problèmes. Elle s’est habituée au rôle de superpuissance et ne peut pas trouver sa place dans la nouvelle réalité. Je l’avais expliqué à Eltsine et il m’avait compris. Je lui disais: « La Russie est un merveilleux pays. La Russie est comme une voiture Mercedes ou Ford: elle est belle. Mais sur cette voiture vous avez chargé des cartons, des fauteuils, comme pour un déménagement. Et on ne voit plus du tout la Russie. Enlève tous ces cartons, toutes ces républiques. S’ils veulent venir à la Russie, ils doivent bien se présenter. Ils doivent être demandeurs — pas être forcés ». Il riait au sujet des cartons et des fauteuils posés sur la belle Russie. Parce qu’il acceptait les arguments.
J’aurais également réussi à l’expliquer à Poutine si j’avais davantage de conversations avec lui. S’il se laissait convaincre. C’est un homme sage. Sage, sauf qu’il faut ajouter des arguments pour lui.
Question: Autrement dit, il faut que vous, puis d’autres représentants des autorités polonaises, veniez en Russie…
L.W.: Oui. Parce qu’il est question de compréhension. Il faut comprendre tout cela, mais comprendre à partir de choses simples. Personne ne lui dit des choses simples. Il mène bien la grande politique, mais il ne voit pas les éléments banals qui déforment l’état des choses.
Si j’étais invité, je viendrais, évidemment. Mais il n’y a pas d’invitation. Je n’ai aucune contre-indication. Je le voudrais vraiment. Parce que je trouve que Poutine est un homme sage qui manque simplement de quelques autres arguments. Il a d’autres arguments — «un potentiel immense, gigantesque», «tous sont des ennemis» — et il tire ses conclusions à partir de là. Or s’il avait d’autres arguments, comme ce que je citais à Eltsine, nous mènerions une excellente politique.
Question: Actuellement la Pologne n’est pas en très bonnes relations avec la Russie, mais pourquoi les autorités polonaises se jettent-elles dans les bras des USA?
L.W.: Et que doivent-elles faire? Quel choix ont-elles?
Question: Certes, l’Amérique est un pays grand et puissant, mais il est très éloigné…
L.W.: Bien sûr. C’est la raison pour laquelle cela ne me plaît pas. C’est pour cela que je conseille de ne pas se quereller avec la Russie parce qu’un autre pays y gagnera toujours à nos dépens. Nous devons trouver une issue. Nous devons faire des concessions mutuelles, comprendre, et nous pourrons alors mener ensemble une politique réellement bonne. Moscou est plus près de Varsovie que de New York. Ce qui se passe actuellement ne me plaît pas. Je n’apprécie pas la politique de mon gouvernement. Je m’y oppose.Question: Et pourquoi la Pologne a-t-elle besoin d’une base militaire américaine sur son territoire?
L.W.: Nous avons suffisamment d’armes pour détruire 11 fois la vie sur Terre. Mais ils débattent de la douzième. Il suffirait de nous tuer 11 fois — une douzième n’est pas nécessaire. Dans le même temps, pour se rassurer, il est bien d’avoir quelques Américains à proximité, qui ont leurs intérêts. Deuxièmement, ils dépenseront un peu d’argent. C’est bien de ce point de vue, mais d’un point de vue militaire c’est inutile.
Question: Il est facile d’inviter les militaires américains, mais pour les faire partir…
L.W.: Oui. Je suis d’un autre avis, mais dans la situation où nous nous trouvons aujourd’hui, quand l’Ukraine est en danger, quand Poutine «marche» dans cette direction, l’inquiétude pousse à garantir sa sécurité. Les conditions nous poussent à le faire.
Question: La Pologne est-elle un ami ou un ennemi de l’Ukraine? Récemment, Kiev a fait du jour de la naissance de Stepan Bandera une fête nationale.
L.W.: Bandera a tué des Polonais, quoi qu’on en dise. De ce point de vue, c’est un bandit vis-à-vis des Polonais. Dans le même temps, il le faisait pour l’Ukraine, du coup Kiev peut juger qu’il agissait au profit d’une Ukraine libre face à la Pologne qui en prenait peu à peu le territoire. C’est pourquoi nous devons laisser passer du temps, il faut 2-3 générations pour que cela passe, pour comprendre qu’il agissait mal vis-à-vis de la Pologne, mais bien vis-à-vis de l’Ukraine. C’est possible seulement avec le temps qui guérit les blessures.
Question: La Pologne est en conflit avec l’UE, la Commission européenne et le Conseil européen engagent des procédures, menacent de sanctions…
L.W.: C’est le gouvernement, le pouvoir polonais actuel — ce sont les démagogues populistes qui veulent être ceux qui se battent pour la Pologne, avec qui a commencé la «Pologne libre». C’est faux, c’est un mensonge! Où étaient-ils quand tout pouvait être fait autrement? Pourquoi, s’ils sont si intelligents aujourd’hui, ne l’ont-ils pas fait alors? Ils auraient pu le faire à ma place, Kaczynski et les autres. Mais ils n’avaient aucune chance à l’époque, tout comme ils n’ont aucune chance aujourd’hui. Ils profitent d’un moment où il y a un peu de brouhaha et de difficultés.La perestroïka était terrible, nous avons perdu 70% de notre économie. Elle reposait sur l’Union soviétique, sur la Russie. Nous avons dénoué l’Union soviétique, mais nous avons perdu 70% de l’économie. J’avais le choix: soit nous changions en payant le prix fort, soit nous restions dans l’ancien système. J’ai choisi le nouveau et j’en paie les frais.
Question: Vous en rêviez quand vous dirigiez Solidarność, en 1989?
L.W.: Je songeais au prix à payer et me demandais si nous pourrions le supporter. Si nous supporterions la perestroïka. Si cela était arrivé en Allemagne, au Japon, aux USA, s’ils avaient perdu 70% de leur économie, ils n’auraient pas pu faire face. Mais la Pologne a réussi.
Le communisme était comme circuler en voiture en marche arrière à 5 km/h. Nous roulions. Et aujourd’hui nous voulons rouler en avant. Mais il est impossible de rouler à la fois en avant et en arrière. Il faut stopper la voiture. Cela empire parce que nous arrêtons la voiture pour ensuite aller vers l’avant.
Question: Comment la Pologne peut-elle protéger aujourd’hui ses intérêts entre deux puissances — la Russie et les USA?L.W.: Jusqu’à la fin du XXe siècle nous vivions une époque de la terre. Parce que les besoins étaient réduits — se nourrir, se loger et s’habiller. C’étaient des besoins réduits. Il était possible d’éliminer des gens et d’exproprier la terre. Mais le XXe siècle nous a transportés dans l’époque de l’intelligence, de l’information et de la mondialisation. Nous dépensons davantage d’argent pour les produits de l’intelligence. Nous sommes des acheteurs, nous dépensons plus pour les ordinateurs, les avions… Et si auparavant il était possible d’éliminer quelqu’un, l’acheteur ne peut pas être éliminé. Qu’il soit russe ou polonais. Parce qu’il achète nos produits. C’est pourquoi la guerre et les conquêtes ne sont pas rentables à l’époque de l’intelligence.
C’est pourquoi nous devons pratiquement tout changer, les changements sont nécessaires parce que la répartition de la force et des possibilités est différente.
Il faut respecter chaque acheteur. Est-ce bénéfique aujourd’hui pour l’Allemagne de se débarrasser des acheteurs polonais si nous achetons davantage de Mercedes que les Allemands?
Question: La Russie achetait pratiquement toutes les récoltes de pommes polonaises…
L.W.: C’est une affaire terrible. C’est pourquoi nous devons nous entendre, surtout entre voisins. Tous les deux connaissent des pertes. Pourquoi les Américains et d’autres doivent-ils gagner sur notre dos? Pourquoi nous le ferions? Nous devons trouver une solution. S’asseoir à une table et ne pas recevoir de nourriture avant de s’entendre.
Question: La Russie réagit très douloureusement au démantèlement de monuments aux soldats soviétiques sur le territoire polonais…
L.W.: Le fait est que c’était un asservissement, la Pologne n’était pas libre. La Pologne n’était pas autonome. D’une captivité nous nous sommes retrouvés dans une autre. C’est vrai. Ce n’est pas de la faute des soldats ou des cimetières, mais que faire si telle est la mentalité des gens. Nous avons combattu davantage contre les Allemands que contre les Russes, or avec les Allemands il existe déjà une entente, mais pas avec les Russes. Parce que les Allemands ont avoué tout ce qu’ils avaient fait et leur confession était sincère. La Russie ne s’est jamais confessée. Or tout cela demande de la vérité et de la sincérité.
Question: Y a-t-il des choses que vous ne raconterez jamais ou pour lesquelles le moment n’est pas encore venu?
L.W.: Je suis très ouvert, je fais toujours tout avec conviction, toujours honnêtement, vraiment. Bien sûr, il y a un combat dans la politique, les gens s’accrochent aux non-dits, aux différents arguments. Il faut le savoir en démocratie. Dans le même temps, je n’ai rien à cacher. J’ai tout dit. Je ne cache et n’ai honte d’aucun élément.Question: Quel est le secret pour rester actif pendant autant d’années malgré tous les problèmes?
L.W.: Simplement l’éducation. Je suis né dans un village, dans le besoin. Les conditions y étaient simples mais honnêtes. Tout le monde se connaissait, le blanc était blanc, le noir était noir. Tout le monde savait qui était un agent ou non. J’ai également été élevé dans les traditions de la foi. C’est pourquoi j’ai acquis des traits de caractère simples».
Selon un sondage du portail rp.pl, 35% des Polonais estiment qu’en accordant cette interview, l’ex-Président Lech Walesa a nui aux intérêts de la Pologne. 31% pensent le contraire, tandis que 34% des interrogés s’abstiennent de juger cette démarche.