Je viens de lire les mémoires du général Armand de Caulaincourt qui a accompagné Napoléon tout au long de l’aventure russe. Il a été ambassadeur de France en Russie de 1807 à 1811 et a très bien connu l’empereur Alexandre. Napoléon le rappelle et il reprend finalement ses fonctions de Grand Écuyer.
Son récit commence par une longue conversation avec Napoléon. Juste avant de quitter Saint-Pétersbourg, Alexandre l’a appelé pour lui demander de transmettre ce qui était, sans équivoque, un message d’avertissement. De Caulaincourt s’efforce vraiment – mais sans succès – d’en faire comprendre le sens à Napoléon. Il lui dit qu’Alexandre avait déclaré avoir appris quelque chose de la résistance espagnole contre la France, à savoir que les autres adversaires de Napoléon avaient abandonné trop tôt ; ils auraient dû continuer à se battre. Napoléon n’a pas été impressionné : pour lui, ses généraux en Espagne étaient incompétents et son frère (à qui il avait donné le trône d’Espagne) était un idiot ; il n’y voyait pas d’autres plus grandes leçons et estimait que l’Espagne n’était pas importante dans le grand projet. De Caulaincourt lui réitère que Alexandre revenait sans cesse sur ce point, donnant d’autres exemples d’abandon trop rapide, soulignant que si Napoléon envahissait la Russie, lui persévérerait ; il continuerait à se battre depuis le Kamchatka si nécessaire. La Russie était immense et le climat très sévère. Une bonne bataille et ils abandonneront, insistait Napoléon. Napoléon mentionne ensuite à quel point les Polonais sont en colère contre la Russie. De Caulaincourt rétorque que les Polonais qu’il connaît, bien qu’ils préfèrent certainement une Pologne libre et indépendante, ont appris que vivre sous la Russie n’était pas si mauvais qu’ils le pensaient et que la véritable liberté coûterait plus cher qu’elle ne vaudrait. De Caulaincourt, répétant sans doute ce que Alexander lui avait dit, présente alors le compromis qui réglerait les problèmes entre lui et la Russie ; mais Napoléon n’est pas intéressé. Au bout de cinq heures, Napoléon le renvoie, mais de Caulaincourt demande la permission de dire encore une dernière chose : si vous envisagez d’envahir la Russie (maintenant de Caulaincourt se rend compte qu’il s’en occupe), pensez aux meilleurs intérêts de la France. Oh dit Napoléon, maintenant tu parles comme un Russe.
De Caulaincourt alors, répétant sans doute ce que Alexandre lui a dit, décrit le compromis qui réglerait les problèmes entre lui et la Russie ; mais Napoléon n’est pas intéressé. Au bout de cinq heures, Napoléon le congédie, mais de Caulaincourt demande la permission de dire une dernière chose : si vous envisagez d’envahir (Caulaincourt vient maintenant de réaliser qu’il y était décidé), je vous en prie, pensez aux intérêts de la France. « Oh, dit Napoléon, maintenant vous parlez comme un Russe ».
Eh bien, les similitudes sautent aux yeux, n’est-ce pas ? Napoléon est aujourd’hui remplacé par Washington. (On peut espérer que le retrait de Trump de la Syrie marque le début d’un réel changement. Mais attendons de voir ce qui se passera réellement.) Il y a eu des années de sur-confiance ignorante à Washington, tout comme Napoléon. La Russie est une station-service se faisant passer pour un pays, il ne fait rien et son PIB est inférieur à celui du Canada, de l’Espagne ou de tout autre pays de peu d’importance. (En réalité, depuis l’arrivée de la Russie en Syrie, certains faucons commencent à paraître moins confiants : un exemple récent, un groupe de réflexion américain dit que la marine américaine pourrait ne pas l’emporter contre la Russie et la Chine). Mais l’espoir populaire reste qu’avec une poussée de plus, Poutine s’effondrera : il n’ira pas jusqu’au Kamchatka. La Russie d’aujourd’hui joue le rôle de la Russie d’hier, bien sûr. En ce qui concerne la Pologne, son rôle est largement repris par l’Ukraine (même si la Pologne tente peut-être de reprendre son rôle). L’affirmation de Napoléon selon laquelle la Pologne veut la guerre avec la Russie est reprise par le régime actuel de Kiev : elle fait de son mieux pour que cela se produise. Mais, comme le récit de de Caulaincourt sur les vrais Polonais, peu de choses suggèrent que les Ukrainiens ordinaires aient assez d’estomac pour supporter une guerre et on peut penser qu’une majorité d’entre eux serait heureuse de revenir à la période (misérable, mais pas si misérable que ça) d’avant la « Révolution de la dignité ». Qui joue le rôle de l’Espagne de Napoléon, la nation qui n’avait pas compris qu’elle avait été battue ? Aujourd’hui, nous avons plusieurs candidats : vous pouvez choisir entre l’Afghanistan, l’Irak ou la Syrie.
Mais ce qui est vraiment contemporain, et cela se répète à plusieurs reprises, c’est le sarcasme de Napoléon quand il dit que de Caulaincourt était devenu russe : et cela s’est passé il y a deux siècles, bien avant que RT, Sputnik ou les publicités Facebook, la « guerre de l’information » et les « fake News » dus à la malveillance de la Russie ne polluent les esprits occidentaux ! Alors, aujourd’hui comme hier, quiconque s’écarte de la sagesse admise ne peut que se faire l’écho du mensonge russe.
Comme je l’ai dit, les similitudes m’ont sauté aux yeux en lisant les pages du récit de de Caulaincourt. D’un côté, nous voyons l’homme qui sait de quoi il parle et qui essaie de transmettre un message important à son supérieur ; de l’autre, le supérieur arrogant qui croit tout savoir et qui considère que tout désaccord est du putinisme russe. Et, en arrière-plan, ce sont de petits joueurs qui essaient de remuer la queue du chien impérial, mettant allègrement de côté plusieurs années d’échec sur d’autres fronts de bataille.
Eh bien, nous savons tous ce qui s’est passé, n’est-ce pas ? Napoléon a mis sur pied une armée (avec beaucoup de Polonais ) et a envahi la Russie. De Caulaincourt était à ses côtés à chaque pas. Et la Russie a prouvé (comme elle l’a encore fait en 1941) qu’elle n’était pas capable de comprendre qu’elle est vaincue. De Caulaincourt nous en parle. La confiance de Napoléon dans le fait que les Russes reculent et qu’il les vaincra. Les pertes choquantes de chevaux et l’usure progressive des éclaireurs de cavalerie. L’invisibilité de l’armée russe. La terre brûlée – de Caulaincourt compare la Grande Armée à un navire seul sur un océan immense et vide. Problèmes d’approvisionnement. Encore plus de pertes de chevaux. Des kilomètres et des kilomètres dans l’immensité, et toujours pas de bataille victorieuse. Des guérillas. Aucun prisonnier. Aucune information.
Prenons le cas de Smolensk. Napoléon l’occupa et, après un bref combat (et l’incendie de la ville), en prit possession. David Glanz a argumenté de façon convaincante que la bataille de Smolensk en 1941, bien qu’étant une victoire allemande, était en fait la défaite de l’Allemagne parce que cela signifiait que la courte victoire éclair sur laquelle Berlin comptait n’était plus possible ; dans une guerre longue, les capacités industrielles considérables de l’URSS allaient entrer en action. Il en fut ainsi pour Napoléon : trop tard, trop peu et toujours pas de négociations. Mais il s’est convaincu qu’il y aurait la paix dans six semaines (il est maintenant à peu près le seul optimiste de la Grande Armée). Les messagers sont envoyés à Alexandre. Pas de réponse. La Grande Armée marche vers l’est à la recherche de La Bataille. Enfin – Borodino, l’un des jours les plus sanglants de la guerre – mais l’armée russe disparaît à nouveau. Il prend Moscou – maintenant Alexandre doit parler. Il – un autre écho d’aujourd’hui – s’est convaincu que les nobles russes (les grands hommes d’affaires) forceront Alexandre (Poutine) à céder parce qu’ils sont en train de perdre tant de chose. Mais ils ne le font pas. A travers le reportage de de Caulaincourt, nous voyons l’illusion irréductible de Napoléon. Enfin Napoléon abandonne, rentre chez lui et l’armée russe le suit jusqu’à Paris.
Napoléon ne comprend toujours pas : l’une de ses affirmations les plus stupides est que Koutouzov ne comprend pas la stratégie ; ce n’est pourtant pas Koutouzov qui marchait sur des routes glacées jonchées de matériel abandonné, de chevaux abattus et de soldats morts. « J’ai battu les Russes à chaque fois, mais ça ne m’a mené nulle part. » Gagner toutes les batailles et perdre la guerre n’est pas si rare que ça : nous l’avons vu de Darius et les Scythes jusqu’aux États-Unis et l’Afghanistan.
Tout s’est passé comme l’avait prévenu de Caulaincourt. Sauf qu’à la fin, Alexandre ne va pas au Kamchatka, mais à Paris. L’histoire est que le bistro français doit son nom au russe быстро ! (vite !). Vrai ou faux, il fut un temps où les soldats russes à Paris exigeaient un service rapide. Il y a déjà des bistrots à Washington, alors après que Napoléon (USA/OTAN) ait envahi la Russie (Russie) en ignorant les conseils de de Caulaincourt (beaucoup de gens sur ce site), quel nouvel événement culinaire les soldats russes (Russes) vont-ils laisser à Paris (Washington) ? Un Ёлки-Палки dans chaque rue ? des chariots Kvas ?
Oh, et la Pologne, après 70 000 victimes dans la guerre russe, est restée morcelée.
Revenons à aujourd’hui. Napoléon (USA/OTAN) professe son désir de paix mais…. ces satanés Russes (Russes) font des histoires à la Pologne (Ukraine – ou est-ce encore la Pologne ?) qui pousse à l’attaque. Les Espagnols (Afghans/Irakiens/Syriens) disent que quoi que pense Napoléon (USA/NATO), ils ne se sentent pas encore battus. Alexandre (Poutine) dit « qu’il ne tirera pas le premier, mais aussi qu’il sera le dernier à rengainer l’épée ».
Pour citer le feld-maréchal Montgomery, qui avait plus d’expérience dans les grandes guerres et qui est mieux placé sur le podium des victoires que n’importe quel général américain depuis MacArthur : » La règle 1, à la page 1 du livre de la guerre est : » Ne marche pas sur Moscou « « . (Sa deuxième règle, soit dit en passant, était : « Ne combattez pas avec vos armées terrestres en Chine. » Alors que la politique de Washington rapproche Moscou et Pékin…… Mais c’est un autre sujet).
Je ne sais pas qui sera le prochain secrétaire à la Défense des États-Unis, mais je pourrais lui suggérer quelques lectures pour son investiture.
Source : Blog de l’auteur
Via : Oriental Review