S’il existe de nos jours un truc sur lequel chacun puisse s’accorder à Washington, c’est que quand un fonctionnaire ou un zèbre payé par le gouvernement se laisse aller à débloquer du véritablement scandaleux ou dangereux, même si ce n’est qu’un passage de fureur médiatique éphémère, il devrait y avoir des conséquences. Or il est notable que ce n’est vrai qu’à une exception près : Dire que les États-Unis devraient œuvrer discrètement à favoriser la désintégration violente et le morcellement du plus grand pays du monde.
Comme la plupart des discussions sur les relations entre États-Unis et Russie sont empreintes d’hystérie et d’exagération, supposant qu’il s’agit juste d’emphase, vous n’y attachez point d’importance. Malheureusement, vous vous bercez d’illusion. Publié sur The Hill sous le titre neutre Gérer la dissolution de la Russie, l’auteur, Janusz Bugajski, plaide en faveur de l’idée que l’Occident ne doit pas se contenter de chercher à contenir « les ambitions impériales de Moscou », mais doit aussi s’attacher à démembrer la Russie dans son ensemble.
L’engagement, les critiques et les sanctions limitées n’ont fait que renforcer l’idée que se fait le Kremlin de la faiblesse et de la prévisibilité de l’Occident. Pour couper court au néo-impérialisme de Moscou, il faut une nouvelle stratégie qui pousse le déclin de la Russie et gère les conséquences internationales de sa dissolution.
Comme beaucoup d’acteurs contemporains de la guerre froide, Bugajski tergiverse entre la survalorisation de la puissance russe et ses faiblesses, dont son manque de dynamisme économique et la montée du séparatisme ethnique et régional. Mais son premier cheval de bataille est sans équivoque : L’Occident doit énergiquement chercher à attiser les tensions régionales et ethniques très anciennes, afin d’obtenir au final la dissolution de la Fédération de Russie, dans laquelle Bugajski voit une « construction impériale ».
Les raisons de la dissolution doivent être logiquement formulées : Afin de survivre, la Russie a besoin d’une démocratie fédérale et d’une solide économie ; sans démocratisation à l’horizon et avec la détérioration de la situation économique, la structure fédérale va être de plus en plus ingouvernable… Pour gérer le processus de dissolution et réduire la probabilité des risques de conflit débordant les frontières des États, l’Occident doit établir des liens avec les diverses régions de Russie, et favoriser leur transition pacifique jusqu’à ce qu’elles obtiennent le statut d’État.
Mais il y a plus alarmant encore. Bugajski argumente que le but ne devrait pas être l’autodétermination des territoires séparatistes de Russie, mais plutôt l’annexion de ces terres à d’autres pays. « Certaines régions pourraient rejoindre des pays comme la Finlande, l’Ukraine, la Chine et le Japon, auxquels Moscou a pris des territoires par la force. »
Inutile de dire qu’il est impossible d’imaginer pareille chose sans que se déclenchent une ribambelle de conflits, à l’image des guerres yougoslaves. Sauf que dans ce cas, directement responsables de l’ouverture des hostilités, les États-Unis seraient à portée de 6800 têtes nucléaires.
Qui est donc ce Janusz Bugajski, et au nom de qui parle-t-il ?
D’après la biographie de l’auteur de l’article, il est chercheur principal au Center for European Policy Analysis, un club de réflexion sis à Washington. Sauf que ce cercle n’est pas un forum de discussion banal : Au lieu d’être financé par les fondations attitrées et des va-t-en-guerre cousus d’or, ses bailleurs de fonds sont principalement des organes gouvernementaux, dont le département d’État, le département de la Défense, la Mission des États-Unis auprès de l’OTAN, la National Endowment for Democracy parrainée par le régime, aussi bien que d’authentiques entreprises spécialisées dans la défonce, Raytheon, Bell Helicopter, BAE Systems, Lockheed Martin et Textron. Bugajski, quant à lui, préside le programme d’études de la région Sud et Centre Europe, à l’Institut des services étrangers du département d’État.
Pour clarifier ce que veut réellement dire ce binz, on pourrait comparer ça à un Russe en lien étroit avec le Kremlin et les fabricants d’armes, qui raconterait que le Kremlin doit trouver le moyen de désintégrer les États-Unis et, si possible, de faire absorber les morceaux par le Mexique et le Canada. (Ce scénario n’est hélas [heureusement, NdT] pas aussi tiré par les cheveux qu’il l’aurait été il y a quelques années ; en Californie, des milliers de gens parlent ouvertement de Calexit, et au Mexique, bien plus parlent de reconquista.)
Sur ces entrefaites, il serait dur à avaler qu’une voix quasi officielle, du genre de celle de Bugajski, plaide en faveur d’une démarche similaire vis-à-vis de la Chine. Celle-ci a ses propres régions indociles, et du point de vue géopolitique, pour les États-Unis, le danger qu’elle représente n’est ni plus, ni moins grand que la Russie. L’une des raisons du danger pourrait être que les Chinois voient dans une demande des États-Unis, qui exigerait la sécession des Tibétains ou des Ouïghours, une grave intrusion dans leurs affaires intérieures, contrairement à la Russie, qui a l’air de n’avoir ni remarqué, ni même été contrariée par l’outrecuidante proposition de Bugajski.
À vrai dire, de même qu’il est plus légal qu’illégal de déclencher de véritables scandales à Washington, le plus fâcheux dans cette affaire, c’est que peu de gens là-bas, si ce n’est aucun, n’ont critiqué la déclaration de guerre virtuelle de Bugajski.
Or, il faudrait pourtant s’en inquiéter. C’est le genre de provocation d’où sortent les incidents internationaux. Et si vous êtes un contribuable étasunien, ça se fait en votre nom, et ça devrait figurer parmi les sujets du mois qui vous scandalisent.
Ron Paul Institute, Erik d’Amato