Le projet militaro-industriel de Donald Trump

En géopolitique, les événements sont rarement ce qu’ils semblent être à première vue. C’est spécialement vrai lorsque l’on regarde de plus près la « guerre » commerciale lancée au printemps dernier qui semblerait autrement bizarre, qui est supposée devoir redresser l’énorme déficit commercial de la balance des paiements annuels les États-Unis, le plus extrême étant face à la Chine. Or le vrai élément moteur derrière cette guerre des tarifs douaniers autrement inexplicable de Washington spécialement livrée contre la Chine, se dévoile lorsqu’on l’étudie à travers le prisme d’un nouveau rapport de l’Administration Trump, concernant la base industrielle du secteur de la Défense aux États-Unis.

Début octobre, un groupe de travail inter-Agence ad hoc [inter-agency Task Force], mené par le Département de la Défense [DoD], a rendu public la part non classifiée d’une étude menée sur un an portant sur la base industrielle domestique requise, afin de fournir les composants vitaux et les matières premières nécessaires à l’appareil militaire des États-Unis. Intitulé « Rapport évaluant et renforçant la base industrielle et manufacturière de Défense et la résilience de la chaîne d’approvisionnement des États-Unis [Report Assessing and Strengthening the Manufacturing and Defense Industrial Base and Supply Chain Resiliency of the United States] », le GTA (Groupe de Travail Ad hoc) inter-Agences avait été commissionné un an plus tôt, par un ordre exécutif peu remarqué n°13806 du Président des Etats-Unis.[i] Ce rapport constitue la première analyse détaillée depuis des années, concernant l’adéquation ou les manques diagnostiqués dans la chaîne d’approvisionnement industriel qui fournit les composants à l’appareil militaire des États-Unis.

300 carences recensées dans base industrielle militaire américaine.

La version déclassifiée de ce rapport est déjà assez choquante en elle-même. Elle cite une longue liste de 300 « lacunes/carences [gaps] » ou vulnérabilités dans la base industrielle militaire américaine.

Ce que celles-ci révèlent en détail, c’est une économie nationale qui n’est plus capable de soutenir les essentiels les plus basiques d’une Défense nationale, une conséquence directe des économies liées à la mondialisation et au recours à la sous-traitance étrangère. Il décrit en détail des pénuries dramatiques de travailleurs qualifiés dans des domaines tels que les machines-outils, la soudure/chaudronnerie, l’ingénierie.

Des machineries vitales comme les machines-outils contrôlées numériquement doivent être importées, la plupart du temps d’Allemagne, un pays qui n’a pas les meilleures relations avec Washington ces derniers temps. Beaucoup de petits fournisseurs spécialisés en composants clés sont des fournisseurs uniques, dont beaucoup sont en permanence menacés d’insolvabilité par les incertitudes du budget américain durant ces dernières années. Et l’industrie de Défense américaine est dépendante de la Chine pour virtuellement tous ses métaux issus des terres rares. Depuis les années 1980, le secteur minier domestique américain concernant ces métaux rares, s’est virtuellement effondré pour des raisons économiques tandis que les fournisseurs se tournaient vers la Chine pour trouver des sources d’approvisionnement moins chères. Aujourd’hui, 81 % des métaux issus des terres rares dont les équipements militaires ont besoin, les supraconducteurs, les ordiphones et autres applications de haute technologie, proviennent de Chine…

Les nombreuses vulnérabilités stratégiques de la Défense étatsunienne.

Le rapport du Pentagone concernant la base industrielle de défense est une tentative de voir plus loin que la douzaine et quelques cocontractants militaires géants les plus connus, comme Boeing ou Raytheon, jusqu’aux dizaines de milliers de entreprises plus petites qui fournissent les composants critiques, afin de déterminer l’état des vulnérabilités américaines en cas de guerre.

Et c’est là que le rapport remarque : « dans des cas multiples, les uniques producteurs domestiques restants de matériaux critiques pour le DoD, sont à deux doigts de fermer leurs usines américaines pour importer à de meilleurs coûts des matériaux provenant des mêmes pays producteurs étrangers qui sont justement en train de les évincer hors de la production domestique. […] Ceci met en évidence un tel potentiel alarmant de goulots d’étranglements composés de ‘sources uniques [d’approvisionnement]’, et la fiabilité de ses sources uniques pose question dans des domaines tels que les arbres d’hélices des navires de l’US Navy, les tourelles de canon pour les chars, les carburants pour fusées et les détecteurs infrarouges extra-atmosphériques pour la défense antibalistique. »

Ce rapport constitue le regard le plus approfondi et le plus critique au sujet de la base industrielle militaire étatsunienne entrepris le début des années 1950 et la Guerre froide. Parmi les exemples, il cite le fait qu’il n’existe aujourd’hui qu’une seule source domestique de perchlorate d’ammonium, composé chimique largement utilisé dans les systèmes de propulsion du Pentagone. Un autre fait alarmant : les États-Unis n’ont plus qu’une seule entreprise produisant domestiquement les cartes de circuits imprimés essentielles dans chaque pièce d’équipement électronique. Il remarque : « depuis 2000, les États-Unis ont connu un déclin de 70 % de leur part dans la production mondiale. Aujourd’hui, l’Asie produit 90 % des cartes de circuits imprimés dans le monde, et la moitié de cette production est chinoise. Le résultat, c’est qu’un seul des 20 plus grands manufacturiers mondiaux de ces cartes est basé aux États-Unis ».[ii]

Un autre composant pas tant visible que vital, c’est la manufacture du carbone imprégné ASZM-TEDA1. L’entreprise Calgon Carbon basée à Pittsburg en est aujourd’hui l’unique fournisseur duquel dépendent les États-Unis. Cet ASZM-TEDA1 est utilisé dans 72 systèmes de filtration chimiques, biologiques et nucléaires du DoD, parmi d’autres équipements de protection contre les gaz toxiques et les attaques chimiques.

Une autre vulnérabilité alarmante (ou pas si alarmante, tout dépend du point de vue) se trouve dans l’approvisionnement fiable en interrupteurs vitaux de contrôle du voltage. En 2017, la fonderie de puces et semi-conducteurs utilisés comme composants de ces interrupteurs de contrôle du voltage, utilisés dans tous les systèmes de missiles du Pentagone, a fermé. Le Département à la Défense n’a pas été informé à temps afin de mettre en place une source de substitution, mettant les systèmes de missiles américains en danger. Et le rapport ajoute que tous les canons des véhicules blindés de l’armée américaine proviennent du seul et vénérable Arsenal Watervliet, bâti en 1813.[iii]

Cibler la Chine pour sauver la base industrielle de défense américaine

Ce rapport américain portable majeur sur la dépendance des compagnies d’armement américaine en composants vitaux externalisés vers devinons qui ? La République Populaire de Chine, le pays que la dernière Revue de Politique de Défense [Defense Policy Review] du Pentagone cite, aux côtés de la Russie, en tant que plus grande menace stratégique pour l’Amérique…[iv]

Et en plus de cette dépendance quasi-complète vis-à-vis des fournisseurs chinois concernant les métaux rares, le problème est le même pour les contrats d’achat d’armes du DoD auprès de plus grandes entreprises américaines comme Lockheed-Martin, qui à leur tour externalisent leur chaîne d’approvisionnement auprès de sources plus efficientes, souvent en provenance de Chine. Le rapport déclare en effet que « la domination de la Chine sur le marché des éléments issus des terres rares, illustre les interactions potentiellement dangereuses entre l’agression économique chinoise, guidée par ses politiques industrielles stratégiques propres, et les vulnérabilités et autres carences dans les capacités manufacturières et la base industrielle de Défense des États-Unis ».[v]

La revue déclare encore que l’industrie de Défense des États-Unis compte sur des producteurs chinois à hauteur de 100 % de ses besoins en minéraux issus des terres rares. Un rapport du GAO [Government Accountability Office, organisme contrôlant la régularité du budget fédéral] rendu en 2016 avait déjà qualifié ceci de « problème fondamental de sécurité nationale ».[vi] Dans une autre section, le rapport ajoute : « sans recours contre les pratiques commerciales illégales et déloyales, les États-Unis vont faire face à un risque grandissant de dépendance du DoD à l’égard de sources étrangères en matériaux vitaux ». C’est là encore une référence explicite à la Chine…

Il n’est donc pas un hasard que la guerre commerciale de Trump ait pu mettre l’accent sur les « pratiques commerciales déloyales » de la Chine. Il n’est pas plus un hasard que l’officiel de l’Administration Trump responsable de cette stratégie de guerre commerciale, le « faucon » anti-Chine Peter Navarro, ait été chargé par le Président de mener les travaux de ce rapport sur la base industrielle de Défense du Pentagone. Le même Navarro, Assistant auprès du Président pour le Commerce et la politique manufacturière[vii], a par ailleurs publié un éditorial libre [OpEd] dans le New York Times sur ce rapport. Dans cet éditorial, il connecte les différentes composantes de l’agenda des tarifs douaniers de Trump, qui apparaîtraient confus autrement, dans des domaines tels que l’aluminium et l’acier, à cette crise de la base industrielle militaire américaine. Il cite par ailleurs certaines étapes de cet agenda, comme « des droits de douane sur l’acier et l’aluminium afin d’appuyer les industries de base ; une solide défense contre les vols éhontés de la Chine et autre transferts forcés de propriétés intellectuelles et d’autres technologies américaines ; un accroissement significatif du budget militaire ; l’expansion des règles d’achat préférentiellement américain [‘Buy American’] dans les marchés publics gouvernementaux »…[viii]

Navarro cite explicitement pour exemple les plaques d’aluminium coulé et corroyé (composants essentiels pour les véhicules de combat terrestre, les navires de l’U.S. Navy et l’aéronautique militaire), qui risquent de connaître « des goulots d’étranglement de production potentiels en cas de recrudescence des demandes du DoD ». Les tarifs douaniers à l’importation sur l’aluminium visent donc à forcer la renaissance d’une production domestique d’aluminium aux États-Unis. En 1980, les États-Unis étaient le plus grand producteur primaire d’aluminium au monde en produisant 30 % des besoins mondiaux, un héritage de l’ère des deux guerres mondiales et de l’émergence des grands avionneurs comme Boeing et consorts. En 2016, l’industrie domestique américaine de l’aluminium menée par Alcoa ne représentait plus que 3,5 % de la production mondiale, tombant au 10e rang des pays producteurs derrière l’Arabie Saoudite. La Chine est le premier producteur mondial avec 55% de parts de marché, suivie par la Russie puis le Canada, qui sont tous trois visés par les droits de douane et les sanctions de Washington sur l’aluminium.

Navarro remarque encore ce qui est peut-être la déficience majeure dans l’anticipation américaine en cas de potentiel futur guerre avec la Russie et la Chine, comme le suggèrent les lignes directrices prospectives du Pentagone : « l’une des plus grosses vulnérabilités identifiées par le rapport se manifeste par une pénurie de travailleurs qualifiés pour les emplois critiques. L’Amérique ne génère simplement plus assez de travailleurs dans le domaine des sciences, technologies, ingénieries et mathématiques afin de pourvoir les emplois dans des secteurs tels que les contrôles électroniques, l’ingénierie nucléaire et spatiale. Nous ne formons plus assez non plus de machinistes, de soudeurs et d’autres métiers qualifiés pour construire et maintenir nos véhicules de combat, navires et aéronefs en condition opérationnelle ».

Dans les récentes années, les étudiants étrangers et internationaux ont dominé les inscriptions dans les premier cycles et cycles supérieurs des universités américaines. Une étude récente a en effet montré que 81 % des étudiants diplômés à plein temps dans les programmes universitaires d’ingénierie électrique et pétrolière au sein des universités américaines sont des étudiants internationaux, et 79 % en sciences informatiques. Le rapport déclare encore que dans bien des universités américaines, « tant les programmes d’études majeurs (2e Cycle) que de spécialisations (3e cycle) ne pourrait pas être maintenu sans les étudiants internationaux ».[ix] Et beaucoup de ceux-là vienne d’Asie, plus spécialement de Chine…

 Les premières mesures de l’Administration Trump pour combler les carences.

Les plans de l’Administration américaine visent à combler les 300 carences avec certaines mesures immédiates incluant la résorption des carences clés dans les chaînes d’approvisionnement et l’utilisation des fonds d’autorisation de la Défense [Defense Authorization funds] afin d’étendre les capacités manufacturières domestiques clés, comme les batteries étanches au lithium ou les piles à combustible de pointe pour les futurs véhicules sous-marins sans pilote de la Navy. Il s’agit également de revigorer le Programme des stocks de défense [Defense Stockpile Program] hérités de 1939, pour les matériaux critiques et stratégiques dont les sources de production à l’étranger sont limitées.

La principale conclusion du rapport est que « la Chine représente un risque significatif et grandissant pour la fourniture de matériaux considérés comme stratégiques et critiques pour la sécurité nationale des États-Unis ». Ceci explique également pourquoi l’accent a été mis par l’Administration Trump durant sa guerre commerciale en cours, qui est en fait dirigée contre la Chine, et se concentre sur l’idée de faire pression sur la Chine afin qu’elle abandonne son agenda « Made in China 2025 », consistant à établir la domination de la Chine dans les technologies avancées pour les prochaines décennies.

À un niveau plus profond, dans la mesure où ils concernent la base industrielle de Défense américaine, ce rapport est un exposé majeur concernant la situation réelle de la base industrielle domestique américaine après plus de quatre décennies de libre commerce, de sous-traitance manufacturière à l’étranger et de mondialisation…

La bonne nouvelle, c’est que la troisième guerre mondiale n’est pas vraisemblable de sitôt malgré tous les raclements de sabre audibles. C’est donc un bon moment pour s’attaquer aux débats américains vers un problème de loin plus important : comment corriger la mondialisation économique qui a détruit pratiquement toute la base industrielle américaine, et comment faire revivre l’économie civile, bien que les faucons de guerre néoconservateurs n’aient manifesté aucun intérêt en ce sens durant ces dernières années…

William F. Engdahl est consultant en risques stratégiques et conférencier, titulaire d’un diplôme en Sciences Politiques de l’Université de Princeton. Il est l’auteur de plusieurs livres mondialement connus sur le pétrole, la géopolitique et les OGM. Son dernier livre traduit en français : “Le charme discret du djihad”, est disponible aux éditions Demi-Lune et synthétise l’Histoire de l’instrumentalisation du djihadisme par l’Etat profond américain.

Traduction par Jean-Maxime Corneille, article original paru dans New Eastern Outlook.

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[i] « Assessing and Strengthening the Manufacturing and Defense Industrial Base and Supply Chain Resiliency of the United States », Rapport au Président Donald J. Trump, par le groupe de travail inter-Agences (Interagency Task Force), sur fondement de l’Ordre Exécutif (Executive Order) 13806, Septembre 2018, non classifié : https://media.defense.gov/2018/Oct/05/2002048904/-1/-1/1/ASSESSING-AND-STRENGTHENING-THE-MANUFACTURING-AND%20DEFENSE-INDUSTRIAL-BASE-AND-SUPPLY-CHAIN-RESILIENCY.PDF

[ii]« Trump’s Industrial Base Report Blames China, Sequestration »,
Breaking Defense, 4-10-18.

https://breakingdefense.com/2018/10/trumps-industrial-base-report-blames-china-congress/

[iii] ibid.

[iv] NdT : voir aussi les travaux de la Commission bipartisane du Congrès [National Defense Strategy Commission] commissionnée par le Sec. Def. Jim Mattis :

  • « U.S. Military’s Global Edge Has Diminished, Strategy Review Finds» (NYT, 14-11618)

https://www.nytimes.com/2018/11/14/us/politics/defense-strategy-china-russia-.html

Rapport de ladite commission : « Providing for the Common Defense – The Assessments and Recommendations of the National Defense Strategy Commission », 13-11-18

https://news.usni.org/2018/11/14/document-the-assessment-and-recommendations-of-the-national-defense-strategy-commission

[v] Ibid.

[vi] NdT : « Rare Earth Materials: Developing a Comprehensive Approach Could Help DOD Better Manage National Security Risks in the Supply Chain » (GAO-16-161: publié le 11-2-16).

https://www.gao.gov/products/GAO-16-161

« Rebuild the US minerals supply chain before it’s too late » (Defense News, 9-7-18)

https://www.defensenews.com/industry/2018/07/09/rebuild-the-us-minerals-supply-chain-before-its-too-late/

« DoD, White House Likely To Fight Chinese Monopoly on Rare Earth Minerals » (Breaking Defense, 18-5-18)

https://breakingdefense.com/2018/05/dod-white-house-likely-to-fight-chinese-monopoly-on-rare-earth-minerals/

« China’s secret trade war option: A rare earth embargo » (The Hill, 2-4-18)
https://thehill.com/blogs/congress-blog/politics/381282-chinas-secret-trade-war-option-a-rare-earth-embargo

[vii] NdT : Assistant to the President for Trade and Manufacturing Policy

[viii] « America’s Military-Industrial Base Is at Risk. And here’s what the White House is going to do about it » (New York Times, 4-10-18), par Peter Navarro, Assistant auprès du Président pour le Commerce et la politique manufacturière. https://www.nytimes.com/2018/10/04/opinion/america-military-industrial-base.html

[ix] « Foreign Students and Graduate STEM Enrollment » (Inside Higher Ed, 11-10-17).

https://www.insidehighered.com/quicktakes/2017/10/11/foreign-students-and-graduate-stem-enrollment