En RDC, au Gabon, au Togo ou au Mali, les «Présidents élus» sont des «shadow cabinets» qui ne sont plus, après quelques mois, que l’ombre d’eux-mêmes. Le rapport de force en faveur d’un puissant sortant les contraint à jeter l’éponge. A moins d’une intervention étrangère en leur faveur, s’appuyant sur une voix institutionnelle dissonante. Analyse.
Et le dernier (mal) heureux «élu» d’une présidentielle africaine est… Martin Fayulu! Une semaine après l’investiture de Félix Tshisekedi, l’ancien candidat unique de l’opposition congolaise récuse toujours sa qualité de «candidat malheureux» et endosse le statut de «Président élu». Comme le père de son rival, Étienne Tshisekedi, en 2011, ou le chef de file de l’opposition togolaise, Jean-Pierre Fabre, en 2015, ou encore l’ancien président de la Commission de l’Union africaine, le Gabonais Jean Ping, en 2016, et plus récemment, le Camerounais Maurice Kamto, il y a seulement quelques mois.
Tous ont contesté les chiffres provisoires d’une instance «indépendante» les donnant en deuxième position, le plus souvent face à un puissant sortant. Tous ont enfoncé le clou, après avoir été déboutés de leurs prétentions par les juges électoraux, en se déclarant tout de même «Présidents élus» ou «Présidents légitimes». Ils croiseront le fer, éphémèrement, avec des Présidents «officiels» ou encore des Chefs d’État profitant, selon la formule d’Aliénor d’Aquitaine dans Le Roi Jean de Shakespeare, de leur «forte possession beaucoup plus que de leurs droits» (King John, I, 1).
De «Présidents élus» dont le mandat n’est pas plus reconnu que le statut étatique du Somaliland, l’Afrique en connaît de plus en plus depuis l’instauration du multipartisme au début des années 1990. D’autres nouveautés institutionnelles ont accompagné «le vent démocratique», insufflé par la chute du rideau de fer, dicté par la Conférence de la Baule et porté par les conférences nationales souveraines. Parmi ces outils, les Commissions électorales «indépendantes» ou «autonomes». Des organismes de gestion des élections (OGE) chargés de supplanter les ministères de l’Intérieur, mais qui s’avérèrent, dans la plupart des cas, un instrument aux mains des pouvoirs politiques en place.Si la liste des «Présidents élus» peut s’avérer longue, c’est que l’élection africaine francophone, par son lot d’irrégularités et de contestations, mais aussi par la particularité du paysage politique qui fait son lit se prête à la confusion des cartes. À rebours de cette tendance, certes, quelques candidats malheureux reconnaissent leur défaite, sans même attendre les résultats officiels. Le mérite revient, par exemple, à Lionel Zinsou du Bénin (2016) ou à Soumaïla Cissé du Mali (en 2013). En remontant plus loin, on retrouve Cellou Dalein Diallo de la Guinée (2010) ou même le sortant Abdoulaye Wade du Sénégal (2012), où la tradition avait été instituée par Abdou Diouf, dès mars 2000.
De la simple contestation… à la présidence élue
Ces cas —plutôt marginaux- mis à part, la contestation post-électorale est assurée. Et force est de constater que sa typologie couvre un spectre plutôt large. Au Somaliland, justement, où Abdirahman Mohamed Abdullahi Irro, candidat de Waddani, principal parti de l’opposition s’entête pendant quelques jours à exciper de fraudes électorales, avant de se montrer plus raisonnable. Aller au-delà de la simple «moue électorale» aurait été mettre en danger la stabilité de l’État autoproclamé, mais aurait aussi terni l’image grâce à laquelle il espère obtenir la reconnaissance internationale. Celle d’une exception démocratique dans cette Corne de l’Afrique, en proie à l’insécurité et à l’autoritarisme.
Ensuite, il y a ceux qui dénoncent des fraudes massives, un «hold-up électoral» qui a empêché la victoire de l’opposition. La rue, ici, se trouve plus ou moins mobilisée, et à la différence du premier cas, on ne se résout pas à reconnaître «officiellement» la victoire du camp adverse. La contestation finit toutefois par s’essouffler, mais tel un impayé, elle est reportée à la prochaine échéance, et comptabilisée au titre d’un futur exercice électoral.Ainsi, en République du Congo (Congo-Brazzville), après la victoire dès le premier tour du sortant Denis Sassou Nguesso, le général Jean-Marie Michel Mokoko, arrivé troisième, a lancé «un appel à la désobéissance civile généralisée», appelant les Congolais à «réclamer leur vote confisqué et volé».
Saleh Kebzabo, arrivé deuxième à la présidentielle de 2016 au Tchad, loin derrière le sortant Idriss Déby, dira de celui-ci qu’il n’est pas le Président légitime… mais sans s’autoproclamer «Président élu» pour autant. Il joindra sa voix à celle de cinq autres candidats malheureux, pour appeler à des journées ville morte.
Au Mali, à la suite de la présidentielle de l’été 2018, les manifestations des partisans de Soumaïla Cissé ont duré plusieurs mois, avant que l’ancien patron de l’UEMOA ne se saisisse de «la main tendue» du parti présidentiel, le Rassemblement Pour le Mali (RPM). En précisant toutefois que «le Président de la République n’est pas le RPM»…!
Mali: nouvelle manifestation de Soumaïla Cissé contre la réélection d’IBK https://t.co/xxQEi4haRj pic.twitter.com/EfCoMNs5Pj
— RFI (@RFI) August 25, 2018
Dans ces différents cas, et en dépit de leur verve, les opposants malheureux ne franchissent pas le pas en se déclarant, solennellement, «Président élu». Ils seront dissuadés soit par un écart «officiel» trop important, de l’ordre de 30 points, soit par l’absence de leviers institutionnels et populaires pouvant appuyer leurs prétentions, soit encore par la crainte inspirée par un pouvoir particulièrement verrouillé. C’est typiquement le cas du pouvoir de Ndjamena ou de Brazzaville, où un sortant peut se permettre, après un quart de siècle de pouvoir sans partage et un bilan socio-économique très mitigé, de remporter la présidentielle dès le premier tour, sans minauder ni sourciller.
Dès lors, les «Présidents élus», tout en tirant les conclusions des fraudes massives, semblent inscrire leur combat dans une autre logique que celle de la simple contestation, en revendiquant le pouvoir. Lors de la présidentielle d’octobre dernier au Cameroun, Maurice Kamto, à la tête du Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (RMC) s’en sort avec 14,23% derrière l’éternel sortant, Paul Biya, crédité quant à lui, de 71,28%. Un score affirmé par l’ELECAM, commission électorale camerounaise, dont la réputation pro-pouvoir n’est pas moins prononcée que celle de ses sœurs subsahariennes, et confirmé par le Conseil constitutionnel, dont les 11 membres sont nommés par le Chef de l’État.
Même si deux millions de voix le séparaient du «Sphinx de l’Etoudi», Kamto est allé au-delà de la simple contestation en s’autoproclamant «Président légitime». Même si sa contestation ne risque pas d’être plus payante que celle de ses homologues «élus», cette qualité le propulsera d’emblée et le confirmera définitivement en tant que chef incontesté de l’opposition, dans un pays contenant plus de 200 formations politiques. Alors qu’il est peu probable que Paul Biya, 85 ans, se présente en 2025 pour un sixième septennat, la présidence élue agit comme un investissement… pour la présidence investie.La plupart du temps, toutefois, la «présidence élue» s’autoproclame à la suite d’un résultat serré. Ce qui suppose une situation où le candidat malheureux se prévaut, déjà, d’une popularité certaine, inversement proportionnelle à celle du sortant. Ce qui suppose, surtout, que la nature des rapports de force (internes comme externes) confine le bourrage des urnes à l’intérieur d’une certaine limite, celles des scores staliniens, désormais passés de mode.
La présidentielle gabonaise d’août 2016 s’est ainsi jouée à quelque… 5.000 voix d’écart entre les deux (ex-beaux —) frères ennemis, le sortant Ali Bongo Ondimba (ABO) et l’ex-patron de l’Union africaine, Jean Ping. Des résultats très serrés de nature à susciter les doutes, même chez les moins sceptiques. Pour rattraper quelque 60.000 voix, ABO aurait fait voter comme un seul homme sa province natale, la région minière du Haut-Ogooué, dans le Sud-Est du pays. Un plébiscite de 95,46%, dans cette circonscription, avec un taux de participation défiant tout entendement: 99,93%. «Pas un seul malade ce jour-là», ironisait amèrement le «Président élu».
Deux ans et demi plus tard, le compte Twitter officiel de Ping continuait d’afficher la qualité de «Président élu» dont se prévalait encore son titulaire. Celui-ci adressera même, comme en ce 1er janvier 2019, ses vœux à la Nation en cette qualité. En réalité, le Président élu serait assigné à résidence et interdit de quitter le territoire depuis près d’un an…!
«Président élu», mais non investi pour autant. Ping n’ira pas jusqu’à prêter serment «parallèlement», en même temps qu’Ali Bongo se livrait à cet exercice au Palais du bord de mer. Pourtant, le Gabon a connu des investitures parallèles, et même des gouvernements parallèles. Nous sommes en décembre 1993, et le scrutin présidentiel auquel les Gabonais sont convoqués est le premier du genre après l’instauration du multipartisme, à la suite des conférences nationales souveraines en Afrique francophone. Paul Mba Abessole, le leader du Rassemblement national des Bûcherons (RNB- opposition de gauche) arrive alors en deuxième position, derrière un Omar Bongo qui, dans sa superbe, condescend à une courte victoire de 51%.
https://twitter.com/PRJeanPing/status/1080030945879691264
S’autoproclamant président, Abessole nommera même un Premier ministre, en la personne du secrétaire général de son parti. Omar Bongo choisit la méthode forte pour calmer les ardeurs de l’opposition… avant d’annoncer un dialogue, matérialisé par les Accords de Paris. Objectif, tourner la page… et mieux diviser l’opposition. La même stratégie fut suivie avec autant de succès par le fils Bongo, qui cherchait à neutraliser l’autre «Président élu», Jean Ping. Un assaut des forces spéciales contre le QG de l’opposant fit une trentaine de morts. Ce fut ensuite un dialogue national, organisé six mois plus tard, pour contribuer à faire le vide autour de lui.
L’affrontement vise-t-il à empêcher une «entrée en résistance» de la part du «Président élu», bien déterminé à défendre ses «prétentions légitimes» et non moins putatives? C’est toute l’intention qui était en tout cas prêtée au camp Fayulu, le dernier «Président légitime» de la République Démocratique du Congo (RDC, Congo Kinshasa), avant même les élections générales de décembre 2018. Le conclave de Genève qui avait pour but de désigner un candidat unique de l’opposition faisait expressément mention, dans son communiqué final, de l’article 64 de la Constitution. Cette disposition de la Loi fondamentale congolaise précise que «tout Congolais a le devoir de faire échec à tout individu ou groupe d’individus qui prend le pouvoir par la force ou qui l’exerce en violation des dispositions de la présente Constitution».
«Les opposants réunis à Genève n’étaient pas dupes et savaient très bien qu’un Joseph Kabila disposant des moyens de l’Etat pourrait inverser illicitement la donne électorale. Mais l’idée était de faire de Martin Fayulu un chef de rébellion citoyenne au lendemain de l’annonce des résultats, forcément truquées, en invoquant l’article 64 de la Constitution, que le communiqué final du conclave de Genève mentionne expressément», analysait récemment pour Sputnik Leslie Varenne, présidente de l’Institut de veille et d’étude des relations internationales et stratégiques (IVERIS).
Des présidents élus qui ont réussi
Logique de confrontation ou pas, les «Présidents élus» ne survivent pas, le plus souvent, au rapport de force en leur défaveur. Celui-ci peut être inversé sous deux conditions, renseigne toutefois l’histoire politique africaine. Il faut, d’une part, qu’une partie des institutions confirme le candidat malheureux dans ses prétentions, ce qui va justifier —et c’est la deuxième condition- une intervention étrangère pour chasser le Président sortant. Abstraction faite de la légitimité de leurs revendications respectives, deux principaux «Présidents élus» ont ainsi réussi, pendant la dernière décennie, à faire valoir leurs droits à la dépossession du sortant. C’est l’exemple ivoirien, en 2011, et gambien en 2016. Dans les deux cas, les «Présidents élus» s’adonneront à des prestations de serment. L’une en catimini, l’autre, en grande pompe, après l’évincement du sortant.En décembre 2016, Adama Barrow, candidat unique de l’opposition, remporte l’élection présidentielle à un tour avec 43,3%. Dans un premier temps, l’autocrate sortant, Yahia Jammeh, reconnaît sa défaite, avant de se rétracter en arguant d’erreurs de décompte commises par la Commission électorale. Jammeh prêtera serment dans l’ambassade de son pays à Dakar, alors que des troupes africaines, mandatées par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), pénètrent en territoire gambien pour forcer la main à Jammeh, qui finit par céder le pouvoir. Une nouvelle cérémonie d’investiture se tient, le 18 février, le jour de la fête nationale, au cours de laquelle Barrow prête serment une deuxième fois.
En 2010, l’élection présidentielle ivoirienne est organisée sur fond d’une décennie de crise sécuritaire et de fracture sociopolitique entre le Nord et le Sud. Longtemps exclu du jeu politique post-Boigny en raison de ses origines burkinabè, Alassane Ouattara prend finalement part au scrutin, qui avait été repoussé à six reprises. Après un premier tour où il arrive en seconde position, derrière le sortant Laurent Gbagbo, il noue une alliance avec Henri Konan Bédié, arrivé en troisième position. Les résultats de la Commission électorale le donnent vainqueur, avec plus de 54% des voix, alors que le Conseil constitutionnel, proclame Gbagbo Président avec 51,5%. S’en suivent alors deux prestations de serment, le 4 décembre 2010. Pour Laurent Gbagbo, c’est une cérémonie officielle au palais présidentiel. Alassane Ouattara adressera, quant à lui, sa prestation de serment par écrit au Conseil constitutionnel, depuis l’hôtel du Golf, à Abidjan, où il est resté reclus avec les siens pendant toute la durée de la crise. En mai 2011, Alassane Ouattara prêtera une nouvelle fois serment après l’arrestation de son rival, affaibli par plusieurs jours de bombardements de la force française Licorne et des Nations unies. L’acquittement de celui-ci par la Cour pénale internationale (CPI), le 15 janvier dernier, ouvre la voie au Président non élu, selon la communauté internationale, au seul Chef d’État légitime, selon ses nombreux partisans, de retourner aux affaires.