Qu’y a-t-il derrière les «concertations politiques» entre la Russie et les pays maghrébins? Un cahier de doléances concernant la Syrie et la Libye, mais aussi le renforcement de la présence stratégique russe dans cette région à l’intersection de trois sphères qui intéresse la Russie: le Moyen-Orient, la Méditerranée et l’Afrique.
Pour Sergueï Lavrov, la somme des bilatéralismes s’inscrit dans une vision stratégique. À n’en point douter, la tournée maghrébine du chef de la diplomatie russe, qui a pris fin le 26 janvier, marquait l’intérêt croissant — et amorcé déjà depuis quelques années — de Moscou pour la région.
À chaque étape de sa tournée, Sergueï Lavrov a pris soin d’inscrire dans le contexte géopolitique régional les questions bilatérales, en épousant les contours des spécificités nationales… Et la nature des relations que le pays entretient avec Moscou.
L’ordre de la visite envoyait déjà quelques signaux sur l’importance accordée à chacune des étapes. Au commencement, ce fut l’Algérie, pourtant nichée entre deux autres destinations programmées. À tout seigneur, tout honneur, le plan de vol souffrira bien une contrainte pour satisfaire à la relation privilégiée entre Alger et Moscou, comme cela avait été le cas lors de la mini-tournée maghrébine de Dmitri Medvedev, en octobre 2017, qui avait toutefois exclu la Tunisie. Le plan de vol reprendra ses droits avec ce pays, après un passage par le Maroc, qu’un partenariat stratégique lie à Moscou depuis 2016.
«L’intérêt russe pour le Maghreb a évolué depuis l’époque soviétique, mais en gardant certaines constantes. Parmi celles-ci, le fait que l’Algérie constitue un pilier dans le partenariat politique et militaire. Près de 90 % de l’arsenal militaire algérien était soviétique et, sur un plan politique, même si Alger faisait partie des non-alignés, les positions se rejoignaient. Avec le Maroc et la Tunisie, les relations étaient moins importantes, puisqu’ils étaient plutôt pro-occidentaux. Ce qui n’excluait pas d’importants projets économiques, comme l’accord de 1978 sur le phosphate avec le Maroc. D’un coût de 10 milliards de dollars, il était qualifié, à l’époque, du contrat du siècle», rappelle Yahia Zoubir, professeur de relations internationales à la Kedge business school France et spécialiste des relations Maghreb-Russie.
Si les questions d’intérêt économique semblaient figurer en bonne place dans les conférences de presse conjointes, rien de concret sur ce plan ne sanctionnera le périple maghrébin de Lavrov. Le constat est le même côté algérien, marocain ou tunisien. Tout au plus, des promesses et des engagements de développer les différentes coopérations bilatérales.
«C’est une visite politique, qui s’inscrit en outre dans le cadre d’un périple maghrébin. Elle s’insère dans un cadre de concertation politique régulier qu’on entretient avec la Russie, avec laquelle nous avons des rapports de confiance. En cela, elle se distingue des visites bilatérales qui sanctionnent les commissions mixtes économiques, où l’on aborde les questions de coopération de manière plus détaillée avant de signer des accords dans les différents domaines. Cela dit, en dehors des questions politiques, on a bien évoqué dans le cadre de cette dernière visite les questions économiques dans les perspectives de les développer davantage», explique une source diplomatique tunisienne.
Quelle a été la teneur de ces «concertations politiques»? Selon une source politique maghrébine, deux questions principales sont régulièrement revenues lors des échanges avec le chef de la diplomatie russe et ont même constitué le moteur de sa visite. Il s’agit d’abord du retour de la Syrie au sein de la Ligue arabe et ensuite de la résolution sans ingérence de la crise libyenne. Le chef de la diplomatie russe a «encouragé» les pays du Maghreb à appuyer le retour de la Syrie au sein de la Ligue arabe, dont un sommet est prévu en mars prochain en Tunisie. «C’est un pays arabe, soutenu par une large partie de la population, et qui mérite de retrouver sa place dans la Ligue arabe», a notamment plaidé le ministre russe au cours de ses rencontres en comité restreint avec des responsables maghrébins.
«La Russie a la haute main en Syrie, où elle a largement contribué à retourner le rapport de force en faveur du pouvoir de Bachar el-Assad. Désormais, elle s’active au niveau de la Ligue arabe pour faire bouger les lignes», analyse Yahia Zoubir.
La demande de Moscou, principal allié du pouvoir de Bachar el-Assad, intervient alors que plusieurs États arabes, dont l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, ont déclaré qu’ils ne s’opposaient pas au retour de la Syrie dans la Ligue arabe. Le périple nord-africain de Lavrov coïncidait d’ailleurs avec des déclarations maghrébines favorables au retour de la Syrie dans le giron de la Ligue arabe, dont elle avait été suspendue en novembre 2011.
Les déclarations les plus marquantes ont été celles des chefs de la diplomatie tunisienne et marocaine. Et pour cause, la brouille diplomatique passagère avec la Syrie était à l’initiative de ces deux pays, sans que les relations ne soient officiellement rompues pour autant. Aujourd’hui encore, l’ambassade tunisienne à Damas est confiée à un chargé d’affaires, alors que le personnel diplomatique marocain accrédité en Syrie est installé à Beyrouth.
«La Syrie est un État arabe et sa place naturelle est au sein de la Ligue arabe», a ainsi assené Khemaïes Jhinaoui, lors de la conférence de presse conjointe avec son homologue russe. Son homologue marocain, Nasser Bourita, avait invoqué, quelques jours plus tôt, dans une interview sur la chaîne qatarie Al Jazeera, «un changement de la situation sur le terrain [en Syrie, ndlr] qu’il convient désormais de prendre en considération» avant d’appeler à «une coordination arabe» pour envisager la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe.
Sur la Libye, qui a occupé la deuxième place des discussions par rang d’importance, Sergueï Lavrov a poussé pour que les différentes parties libyennes s’assoient à une même table pour résoudre leurs problèmes sans «forcing occidental». Dans ses entretiens avec des dirigeants maghrébins, il a particulièrement fustigé les forcings français et italien, précise la source. Pour Yahia Zoubir,
«Ce qui s’est passé avec les différents Printemps arabes a un petit peu secoué la Russie parce que ça lui rappelle de mauvais souvenirs. Ceux des révolutions colorées, menées par les États-Unis pour repousser encore plus près de la Russie les frontières de l’OTAN. Ils sont critiques d’une immixtion des puissances occidentales dans les affaires des pays d’Afrique du Nord et estiment que c’est dirigé contre eux, que c’est une menace contre leurs intérêts. Et c’est d’ailleurs depuis l’Algérie que Lavrov a critiqué l’ingérence américaine au Venezuela. Lors de cette conférence de presse, il a mis en avant certains principes, ceux de la légalité, la non-interférence dans les affaires des États. Et cela parle beaucoup aux Algériens, parce que ça fait partie de la doctrine algérienne.»
… Doctrine qu’Alger met à profit dans l’épineux dossier du Sahara occidental. L’Algérie estime que le Sahara occidental est un territoire colonisé par le Maroc. Le soutien qu’elle apporte au Polisario, dont le QG est basé à Tindouf, dans l’ouest algérien, est justifié par la défense de la libre détermination des peuples. Une doctrine mise en œuvre depuis les années 60, quand Alger était la Mecque des révolutionnaires. Yahia Zoubir rappelle que la position de la Russie sur le dossier saharien est tout aussi historique.
«Les Soviétiques soutenaient à l’époque moins le Polisario que les Algériens qu’ils n’étaient pas disposés à lâcher pour les mêmes raisons politiques et militaires. On savait qu’une partie des armes qu’on fournissait à l’Algérie allait au Polisario. Il s’agissait d’équilibrer les choses en faveur de l’Algérie, face au Maroc dont les prétentions étaient soutenues par les Occidentaux», analyse encore Yahia Zoubir.
Au Maroc, pourtant, on se réjouissait au lendemain de la visite d’une nouvelle attitude russe se rapprochant de la position marocaine sur le dossier sahraoui. Pour Naoufal Bouamri, avocat et chercheur spécialiste dans le dossier du Sahara, les déclarations de Sergueï Lavrov démontrent que la Russie opte désormais «pour une position de neutralité sur ce dossier».
«Le ministre russe des Affaires étrangères a affirmé que le conflit du Sahara n’est pas comparable au conflit israélo-palestinien. C’est une riposte cinglante à la propagande médiatique des adversaires [algériens, ndlr] qui dressaient de telles comparaisons. Autre élément significatif, Lavrov a évoqué que le dossier du Sahara doit être traité par le Conseil de sécurité des Nations unies, à l’exclusion de l’Assemblée générale. Cela confirme que, d’un point de vue russe, le conflit ne rentre pas dans le cadre des dossiers de décolonisation, ce qui est conforme avec la vision marocaine. La position actuelle de la Russie, ainsi exprimée, est plus claire et penche davantage pour la solution politique pragmatique, mais aussi la nouvelle dynamique approuvée par le CS dans sa résolution 2440», estime l’expert marocain.
Se voulant nuancé, un journal marocain, Le Desk, estimait au lendemain de la visite que le chef de la diplomatie russe jouait, sur le dossier sahraoui, «à l’équilibriste».
#SaharaOccidental: la position d’équilibriste de #Lavrov entre le #Maroc et l' #Algérie #Russie https://t.co/XGSQ4vHui4 via @LeDesk_ma
— Le Desk (@LeDesk_ma) January 26, 2019
Mais Lavrov n’était pas venu uniquement avec un cahier de doléances syriennes et libyennes. La tournée a également été l’occasion de faire le point sur les différentes avancées en termes de coopération économique. Avec la Tunisie, deux points semblaient attirer l’attention de Khemaïes Jhinaoui et auquel son homologue russe a promis de répondre favorablement: mieux équilibrer la balance commerciale, largement déficitaire côté tunisien (408 millions d’euros d’importations contre 17 millions d’exportations) et augmenter, en les diversifiant, les investissements russes en Tunisie, qui ne dépassent actuellement pas la barre des sept millions de dollars.
Côté marocain c’est le renforcement du «caractère stratégique [du] partenariat [conclu en 2016, ndlr] et réaffirmer la volonté commune […] à œuvrer dans le sens de son renforcement et de son approfondissement […] dresser le bilan de notre coopération bilatérale à la lumière des ambitions tracées au plus haut niveau des deux États à travers la tenue d’une réunion en format élargi qui puisse faire le point sur l’état d’avancement des engagements pris au titre du Partenariat Stratégique approfondi», d’après un communiqué transmis par le ministère des Affaires étrangères marocain.
«Cette visite a apporté une nouvelle dynamique à nos relations bilatérales, après un premier tournant stratégique marqué par la visite de Sa Majesté à Moscou, en 2016, et qui a permis d’instituer un cadre de partenariat novateur et ambitieux. Ce qui se reflète au niveau du nombre important des secteurs prioritaires, au niveau des échanges et des projets structurants qui se trouvent dans un stade d’avancement de lancement. Ce n’est pas pour rien que le Maroc, qui se trouve actuellement dans la position de deuxième partenaire de la Russie en Afrique et dans le monde arabe, vise à occuper la première place à court terme», a déclaré une source autorisée marocaine.
En Algérie, enfin, le ministre russe s’est félicité de ce que les échanges entre les deux pays «ont déjà dépassé 4,5 milliards de dollars». D’autres possibilités sont à l’étude pour «porter ce chiffre à la hausse». «Nous nous félicitons du niveau de cette coopération entre la Russie et l’Algérie dans le domaine politique, économique et militaire», a résumé Sergei Lavrov, alors que son homologue algérien s’est prononcé pour «renforcer la concertation sur les questions énergétiques», diversifier les domaines de la coopération bilatérale et accroître les échanges commerciaux et les investissements.
«Sous le coup de sanctions internationales, la Russie a intérêt à pénétrer d’autres marchés. Surtout quand il s’agit d’une région stratégique parce qu’à l’intersection de trois sphères, qui intéressent de plus en plus une Russie se repositionnant sur l’échiquier international. Le Maghreb est d’abord une extension du Moyen-Orient, mais il s’inscrit aussi dans une vision russe de la Méditerranée.
Depuis ce qui s’est passé en Crimée, la Russie redécouvre un peu la Méditerranée. Grâce à la base de Tartous, en Syrie, qui prend de l’ampleur alors qu’elle n’était jadis qu’une simple base logistique, l’activité de la marine russe en Méditerranée se développe. Et puis, il y a aussi, l’Afrique, une autre sphère d’influence qui intéresse la Russie, mais dans une moindre mesure. Pour l’heure, les Russes ne peuvent concurrencer les Chinois sur le continent africain, mais peuvent éventuellement engager une coopération commune dans le continent», estime Yahia Zoubir.
Sur l’Afrique, justement, le Maroc semble vouloir proposer ses services et son expérience africaine à Moscou dans le cadre de «la nouvelle politique africaine de la Russie» (sic). Parmi «les objectifs de la visite», que cite le communiqué du ministère des Affaires étrangères marocain, le fait d’«échanger sur les questions d’intérêt commun notamment. […] Le partenariat institutionnel avec l’Union Africaine et la tenue, le 22 octobre 2019 à Sotchi du Sommet Russie-Afrique et la volonté de la Russie d’organiser une rencontre interparlementaire Afrique Russie». Pour Naoufal Bouamri, «la Russie est consciente que le Maroc est une porte d’entrée pour l’Afrique, après son retour au sein de l’Union africaine, son leadership sur le plan régional et les grands investissements dans le continent, y compris dans les pays qui ne partagent pas sa vision sur le Sahara.»
«Il y a aussi la coopération sur l’antiterrorisme avec l’Algérie. La situation au Sahel et particulièrement au Mali a été discutée avec les Algériens. La lutte contre le terrorisme islamiste intéresse Moscou, qui est confrontée aux flux de combattants en Tchétchénie ou ailleurs, qui risque de viser ou attaquer les intérêts russes un peu partout», conclut Yahia Zoubir.