Le Français Jean-Pierre Thomas, PDG du géant mondial de l’aluminium Rusal, a été limogé à la demande de Washington. Toujours sur demande américaine, afin de lever les sanctions contre l’entreprise russe, cinq Américains sont entrés au Conseil d’administration de Rusal dont ils pourraient… prendre la tête.
La présidence française du numéro deux mondial de l’aluminium aura duré moins d’un mois. En échange de voir son nom — ainsi que celui de sa maison mère En+ et du groupe d’énergie EuroSibEnergo (ESE) — retiré de la liste noire de Washington, Rusal devait se séparer de Jean-Pierre Thomas, ancien envoyé spécial de Nicolas Sarkozy responsable du développement des relations économiques entre la France et la Russie.
Une condition imposée par l’OFAC (Office of Foreign Assets Control), bras armé du département du Trésor américain, celui-là même qui poursuit les entreprises européennes pour non-respect des embargos américains. Un départ, suivi de celui de Philippe Mailfait, un autre Français qui était rentré au Conseil d’administration de la compagnie russe, au même moment que Jean-Pierre Thomas. Pour autant, ces chaises vides ne le sont pas restées longtemps.
«La levée des sanctions américaines contre Rusal était imposée contre le dégagement de Jean-Pierre Thomas et l’incrustation au Conseil d’administration de quatre Américains. Donc c’est une nouvelle façon de prendre le contrôle de la société.»
Souligne Pascal Mas, expert de la Russie, lors d’une conférence organisée par l’association le Dialogue franco-russe, le 30 janvier. Conférence dédiée aux régimes des sanctions occidentales et contre-sanctions russes depuis la crise diplomatique de 2014 autour de la Crimée.En effet, en échange de ces départs tricolores du Conseil d’administration de la société russe, cinq Américains — quatre «trustees» ainsi qu’un banquier américain, proche de Donald Trump — ont fait leur entrée à la direction de Rusal. Le nom du successeur de Jean-Pierre Thomas n’étant toujours pas connu, il reste probable que le futur PDG du géant russe soit même l’un de ces nouveaux entrants américains.
Une mesure en vue d’assurer que «la majorité des responsables au sein des conseils d’administration de En+ et Rusal seront indépendants», justifie l’OFAC dans son communiqué. Par «indépendants», le Trésor entend par là des personnes sans lien avec l’homme d’affaires russe Oleg Deripaska qui, contrairement à ses entreprises, reste toujours visés par les sanctions américaines — alors même qu’il a renoncé à en être l’actionnaire majoritaire en réduisant sa participation de 70% à 44,95%.
Si le bureau de contrôle des actifs étrangers indique que des Européens sont également rentrés au Conseil d’administration, il précise que ces mesures doivent aussi garantir que «des acteurs indépendants américains détiennent une part considérable des actions votantes de En+».Un limogeage — ou plutôt une prise de contrôle — qui n’émeut pas la presse française, qui tient surtout à rappeler que l’ancien député des Vosges avait tenu des propos «pro-Kremlin», notamment dans la très criméenne Yalta. Quant à la presse européenne, on souligne que les Démocrates se sont opposés au Congrès à cette levée de sanctions, avançant les «relations d’affaires» entre l’ancien directeur de campagne de Donald Trump et l’oligarque russe. «Relations d’affaires» pour lesquelles le principal intéressé, Paul Manafort, avait plaidé coupable.
Un positionnement des journalistes qui peut interpeller, à l’heure où la presse commence justement à se réveiller et à pointer du doigt l’ingérence US grandissante dans les affaires économiques françaises — et européennes — au travers de l’extraterritorialité du droit américain.
Bien sûr, Rusal reste une compagnie russe, mais le jeu des sanctions américaines à l’encontre des acteurs économiques russes affecte des sites de production français, comme la fonderie de Dunkerque, plus grosse fonderie d’Europe et dont le principal fournisseur d’alumine n’était autre que Rusal.
Les seules difficultés éprouvées par les Européens à trouver des moyens de contourner les sanctions unilatérales américaines décrétées contre l’Iran — malgré les accords internationaux — est révélateur. Une impuissance politique et diplomatique de l’UE qui contraste avec son potentiel économique. En effet, il n’est probablement pas inutile de rappeler que l’Europe, malgré son effacement sur l’échiquier international face à son partenaire outre-Atlantique, pesait pourtant plus lourd — économiquement — que lui jusqu’en 2015.Les autorités américaines, qui aujourd’hui dictent leurs règles à Rusal au nom de la «transparence», ne se privent habituellement pas de lourdement sanctionner les entreprises européennes (tout particulièrement françaises) pour non-respect d’embargos ou au nom de la lutte anti-corruption, le tout finissant par dégager la voie à leurs concurrentes américaines.
Difficile de ne pas penser au cas les plus emblématiques que sont Alstom — racheté par General Electric qui a pu mettre un pied sur le continent européen — et la BNP, qui s’était vu infliger une amende record. À l’époque, la banque française avait rapidement plaidé coupable et réglé la somme astronomique qui lui était réclamée, de crainte de perdre sa licence aux États-Unis et son accès aux marchés titrés en dollars.
Depuis, la Société Générale, Crédit Agricole, et européennes (ING, Crédit Suisse, Deutsche Bank) sont venues allonger la seule liste des banques sanctionnées. Du côté des industriels, Airbus et Areva sont à présents menacés.
Refusant de quitter le marché iranien, Renault — contrairement à Total, Air Liquid ou encore Engie — pourrait-elle également avoir a rendre des comptes à Washington un jour? De son côté, Peugeot s’est exécuté, comme cela fut déjà le cas sous les pressions de l’administration Obama. À l’époque, la marque au Lion avait cédé son premier marché à l’export… pour le plus grand bonheur de l’américain General Motors.
Rappelons qu’outre-Atlantique des entreprises obtiennent des dérogations de l’OFAC afin de pouvoir continuer à commercer avec des pays sous embargos américains, ce qui dans le récent cas de l’Iran ne fut pas le cas des entreprises du vieux continent. En juin 2018, Bruno Le Maire, Jean Yves Le Drian et plusieurs responsables politiques européens (dont Federica Mogherini) avaient — sans succès — adressé une demande au département du Trésor américain afin qu’il autorise les entreprises européennes à continuer d’échanger avec la République islamique.
«Rien qu’en France, les entreprises ont déboursé 20 milliards d’euros d’amende entre 2014 et 2016,» précise Catherine Joffroy, devant les membres de l’association Dialogue Franco-russe.
Juriste de carrière, conseiller du commerce extérieur de la France nommé par décret du Premier ministre, Catherine Joffroy rappelle que les groupes français sont par leur taille particulièrement exposés aux désidératas de la justice américaine. Des grandes entreprises, qui font de l’hexagone le premier employeur étranger aux États-Unis.
À l’échelle européenne, la note est estimée à pas moins de 38,5 milliards d’euros d’après Jean-Michel Quatrepoint, auteur d’un ouvrage sur le scandale politico-judiciaire du rachat Alstom par son concurrent américain General Electric.
S’il ne s’agit pas de défendre les intérêts des Russes, il est étonnant que les Européens continuent de ne pas réagir au diktat américain sur leurs entreprises et sur celles où ils ont des intérêts. D’autant plus qu’au sein même des États-Unis, des voix s’élèvent contre les méthodes de certains procureurs américains.