Emmanuel Macron a désigné clairement ses deux adversaires en vue des européennes : le Front national en France et le PPE (le Parti chrétien-démocrate européen, dont Wauquiez fait partie) à l’échelle européenne.
« Les sortants, c’est Le Pen, a-t-il déclaré, jeudi, lors de notre entretien à l’Élysée. Elle est sortante en France. C’est quoi son bilan ? Je demanderai qu’elle le décline. Il est lamentable. C’est-à-dire qu’elle ne défend même pas ses idées en Europe. La démocratie, c’est voter et rendre des comptes. On ne peut pas aborder cette élection si on ne rend pas compte de ce qui a été fait. »
Certes, à l’issue des élections européennes de 2014, le Front national est le parti français qui a envoyé à Strasbourg le plus de députés, avec 24 élus. Mais d’emblée, les tensions entre Marine Le Pen et son père ont entamé l’unité du FN (devenu RN). Jean-Marie Le Pen et Bruno Gollnisch ont préféré siéger comme membres non inscrits. Aymeric Chauprade a été sorti du FN après avoir été impliqué dans l’affaire Air Cocaïne. L’élue Joëlle Bergeron a démissionné du parti, mais a conservé son mandat européen, rejoignant Nigel Farage au sein du groupe ELDD (Europe des libertés et de la démocratie directe).
Crises à répétition chez les eurodéputés FN
Bref, en quelques mois, des 24 élus initiaux, ils ne sont plus que 20. Et l’hémorragie va continuer avec le départ de Florian Philippot, lequel entraîne avec lui deux autres élus (Sophie Montel et Mireille d’Ornano) au sein des Patriotes (groupe ELDD). Bernard Monot et Sylvie Goddyn quittent à leur tour le FN pour Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan. Marine Le Pen a ensuite démissionné de son mandat lorsqu’elle a été élue députée à l’Assemblée nationale, et elle fut remplacée par Christelle Lechevallier. Si bien que, des 24 élus originaux, les élus européens du RN ne sont plus que 15. Un tiers de moins… Un peu à l’image de la fonte des élus FN dans les conseils municipaux et régionaux.
Ces départs ont mécaniquement affaibli l’influence des eurodéputés français au sein du groupe ENL (Europe des nations et des libertés), que Marine Le Pen avait formé avec quelques autres partis, dont le FPO autrichien, la Ligue du Nord de Matteo Salvini, le PVV néerlandais de Geert Vilders, le Vlams Belang belge, le KNP polonais, le Parti bleu allemand (*)… La France, ayant le plus gros contingent d’élus, avait pris d’emblée la direction des opérations.
Mais Marine Le Pen a fait des choix malheureux dans la gestion du groupe. Il y a eu des dépenses inconsidérées. Le Parlement a réclamé des explications sur 500 000 euros non justifiés : des cadeaux, 230 bouteilles de champagne coûteuses, des dîners luxueux à plus de 400 euros par personnes avec des invités de marque tels que Matteo Salvini, devenu ministre de l’Intérieur de l’Italie… Nicolas Bay, eurodéputé FN, a pris cela sur son dos, expliquant qu’il s’agissait d’une action diplomatique exigeant un certain standing. « Chacun aura constaté que la tolérance est toujours moindre avec nous qu’avec la plupart des autres groupes parlementaires…, commente-t-il pour Le Point. Mais nous n’avions formellement enfreint aucune règle. Cependant, depuis 2017, nous avons mis en œuvre au sein de notre groupe ENL un règlement financier plus strict encore que les règles générales que le Parlement impose. » Plus embêtant : au début de la législature, le groupe a procédé au recrutement de cadres qui se sont révélés incompétents. Au point d’agacer les Néerlandais du PVV…
Les Néerlandais virent les Français
C’est ainsi que Ludovic De Danne, secrétaire général du groupe ENL à Strasbourg (par ailleurs conseiller international de Marine Le Pen), est écarté au profit d’un Belge, Philip Claeys, très discret, placé là par l’eurodéputé flamand, Gerolf Annemans, le trésorier du groupe. « Les Néerlandais et les Flamands ont viré les Français des ressources humaines », explique-t-on dans les couloirs à Strasbourg. Nicolas Bay, qui succède à Marine Le Pen à la tête du groupe, achève de remettre de l’ordre au sein de l’ENL. Le Néerlandais Marcel de Graaff en devient le coprésident.
Contrairement aux mandats précédents, la création du groupe ENL, en juin 2015, va octroyer aux élus du FN une vraie visibilité et des moyens (plus de 3 millions d’euros par an et près de 60 collaborateurs). Ils accèdent à la distribution des rapports parlementaires, ils sont représentés à la conférence des présidents, ils bénéficient de temps de parole plus importants (notamment en plénière), et peuvent porter des candidats à certains postes influents du Parlement. Cependant, ils ne font pas partie des alliances majoritaires qui se forment entre le PPE, les sociaux-démocrates du S&D, les libéraux de l’Alde…
Marine Le Pen dans la tourmente judiciaire
Marine Le Pen, elle, va devoir répondre de sa gestion. L’Olaf (Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières) a été saisi pour une enquête sur un éventuel abus de confiance à propos des assistants parlementaires. Le parquet de Paris a lancé de son côté l’affaire des emplois fictifs à propos de 29 assistants parlementaires du FN soupçonnés d’être en vérité des cadres du parti, rémunérés sur fonds européens. Marine Le Pen a contesté cette accusation et estime que la justice « viole la séparation des pouvoirs ». En réponse, les juges d’instruction ont aggravé la qualification des faits considérant qu’il s’agit d’un « détournement de fonds publics ». De son côté, le Parlement a réclamé à la présidente du Front national le remboursement de 340 000 euros toujours en raison des assistants fictifs. Elle a contesté cette décision devant la justice européenne. Le 19 juin 2008, Marine Le Pen est déboutée et condamnée par le tribunal de l’UE à rembourser 298 500 euros, le Parlement ayant retenu sur ses rémunérations une somme d’environ 60 000 euros.
Retrouvez notre dossier Le FN face aux affaires
Voilà pour le volet judiciaire ou contentieux de l’action du Front national à Strasbourg. Le travail politique, lui, est tout autre. Étant dans l’opposition, les élus FN, qui contestent la légitimité de l’Union européenne, ont utilisé un instrument à leur disposition : les questions écrites. Dominique Martin, par exemple, en a posé 255, Dominique Bilde 375, Jean-François Jalkh 201… « Par nos interventions dans l’hémicycle, nos amendements ou bien encore nos questions écrites à la Commission, nous avons mis sur la table les sujets qui fâchent, souligne Nicolas Bay, le président du groupe ENL. Nous avons proposé des solutions alternatives tout au long de la mandature. À travers cette action, nous avons dessiné un contre-modèle européen. Et nous avons obtenu parfois des résultats bien concrets : par exemple, en janvier 2015, nos voix ont permis de rejeter un rapport sur le Système d’échange de quotas d’émissions qui portait atteinte aux intérêts de nos industries. »
Une opposition de principe
L’analyse des votes du groupe FN démontre cependant quelques contradictions entre les objectifs affichés et la réalité des comportements. Le FN se dit contre l’évasion fiscale, mais refuse les instruments européens qui permettraient de lutter contre. Le FN dit vouloir protéger les travailleurs français contre le dumping social des travailleurs de l’Est, mais ils ont préféré s’abstenir lorsque le Parlement a voté la révision de la directive sur « travailleurs détachés », qui permettrait d’améliorer la protection les travailleurs français. En fait, quel que soit le sujet, l’idée même d’une solution européenne est réfutée. C’est donc une opposition de principe, assez stérile dans la mesure où, pour certains sujets comme l’évasion fiscale, la solution ne peut être qu’européenne…
« On ne peut pas nous demander de valider des mécanismes nuisibles sous prétexte de prétendues améliorations », rétorque Nicolas Bay. « Ce sont près de 600 000 travailleurs étrangers “détachés” qui concurrencent nos artisans et salariés français, et la seule amélioration possible pour la directive… serait son abrogation. Le problème du travail détaché, c’est le paiement des cotisations sociales dans le pays d’origine à un niveau très inférieur à celui de pays comme la France, ce qui crée une véritable préférence étrangère sur notre sol. » Néanmoins, il y a des exceptions : Bruno Gollnish (mais il ne siège pas au sein du groupe ENL) déplore les accords de libre-échange, car, selon ses mots, « ils privent l’Union européenne de droits de douane », et propose, en contrepartie, « la création d’un impôt européen ».
Quand Nicolas Bay se prend au jeu…
Étrangement, Marine Le Pen est absente le jour où le Parlement européen se prononce sur le traité transatlantique, qu’elle conspue par ailleurs… Quand le Parlement européen se mobilise pour refuser le statut d’économie de marché à la Chine (ce qui aurait encore plus ouvert les portes de l’UE à leur produit), les élus FN s’abstiennent… « S’agissant de la résolution sur le statut d’économie de marché de la Chine, nous jugeons que les institutions de l’UE (Commission, Conseil et Parlement) ont été très en dessous de leurs responsabilités face au dumping chinois, répond Nicolas Bay. L’octroi du statut d’économie de marché dev[r]ait être débattu lors du prochain sommet UE-Chine, disait la résolution, alors que nous avions quant à nous déposé une proposition de résolution alternative ne comportant pas une telle ambiguïté ! »
Toutefois, avec le temps, l’opposition pour l’opposition devient lassante pour certains élus qui aimeraient bien faire passer un projet. Nicolas Bay – beaucoup plus subtil en privé que sur les estrades – s’est ainsi pris au jeu des institutions. S’il est pour protéger les frontières extérieures de l’Europe (mais qui est contre ?), il n’ignore pas que seule la coopération avec les pays africains permettra d’empêcher les départs. Il obtient la rédaction d’un rapport sur ce sujet et se prend de passion pour cette cause. « Trop souvent, les aides financières consistent à favoriser des multinationales qui ne construisent pas un modèle économique durable en Afrique ou à saupoudrer des subventions qui parviennent difficilement jusqu’aux entreprises destinataires…, explique-t-il. En décembre dernier, lors d’une réunion au Bénin de l’assemblée mixte UE–Afrique Caraïbes Pacifique, j’ai présenté et défendu un projet pour financer les infrastructures (routes, électricité, télécommunications) qui sont un préalable indispensable au développement économique et pour soutenir directement des PME qui peinent souvent à accéder aux financements. Mon texte insistait notamment sur la nécessité de prendre des mesures de sauvegarde destinées à protéger certains secteurs de la concurrence. Malgré les manœuvres et le vote dogmatiquement hostile des députés européens de gauche, ce rapport a été très largement adopté… et soutenu par la quasi-totalité des députés d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique ! » Alors, finalement, l’Europe, pour peu qu’on s’y investisse, ce n’est pas si mal pour traiter des questions continentales…
(*) Trois membres du Ukip britannique viennent de rejoindre l’ENL à la mi-janvier. Il s’agit de Gerard Batten, Stuart Agnew et Jane Collins.