La voix des gens (Gilets Jaunes, Acte XII)
Allant à la rencontre de ces Français qui ont enfilé l’armure jaune de la rébellion, j’ai suivi la manifestation de l’Acte XII de la Bastille à la République.
Et j’ai écouté et regardé jusqu’à ce que le gaz lacrymogène m’oblige à fermer les yeux.
Je n’ai jamais été un adepte des mouvements de foules. C’est pour cette raison première que je fuis la foule, les pétards et les festivités bruyantes.
Accessoirement aussi, parce qu’on estime — du moins l’ai-je lu quelque part — l’âge mental d’une masse humaine à douze ans environ. Mais avant que ce peuple rassemblé se transforme en une foule encerclée et terrorisée, j’ai surtout rencontré des gens.
« QU’ESPÉREZ-VOUS ? »
J’avais bouclé mon Antipresse de la semaine et j’allais prendre mon train de Paris pour Lausanne ce samedi lorsqu’une invincible curiosité m’a fait sortir du métro à la Bastille. J’y suis tombé sur un petit groupe de Gilets Jaunes issus de la CGT. Je les ai abordés avec une seule question, celle qui du reste me taraudait l’esprit depuis le début de la rébellion : qu’espérez-vous? Ils n’attendaient que ça. J’ai filmé, noté, photographié. Mais je pensais, au vu du nombre, que le mouvement était en train de s’épuiser lorsque j’ai vu déferler d’une rue voisine une procession jaune d’abord timide, puis de plus en plus massive. Ils ont commencé par inonder la place, dans un calme et une bonne humeur surprenants. J’ai continué de poser des questions: aux apolitiques, aux provinciaux, aux badauds, aux artistes. Seul un soldat, engagé volontaire, a demandé que je lui cache le visage. Lorsqu’ils apprenaient que je venais de Suisse, ces Français du «peuple» me faisaient un accueil enthousiaste. Si les Gilets Jaunes pouvaient voter sur leur appartenance, la Confédération helvétique compterait plusieurs cantons de plus. Ce n’était pas le lieu ni le moment de leur expliquer que le droit de référendum, en soi, ne résout rien à la dépossession générale. Tous ou presque réclamaient le «RIC». Tous ou presque réclamaient moins de taxes et plus d’écoute « d’en-haut ». Il y avait des idées sommaires ou pas d’idées du tout, du marxisme fossile déterré on ne sait d’où, des revendications d’une naïveté touchante. Je me suis retrouvé au milieu d’une jacquerie d’Ancien régime, avec ses crécelles, ses bouffons, ses borgnes et ses mauvaises dentitions. Comme si la Révolution française n’était pas derrière, mais devant nous. Saisi par le soule historique du moment, je me suis efforcé d’enregistrer le plus possible, sans intervenir.
Puis j’ai suivi cette foule, qui a empli le boulevard Beaumarchais d’un bout à l’autre avant d’envahir la place de la République. Dix mille personnes selon les médias, me dit-on le soir. Trente mille selon leurs propres cameramen que j’entendais se parler sur une terrasse surélevée où ils avaient posté leur matériel.
« EN MARCHE » COMME ILS NE S’Y ATTENDAIENT PAS
Je n’ai pas le tempérament révolutionnaire. Ma culture, mes lectures, mes origines me disent que les révolutions n’apportent rien de bon. Mais j’ai vu soudain, ici, une humanité que je ne croyais plus revoir en Occident: des êtres nus, sans plus rien à perdre, oubliant leurs préjugés, leur quant à soi et même leurs querelles idéologiques — et donc intrépides et fraternels. Sur les drapeaux, le coeur saignant de la Vendée se superposait au rouge bolchevique de la CGT. C’était cette même unité sacrée qu’on avait connue en Serbie en 1999 sous les bombes de l’OTAN.
Cette nudité, elle, n’a pas d’étendard ni de classe sociale. L’homme moderne peut être mis à nu par la détresse affective, l’angoisse métaphysique, le déracinement, la pauvreté, la déchéance sociale. Les rues de France se sont remplies depuis trois mois de toutes ces nudités qui se sont reconnues à tâtons, dans le noir, mais ont trouvé une même direction. Et, soudain redevenues peuple — sans culottes, sans espoir, sans dents comme disait le marquis de Hollande — elles ont remis en branle leur propre histoire, l’histoire de France. Des figures émergent, et elles ne viennent cette fois-ci ni du show-biz, ni de la scène politico médiatique, mais tout droit de la vie réelle, (donc de la légende dans une société régie par les abstractions): l’intrépide boxeur Christophe Dettinger dont la charge à poings nus contre une rangée de robocops a fait le tour du monde, ou Jérôme Rodrigues dont l’oeil perdu a donné un nouvel emblème et un nouveau souffle au mouvement.
Qu’on le trouve beau ou repoussant, la France reprend un visage. Lorsqu’il proclamait qu’il fallait se mettre en marche, M. Macron ne se doutait pas quel pèlerinage il déclenchait.
LE RÉVEIL DE LA GESTE
Voilà ce que racontent ces jeunes, ces vieux, ces punks à chiens, ces étudiants, ces ménagères, ces soldats que j’ai rencontrés. Ce fut une joyeuse communion jusqu’à 15 h 50, lorsqu’un frémissement a parcouru la mer humaine, comme une houle de tempête. Le recul de la foule m’a ramené cent mètres en arrière… pour buter contre un mur de CRS barrant Beaumarchais. Soudain, la marée humaine était prise dans une nasse. On la filtrait, paraît-il, du côté de Magenta. Je n’en sais rien. Des grenades se sont mises à éclater, l’air s’est chargé de gaz lacrymogène. Aucune violence jusque-là, pourtant, aucun débordement. Devant les stands de merguez, les queues s’allongeaient encore. C’est seulement après les premières détonations que j’ai vu des casseurs tout habillés de noir renverser des poubelles avec une routine manifestement bien rodée. De toute évidence, il était exclu que cette procession puisse s’exhiber au pays et au monde dans toute son ampleur… et le calme détendu qui la distinguait. D’une minute à l’autre, l’ambiance rigolarde et bienveillante a fait place au sauve-qui-peut. Je n’avais jamais éprouvé la puissance de cette panique collective — même si j’étais de mon côté plutôt calme — qui émane d’une foule prise au filet tel un banc de poissons.
Le gaz commençait de m’étouffer. «Si ça continue, je ne pourrai plus rien écrire ce soir», me suis-je dit en guise d’alibi. Je me suis précipité vers les hommes en armures avec ma carte d’identité suisse. Ils m’ont laissé passer au deuxième barrage en échangeant des regards désarçonnés : aucune instruction, sans doute, pour ce cas de figure. Je les ai vus recaler des jeunes filles et des personnes âgées et je me suis senti piteux. J’ai couru gare de Lyon attraper le dernier TGV et rassembler ces témoignages en une vidéo. Ça vaut ce que ça vaut. Je ne suis pas vidéaste, mais j’ai toujours été témoin. Aujourd’hui, j’enregistre la voix des gens et je témoigne de la renaissance inattendue d’une geste française. Mais aussi d’une violence délibérée, planifiée, qui — comme l’a noté François Bégaudeau — soulèverait la colère du monde entier si elle se passait chez Bachar el Assad.