La possibilité d’un retrait étasunien d’Afghanistan à la fin 2020

L’Afghanistan dispose d’une opportunité unique : il peut devenir, à l’issue du possible retrait étasunien fin 2020, le composant vital et irremplaçable de l’anneau d’or des grandes puissances multipolaires. Mais il n’atteindra sa destinée géostratégique que si ses nombreux partenaires régionaux partagent cette vision de l’avenir.

Échec après échec après échec

La possibilité très concrète d’un retrait étasunien d’Afghanistan à la fin 2020 présente une chance de changer du tout au tout le paradigme géostratégique régional, en direction de la multipolarité ; il s’agirait d’un changement d’une importance historique sans égale. De nombreux facteurs motivaient la guerre étasunienne contre l’Afghanistan, et les raisons géopolitiques figuraient en tête de liste ; viser à établir une base trans-régionale aux croisements de l’Asie centrale, de l’Asie du Sud, et de l’Asie de l’Ouest, base de laquelle les USA pourraient dès lors exporter leur influence par divers moyens : Révolutions de couleur, guerres non-conventionnelles à tête de pont terroriste, ou une combinaison de celles-ci avec des guerres hybrides. Les USA ont échoué par trois fois à établir cette base : les deux premières fois lors de leurs tentatives de catalyser un « Printemps centre-asiatique » en 2005 et 2010, puis la troisième en essayant d’utiliser Daesh contre les États voisins à partir de 2015.

La retraite étasunienne face aux Talibans

Actant leur échec à exploiter la position de l’Afghanistan comme tremplin de déstabilisation pour l’espace trans-régional, le seul recours raisonnable qu’il reste aux USA est d’essayer de conclure un accord pragmatique avec les Talibans, qui pourrait conserver aux sociétés étasuniennes le privilège d’extraire des ressources naturelles du pays, en échange d’un retrait total. Côté Talibans, il se raconte que le « compromis » qu’il pourraient acter serait d’accepter l’autorité du gouvernement de Kaboul et de renoncer à leurs souhaits passés d’établir un monopole du pouvoir à l’avenir. Si les USA se retirent véritablement d’Afghanistan et que les Talibans tiennent parole et fonctionnent dans le respect des structures de l’État (chose qui reste incertaine, car rien n’est confirmé et beaucoup de choses peuvent encore se produire d’ici fin 2020), on pourrait voir le pays ouvrir une nouvelle page de son histoire.

Il est probable que les USA essayeront de mettre en œuvre un « plan B », comme par exemple déployer des mercenaires à la place de leurs soldats, positionner des forces spéciales de « réaction rapide » dans un pays voisin, tel l’Ouzbékistan de plus en plus favorable aux USA, et/ou conserver le droit de lancer des frappes de missiles contre les bases suspectées des groupes terroristes internationaux que les Talibans ne voudraient ou ne pourraient pas détruire (cela pourrait être prévu dans leur pacte de paix avec les USA). Cela étant dit, le milliardaire qui tient le rôle de président des USA semble avoir compris que l’heure a sonné de mettre fin aux coûts prohibitifs engendrés par ce conflit pour son pays, et de se retirer de ce bourbier pour mettre à profit les ressources de son gouvernement ailleurs et plus efficacement, d’autant plus que sa campagne de ré-élection l’an prochain promet d’être tendue. Les USA pourraient donc bel et bien décider de panser leurs plaies de ce conflit, et mettre en œuvre un vrai retrait.

Garantir la stabilité au travers d’une connectivité vers l’OCS

Si tel était le cas, et si les Talibans apportaient des gages d’une coopération pragmatique avec Kaboul, il reviendrait à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) de trouver son chemin jusqu’à l’Afghanistan et de contribuer à la stabilisation du pays, en apportant toute l’aide socio-économique dont le pays aura grand besoin dans cette phase de transition sensible. Parmi les nombreux pays membres de l’OCS, trois présentent une influence directe sur ce théâtre : le Pakistan, la Russie et l’Iran, et chacun d’entre eux présente des intérêts de sécurité nationale dépendants de la stabilité de l’Afghanistan. Aucun d’entre eux ne veut voir l’Afghanistan se transformer en nid à terroristes – à l’image de l’Irak juste après le retrait étasunien de ce conflit ; et aucun des trois pays ne veut non plus « aller s’enliser » en répondant par soi-même aux menaces du terrain. Il est donc probable qu’il essayeront d’établir un « équilibre » dans leurs coopérations avec les Talibans et Kaboul, pour parvenir à ces fins.

Tant que l’Afghanistan ne glisse pas en arrière vers une guerre civile intense comme celle des années 1990, il n’aura pas trop à se soucier des menaces terroristes ou de nature asymétriques, telles que des « Armes de migrations massives » venant affluer à leurs frontières. L’opportunité devrait être belle de construire le chemin de fer RuPak, (reliant la Russie et le Pakistan, comme son nom l’indique) en passant par l’Asie centrale et l’Afghanistan, et étendre l’influence économique de l’Iran sur son voisin au travers du couloir de Chabahar, mis en œuvre par l’Inde, et qui constitue la branche orientale du couloir de transport Nord-Sud [North–South Transport Corridor (NSTC), NdT]. Quant au Pakistan voisin, l’Inde ne présente pas d’autre intérêt stratégique en Afghanistan que de jouer l’encerclement stratégique de son rival, et d’y contrer l’influence des Routes de la soie chinoises ; il serait donc possible, en théorie, que les intérêts des deux grandes puissances asiatiques convergent ici au lieu de se tenir en compétition. Voilà le scénario idéal, qui est loin d’être garanti, mais nous tenions ici à centrer notre présentation sur les bénéfices de ces projets de connectivités pour toutes les parties.

L’avant-garde pakistano-russo-iranienne

La situation géographique de l’Afghanistan lui accorde l’opportunité unique d’entrer en tant que composant vital dans le fonctionnement de l’anneau d’or des grandes puissances multipolaires : un processus de stabilisation continu du pays garantira le succès de cette vision d’intégration ambitieuse entre la Russie, la Chine, le Pakistan, l’Iran, la Turquie, ainsi que les Républiques d’Asie centrale (et l’Inde, si celle-ci parvient à percer en termes d’infrastructures jusque cet espace trans-régional, et ne « tombe » pas entièrement dans le camp étasunien). Mais pour voir cette intégration réussir, tout ces peuples doivent devenir parties prenantes de cette vision, chose qui ne peut se produire qu’en suite de réformes politiques (potentiellement aussi radicales que la « décentralisation ») et de progrès socio-économiques. Ces progrès pourront être réalisés grâce aux projets de connectivité que nous avons mentionnés ci-avant (chemin de fer RuPak, couloir de Chabahar, Route de la soie). Avant tout, la sécurité de l’Afghanistan doit être garantie, et c’est là que le Pakistan, la Russie et l’Iran ont un rôle clé à jouer.

Chacune de ces trois grandes puissances d’Eurasie, de par le rôle d’avant garde qu’elle a à jouer en raison de sa situation de voisin (situation indirecte dans le cas de la Russie, le Tadjikistan étant membre de l’alliance de défense mutuelle qu’est l’Organisation du traité de sécurité collective – OTSC), a le droit à des partenariats privilégiés avec Kaboul et les Talibans – c’est également le cas de l’Ouzbékistan et du Turkménistan, dans une moindre mesure. La Chine travaille déjà en forte proximité avec les deux partis au pouvoir en Afghanistan, mais s’est jusqu’ici interdite toute coopération avancée en terme de sécurité dans le pays par crainte des risques d’« enlisement ». Il relève donc du partenariat stratégique russo-pakistanais de joindre l’Iran à ses rangs, comme partenaire multilatéral en Afghanistan. Cela amènera à l’implantation de solutions de sécurité dans le pays de la part de ces trois pays, mais donnera également à Téhéran une raison d’« équilibrer » son centrage stratégique vers l’orient, face aux nouveaux défis du « Machrek ».

Conclusion

La perspective très réaliste de voir les USA se retirer d’Afghanistan fin 2020 constituerait un événement de bouleversement s’il a lieu, qui ouvrirait la possibilité de renforcer la multipolarité dans le cœur géostratégique de l’Eurasie, sous réserve que la paix et la sécurité puissent être assurées dans ce pays ravagé par la guerre après le départ des USA. Pour garantir ces conditions, la Russie et le Pakistan devront prendre la direction d’une sécurisation des zones périphériques Nord et Sud du pays depuis l’extérieur, avant d’intégrer l’Iran dans une matrice de sécurité régionale qui pourrait dès lors servir de cadre au développement socio-économique qui s’ensuivra. La Chine constitue un partenaire économique naturel de l’Afghanistan, ce qui n’est pas le cas de l’Inde ; mais il reviendra en fin de compte au choix souverain des instances qui auront le pouvoir en Afghanistan de décider ou non de l’inclure dans leur cadre de développement multipolaire. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas oublier que la Russie et le Pakistan seront les forces déterminantes dans l’Afghanistan post-USA ; leur projet de chemin de fer RuPak représente le projet le plus prometteur pour l’Afghanistan d’après guerre.