Les deux gouvernements se sont ingérés à maintes reprises chacun dans la politique intérieure de l’autre au cours des 100 dernières années, et ce n’est pas si mal.
Même si le Commission bipartite du Renseignement au Sénat n’a trouvé « aucune preuve directe d’une conspiration entre la campagne Trump et la Russie« , les allégations du Russiagate de « collusion » entre le candidat et maintenant Président Donald Trump et le Kremlin ont empoisonné la politique étasunienne pendant presque trois ans. Il est probable qu’elles continuent à le faire dans un avenir prévisible, en raison des citations à comparaître des membres démocrates des comités de la Chambre « d’investigation ».
Au cœur du Russiagate, l’allégation selon laquelle le Kremlin s’est « immiscé » dans l’élection présidentielle étasunienne de 2016. Le mot « immiscer » est nébuleux et pourrait signifier presque n’importe quoi, mais les fanatiques du Russiagate le déploient de la manière la plus inquiétante, comme une « attaque contre les États-Unis », une sorte de « Pearl Harbor », comme une guerre. Ils laissent également entendre qu’une telle ingérence est sans précédent, alors qu’en fait, les États-Unis et la Russie sont intervenus tous les deux à plusieurs reprises dans la politique intérieure de l’autre, d’une manière ou d’une autre, certainement depuis la Révolution Russe de 1917.
Rappelons que cette ingérence fait partie intégrante de la Guerre Froide et qu’il y a eu trois guerres froides entre les États-Unis et la Russie au cours des cent dernières années. La première, de 1917 à 1933, date à laquelle Washington n’a même pas reconnu officiellement le nouveau gouvernement soviétique à Moscou. La deuxième est, bien sûr, la plus connue, la guerre froide qui a duré 40 ans, de 1948 à 1988 environ, lorsque les dirigeants étasuniens et soviétiques, Ronald Reagan et Mikhail Gorbatchev, l’ont déclarée terminée. Et puis, à mon avis, la nouvelle guerre froide en cours a commencé à la fin des années 1990, lorsque l’administration Clinton a lancé l’expansion de l’OTAN vers les frontières de la Russie et bombardé la Serbie, alliée politique de longue date de Moscou.
C’est environ 85 ans de guerre froide entre les États-Unis et la Russie en cent ans de relations et, ce qui n’est pas surprenant, beaucoup d’ingérence de la part des deux camps, même en laissant de côté l’espionnage et les espions. L’ingérence a pris diverses formes.
Entre 1917 et 1933, cette ingérence a été extrême des deux côtés. En 1918, le président Woodrow Wilson envoya environ 8 000 soldats étasuniens en Sibérie pour combattre les « Rouges » de la Guerre Civile Russe. Pour sa part, Moscou fonda l’Internationale Communiste (Comintern) en 1919 et exhorta le Parti Communiste étasunien à poursuivre le changement de régime révolutionnaire aux États-Unis, un analogue historique de la « promotion de la démocratie » poursuivie plus tard par Washington. Au cours de ces années, les deux parties ont produit avec empressement et largement financé la « désinformation » et la « propagande » à l’extérieur et à l’intérieur de l’autre pays.
Au cours de la seconde Guerre Froide, de 1948 à 1988, « l’ingérence » a été étendue et institutionnalisée. Au moins jusqu’à ce que le Maccarthysme tente de purger ces activités, le Parti Communiste étasunien, aujourd’hui largement sous le contrôle de Moscou, était une force active dans la politique étasunienne, avec un certain attrait pour les intellectuels et autres, ainsi que pour les librairies et les « écoles » – toutes largement approvisionnées en « propagande » et « désinformation » en anglais dans de nombreuses grandes villes.
L’ingérence US durant ces années a pris diverses formes, mais les plus pertinentes en termes de rôle des médias sociaux dans le Russiagate étaient les émissions de radio à ondes courtes en langue russe diffusées presque 24 heures sur 24. Quand j’ai vécu à Moscou de 1976 à 1982, tous les Russes que je connaissais avaient une radio à ondes courtes ainsi qu’un endroit à proximité où la réception était bonne. Beaucoup ont été séduits par la musique rock alors semi-interdite – Elton John faisait fureur, il avait surpassé les Beatles – mais sont restés à l’écoute du contenu rédactionnel, qui était – les autorités soviétiques se sont plaintes -, de la « désinformation ».
Les « contacts » suspects avec l’autre partie étaient un autre précurseur du Russiagate provenant de la Guerre Froide. Ici aussi, je peux témoigner. En 1980, ma compagne Katrina vanden Heuve, aujourd’hui mon épouse et éditrice et rédactrice en chef de The Nation, s’est jointe à moi pour des séjours réguliers à Moscou. La plus grande partie de notre vie sociale s’est déroulée au sein de la communauté moscovite des survivants du goulag de Staline et de la communauté encore plus large des dissidents actifs. Au milieu de l’année 1982, on nous a soudainement refusé des visas soviétiques. J’ai fait appel à deux hauts responsables soviétiques sympathisants. Au bout de quelques semaines, tous deux ont répondu : « Je ne peux rien faire. Vous avez trop de contacts indésirables« . (Nos visas ont été réédités peu après l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en mars 1985).
Dans l’ère post-soviétique depuis 1992, du moins jusqu’à ce que les allégations du Russiagate ne commencent à la mi-2016, la quasi-totalité des « ingérences » ont été commises par les États-Unis. Dans les années 1990, sous la bannière de la « promotion de la démocratie », il y a eu une invasion politique étasunienne virtuelle de la Russie. Washington a ouvertement soutenu, politiquement et financièrement, la faction pro-étatsunienne dans la politique russe, comme l’a fait la couverture médiatique étasunienne. Les fonds du gouvernement US et des fondations sont allés à des ONG russes en connivence. Et l’administration Clinton a largement soutenu, une fois de plus sur les plans politique et financier, la campagne de réélection désespérée et finalement réussie du président Boris Eltsine en 1996. (Pour en savoir plus sur les années 1990, voir « Ma Croisade Ratée : L’Amérique et la tragédie de la Russie postcommuniste« ). Inversement, dans les années 1990, il n’y a pratiquement pas eu d’ingérence russe dans la politique étasunienne, à l’exception du lobby pro-Eltsine, largement composé D’Étasuniens, à Washington.
Quant à la Russie sous Vladimir Poutine, depuis 2000, encore une fois, il n’y a pratiquement eu aucune « ingérence » russe notable dans la politique US jusqu’à ce que les allégations du Russiagate commencent. (Il n’est pas surprenant, à la lumière de l’histoire de « l’ingérence » mutuelle, que les médias sociaux russes aient été actifs pendant les élections étatsuniennes de 2016, mais sans impact perceptible sur les résultats, comme Aaron Maté et Nate Silver l’ont démontré.)
L’ingérence US en Russie, par contre, s’est poursuivie à un rythme soutenu, ou a tenté de le faire. Jusqu’à l’adoption de lois russes plus restrictives, les fonds américains continuaient d’aller aux médias russes et aux ONG perçues comme étant dans l’intérêt des États-Unis. Hillary Clinton s’est sentie libre en 2011 de critiquer publiquement les élections russes et, la même année, le vice-président Joseph Biden, alors en visite à Moscou, a conseillé à Poutine de ne pas revenir à la présidence. (Imaginez que Poutine conseille aujourd’hui à Biden de se porter candidat ou non à la présidence US).
En effet, le Kremlin est peut-être plus tolérant à l’égard de « l’ingérence » US aujourd’hui que Washington ne l’est à l’égard de « l’ingérence » russe. Maria Butina, une jeune femme russe vivant aux États-Unis, est en prison depuis des mois, la plupart du temps en isolement cellulaire, accusée de « réseautage » au nom de son gouvernement sans avoir été enregistrée comme agent étranger. Des centaines D’Étasuniens se sont « interconnectés » de manière similaire en Russie depuis les années 1990, dont moi-même, à l’indifférence du Kremlin, même si la situation est en train de changer, en grande partie en réaction aux politiques US.
Que devrions-nous penser de « l’ingérence » russo-étatsunienne qui implique la diffusion de leurs informations et points de vue respectifs ? Nous devrions l’encourager des deux côtés. Les tentatives visant à la supprimer conduisent à la censure dans les deux pays, tandis que plus l’information et le dialogue sont conflictuels, mieux nous comprenons, mieux nous élaborons les politiques et plus la démocratie est forte et durable dans les deux camps.
(Tous mes livres et beaucoup de mes articles ont été publiés à Moscou dans des traductions en russe. Les réactions des lecteurs russes sont d’une valeur exceptionnelle pour moi, comme elles devraient l’être pour tout auteur étasunien).