Au Royaume-Uni, la tortueuse saga du Brexit continue crescendo, inquiétant nombre de musiciens de classique qui craignent qu’un divorce désordonné avec l’Union européenne ne menace leur travail en Europe ou n’empêche l’émergence de nouveaux talents.
Aliye Cornish, altiste, doit entamer une tournée en Espagne le 30 mars, un jour après la date théorique du divorce.
Mais « pour le moment nous n’avons aucune information sur comment nous préparer », dit-elle à l’AFP alors qu’elle s’autorise une pause entre ses répétitions à l’église St Anne and St Agnes, dans la City de Londres.
Comme beaucoup de professionnels de musique classique vivant au Royaume-Uni, Aliye travaille plusieurs mois par an dans d’autres pays membres de l’UE.
« J’ai entendu parler de collègues à qui des ensembles basés (dans des pays l’UE) avaient proposé du travail, avant de se rétracter, inquiets qu’il puisse y avoir trop de restrictions » après le Brexit, poursuit Aliye.
Ce divorce historique est au coeur des discussions avec les organisateurs de tournées, confirme à l’AFP Paul Smith, cofondateur Voces8, un ensemble vocal de renommée internationale.
Actuellement, un simple formulaire de l’administration fiscale britannique est suffisant pour « sauter dans un Eurostar ou dans un avion » et partir travailler dans l’UE, souligne Aliye Cornish.
Mais « nous ne savons pas si ce formulaire sera valide après le 30 mars, ou si nous aurons besoin de passeports pour nos instruments, ou de permis de travail ».
« Désert culturel »
Les musiciens pourraient par exemple avoir à prouver que leurs instruments ne contiennent pas de matières issues d’espèces menacées, ce qui allongerait la durée des contrôles à la frontière, selon Aliye Cornish.
« Si tu répètes aujourd’hui à Londres et que tu dois te rendre dans une salle de concert au sud de l’Espagne demain, tu ne veux vraiment pas être coincé à la frontière pendant quatre heures parce qu’on scrute chaque touche de ton clavecin » à la recherche d’ivoire, dit-elle.
Ce serait du temps en moins pour se concentrer sur « le coeur » de ce métier: « se produire et inspirer la future génération pour qu’elle s’éprenne de musique », renchérit Paul Smith.
Pour ce chanteur baryton, compositeur et chef d’orchestre, quitter l’UE sans accord constituerait une vraie perte pour les jeunes musiciens, qui pourraient être mis à l’écart des projets européens.
Jouer au sein de l’Orchestre Baroque de l’Union européenne (EUBO) a ainsi permis à Aliye Cornish « de découvrir des pays, de jouer des musiques que je ne connaissais pas, de rencontrer des gens que je n’aurais jamais rencontrés sinon ». Grâce à cette expérience, elle a su qu’elle voulait être musicienne « pour le reste de sa vie ».
Sans le financement de projets par l’UE, le Royaume-Uni pourrait aussi « devenir un désert culturel », s’inquiète Paul Smith, qui estime qu’un quart des membres des principaux orchestres britanniques est originaire de pays européens.
« Amèrement divisé »
L’introduction des visas « changerait la donne » pour les musiciens du continent, abonde Michiel Wittink, altiste néerlandais basé à Londres et membre de l’Orchestre des jeunes de l’Union européenne (EUYO), qui a déjà déménagé son siège du Royaume-Uni en Italie en prévision du Brexit.
Mais si ces professionnels « veulent vraiment venir », ils trouveront un moyen, estime-t-il, car « Londres est si grand, avec tant d’orchestres, tant de choses géniales à explorer ».
Parmi elles, les joyaux musicaux des « Proms », des concerts ayant lieu chaque année dans la capitale de juillet à septembre. Lors de la dernière représentation de sa dernière saison, des drapeaux européens ont été agités dans le public.
« Je me suis retrouvée à distribuer beaucoup de drapeaux », se souvient Aliye Cornish, qui ne jouait pas ce soir-là.
L’initiative a toutefois agacé des spectateurs « en colère, qui disaient ‘J’ai déjà le seul drapeau dont j’aurai jamais besoin' », raconte Aliye, les Proms étant connus pour célébrer le patriotisme britannique.
« Ça m’a rendu triste de voir comme notre pays est amèrement divisé », confie la musicienne. Le Brexit « s’est immiscé dans toutes les facettes de nos vies ».