Le fascisme actuel n’est pas égal à celui qui a existé après la Première Guerre Mondiale. Le trait commun est la xénophobie et la défense de formes autoritaires. Mais celui d’aujourd’hui est une réponse à la crise du capitalisme tardif, non pour le dépasser, mais pour affirmer les conditions de soumission.
Nous devons reconnaître que le fascisme est de retour. Avec cette affirmation nous considérons les mutations du fascisme dans la démocratie occidentale qui ne reproduisent pas aujourd’hui le fascisme qui a existé après la Première Guerre Mondiale. Nous désignons avec le terme « formes du fascisme » la montée de droites radicales dans différentes parties d’Europe et de l’Amérique. Un trait commun, des mouvements néo-nazis aux différents partis de la droite, c’est la xénophobie et la défense de formes autoritaires. Nous croyons qu’il n’est pas possible d’assimiler les caractéristiques dissemblables de tous ces groupes avec un mot comme « post-fascisme » ou « néofascisme » puisque leur particularité est de répondre depuis le fascisme aux différences dues à la crise que génère le capitalisme tardif ; mais non pour le dépasser, comme dans le fascisme classique, mais pour affirmer les mêmes conditions de soumission.
Le fascisme classique : la recherche d’une communauté homogène
« Nous sommes tous des nationaux-socialistes, continua-t-il, des SS au service de notre Volk et de notre Führer. Je vous rappelle que Führerworte haben Gesetzeskraft, la parole du Führer a force de Loi. Vous devez résister à la tentation d’être humains » (…) « Les Juifs à exécuter sont des asociaux, sans valeur, intolérables pour l’Allemagne. Nous inclurons aussi les patients des asiles, les tziganes et tout autre mangeur inutile. Mais on commencera par les juifs. »
L’ascension du fascisme a lieu en Europe pendant les décennies de 1920 et 1930. Après la chute de l’ordre libéral et devant l’avancée des forces révolutionnaires socialistes qui avaient triomphé en Russie, elle se présente comme une alternative qui annonçait l’utopie de l’ « homme nouveau » qui allait remplacer les démocraties libérales décadentes pour les défendre de la barbarie « judéo-communiste ». Mussolini annonçait la renaissance de l’Empire Romain et Hitler l’avènement d’un nouveau Reich qui durerait mille ans dans lequel le peuple, le Volk allemand, vivrait dans une fraternité sociale.
L’une des bases du fascisme classique est l’antisémitisme. La haine des Juifs est sa raison d’être. Mais ce n’est déjà plus un antijudaïsme basé sur les préjugés religieux, mais sur un antisémitisme soutenu par le positivisme biologique qui établissait que les êtres humains étaient divisés en races supérieures et inférieures. En France, depuis l’affaire Dreyfus, des pans importants de la population se sont convertis en antisémites ; en Allemagne l’axe de la vision était national-socialiste ; l’Italie fasciste au début a laissé au Vatican le monopole de l’antijudaïsme jusqu’à ce que Mussolini promulgue en 1938 une législation raciale antisémite. En Espagne, où il n’y avait déjà plus de Juifs, puisqu’ils avaient été expulsés par l’Inquisition, la propagande franquiste agitait la relation entre les Juifs et les « rouges » ennemis du national-catholicisme. Mais nous devons souligner qu’en Europe et dans une grande partie du monde occidental, l’antisémitisme fondé sur les sciences positivistes avait une grande légitimité. Cela menait aux processus de subjectivation qui produisaient des effets dans différentes cultures nationales depuis de multiples variantes.
Ce qui agitait le fascisme était que les Juifs devaient être considérés socialement comme étrangers pour les nations européennes. De plus, on devait considérer que leur intelligence les avait mis au centre du capitalisme où leur rationalisme calculateur les menait à détruire les vieilles cultures à travers la révolution socialiste. De là, le fait que le fascisme est une réponse du grand capital devant la crise capitaliste qui ne se sentait pas défendue par les institutions libérales démocratiques.
Le fascisme est raciste par définition : son objectif est de garantir la peur de ce qui est différent. De cette façon il mène une étatisation de la vie économique, politique, sociale et culturelle. Celle-ci se maintient dans un gouvernement totalitaire où prédominent l’adoption d’uniformes, le langage militaire et l’usage des symboles patriotiques pour endoctriner la population.
Umberto Eco affirme que le mot « fascisme » est devenu une synecdoque qui s’utilise pour des manifestations dissemblables de totalitarisme, en Europe et en Amérique. En 1995, il écrit un texte où il décrit 14 caractéristiques de ce qu’il a nommé le « Fascisme Éternel ». Cela ne signifie pas que toutes peuvent être organisées dans un système ; mais il suffit que l’une d’elles soit présente pour permettre que le fascisme se développe.
Nous allons les énoncer :
- Le culte à la tradition ;
- Le rejet du moderne ;
- Le culte de l’action pour l’action : « L’action est belle en elle-même et elle doit être portée sans aucune réflexion préalable. « Penser est une forme de castration ». Un fasciste autochtone (Argentin], le militaire Aldo Rico qui a organisé un coup contre le gouvernement du Président argentin Alfonsín, disait « que le doute est la vantardise des intellectuels » ;
- Le désaccord est de la trahison ;
- La peur de la différence ;
- L’appel à la frustration sociale : « L’une des caractéristiques les plus typiques du fascisme historique est l’appel à une classe moyenne frustrée, à une classe qui souffre d’une crise économique ou de sentiments d’humiliation et qui est apeurée de la pression de groupes sociaux les plus pauvres » ;
- L’obsession avec la conspiration : « La forme la plus facile de résoudre la conspiration est d’avoir recours à la xénophobie » ;
- L’humiliation par la richesse et la force de ses ennemis ;
- Le pacifisme est le commerce avec l’ennemi ;
- Le mépris pour les plus faibles
- Tout le monde est éduqué pour devenir un héros ;
- Machisme et militarisme ;
- Le populisme sélectif ;
- Le Fascisme Éternel parle une espèce de néo-langue : « Tous les livres scolaires des nazis ou des fascistes ont utilisé un vocabulaire particulier ».Bien que ces caractéristiques, que Umberto Eco résume, définissent avec clarté le fascisme classique, il y a un aspect qui nous intéresse de souligner : son concept de communauté ; puisqu’il nous permet de comprendre les formes actuelles du fascisme dans la démocratie occidentale.
En 1930, quand le fascisme était encore un projet qui était en train de s’affirmer, Georges Bataille a écrit un texte très peu connu où il développe ce sujet : « L’État et le problème du fascisme ». Ses réflexions ne s’occupent pas tant de la violence ou de l’administration étatique de l’extermination, mais du projet communautaire que propose le fascisme. Là, il soutient que son expansion s’explique par le fait de proposer un programme pour la communauté ; son triomphe est de représenter les mécontents pour être l’expression politique d’une communauté qui se pense aboutie et homogène.
Pour Bataille, l’homogénéité consacrée dans les sociétés fascistes n’est que l’effet d’une hétérogénéité vécue comme imperfection et manque. La nécessité d’assimiler d’abord, et d’éliminer après l’hétérogène, c’est ce qui s’impose dans la communauté hétérogène : « seul le rejet des formes misérables a, pour la société homogène, une valeur constante universelle ». Mais l’acte d’exclusion des formes considérées misérables associe nécessairement l’homogénéité avec formes impératives. En fait, la société homogène utilise les forces impératives contre les éléments les plus incompatibles avec ces dernières. Comme il est exposé dans le texte d’introduction au livre de Bataille, le sentiment d’appartenance à une communauté fermée protège l’individu de ce qui menace sa propre intégrité : le contact avec l’autre, avec l’étranger, avec l’inconnu. Ce que l’individu craint plus est sa propre mort, ce qui revient au même : la perte de sa propre identité dans la confusion indistincte avec tous les autres êtres.
C’est cette angoisse devant la perte de soi qui lui fait traiter comme ennemis tous ceux qui ne font pas partie de sa propre communauté politique. C’est la volonté d’assurer la pérennité de soi même et de la propre nation qui donne lieu à la guerre entre les peuples : « L’existence nationale et militaire sont présentes au monde pour tenter de nier la mort en la réduisant à une composante d’une gloire sans angoisse » Georges Bataille. « Propositions sur les fascisme » Revue Acephale 1937) Et c’est cette peur de la mort, cette ardeur insensée de survivre aux dépens des autres, qui fait « couler toute tentative de communauté universelle ».
Pour cela le fascisme construit une « communauté pour la mort » puisque la conservation de l’homogénéité exige la mort de l’hétérogène : la communauté se fonde sur son sacrifice. L’économie politique du fascisme se transforme en germe de son action génocidaire. Ainsi la fumée d’Auschwitz fut un signe du lien inavouable avec la communauté ; la même chose se passe actuellement quand les migrants qui veulent arriver en Europe meurent en mer Méditerranée ou les « latinos » qui essaient de traverser la frontière entre des Etats-Unis et le Mexique disparaissent dans les sables du désert.
Les nouvelles formes du fascisme : le rejet de l’immigrant pauvre
Une vignette de El Roro, El País, Espagne.
L’éthique ce sont les autres humains. C’est ce qui a formulé Spinoza au XVIe siècle. L’autre humain gêne nécessairement ; si ce dérangement, ce malaise manque, comme Freud dirait, il n’y a pas d’éthique. Dans le monde dans lequel nous vivons, l’autre n’existe pas ; peu importe s’il y a des personnes qui sont dans la précarité, la faim ou la misère. Nous préférons penser que cela se passe très loin de nous et non que ces personnes ou familles sont assises à la porte de notre maison ou à la boutique du coin. Quand on le voit, cet autre est un ennemi qui peut m’attaquer, qui peut me voler.
Cette rupture du lien social fait que l’individualisme se transforme en axe de nos vies. D’où le fait que les politiques du néolibéralisme dans le capitalisme tardif génèrent une sensation de détresse : sa réponse ce sont les nouvelles formes du fascisme. De cette façon la xénophobie et le racisme sont acceptés par des pans entiers de la population qui trouvent des formes d’identification devant un « ennemi » qui est considéré comme le « mauvais peuple ». Ceci constitue un ensemble varié qui va des musulmans, aux pauvres immigrants, toxicomanes et tous ceux qui soutiennent des idées qui rompent avec des formes patriarcales de la culture.
En revanche, le « bon peuple » est homophobe, misogyne, antiféministe, indifférent à la contamination, anti immigrant, appuie des politiques autoritaires et de défense de la sécurité jusqu’auboutistes ; c’est-à-dire, il exige un pouvoir fort, des lois de sécurité et éventuellement la peine capitale.
Si à d’autres époques le fascisme s’appuyait sur le racisme qui se fondait dans le positivisme biologique du XIXe siècle, actuellement la xénophobie est soutenue par la grande inégalité sociale qui est justifiée par une production intellectuelle néoconservatrice où l’ennemi est l’étranger pauvre. Attention, pas n’importe quel étranger : celui qui est pauvre ; c’est celui qui, face à la crise sociale capitaliste, vient pour enlever le travail de la population autochtone ou pour utiliser les services de santé publique. Ce « bon peuple » trouve dans des nouvelles formes du fascisme une expression politique qui agglutine souvent un projet communautaire appuyé – comme au Brésil – par les églises évangéliques ou, comme en Hongrie et en Pologne, par des secteurs du catholicisme conservateur ; c’est-à-dire, on pense à une communauté – au dire de Bataille – achevée et homogène.
C’est ainsi que, si le fascisme classique était antilibéral, aujourd’hui les nouvelles formes du fascisme apparaissent pour sauver le libéralisme avec des formules protectionnistes et le nationalisme le plus rance : Make america Great Again. Pour cela il requiert d’imposer un dispositif socioculturel qui s’inscrit dans des actes cruels. L’axe de ce dispositif cruel est le mensonge. Ce qui est connu comme la post vérité générée au moyen de fake news.
Nous pouvons dire que la cruauté – un concept que Fernando Ulloa a développé depuis la psychanalyse – est un trait exclusif de l’espèce humaine, un produit de sa condition pulsionnelle ; c’est une violence organisée pour faire souffrir l’autre sans être ému ou avec complaisance. Cela nous porte à la responsabilité d’une culture qui peut déplacer ses effets ou, au contraire, les promouvoir.
Les processus de subjectivation dans le capitalisme tardif
Pour Freud, la culture est un processus au service d’Eros qui unit les sujets qui la composent ; à ce développement s’oppose comme un malaise, la pulsion de mort qui agit dans chaque sujet. C’est par cela qu’il crée ce que nous appelons un espace-support où s’établissent les échanges libidinaux. Cet espace-support offre les possibilités que les sujets se trouvent dans les communautés d’intérêts, dans lesquelles ils établissent des nœuds affectifs et symboliques qui permettent de rendre compte des conflits qui se produisent. C’ est ainsi que cet espace imaginaire devient un support des effets de la pulsion de mort. De cette façon nous disons que le pouvoir est la conséquence de ce malaise dans la culture.
Par ceux-ci les classes hégémoniques, qui exercent le pouvoir, trouvent leur source dans la force de la pulsion de mort qui, comme violence destructive et auto destructive, permet de dominer le collectif social. Celle-ci reste dans le tissu social en produisant des effets qui empêchent de générer un espoir pour transformer les conditions de vie de l’ensemble de la population ; c’est-à-dire, que prédomine la culture de la plainte, de la résignation, dont rien ne peut être altéré. Dans ce sens, il est important de distinguer un pouvoir qui représente les intérêts d’une minorité, de l’autre aux mains d’une majorité de la population qui permettrait de déplacer les effets de la pulsion de mort et, par conséquent de la propre cruauté de chaque sujet. Cette situation est le produit des conditions politiques, économiques et sociales. Cela nous amène à poser comment se créent les processus de subjectivation dans le capitalisme tardif.
Si nous suivons Agamben, l’époque actuelle ne se caractérise pas par le fait de développer des processus de subjectivation, mais de développer des formes particulières de dé-subjectivation. Il soutient que l’être vivant après être intégré à un dispositif socioculturel se transforme en sujet ; il y a actuellement une grande prolifération de dispositifs, ce qui mène à ce que les vivants réalisent des processus multiples de subjectivation. Mais ceux-ci donnent comme résultat des processus de dé-subjectivation qui permettent de nouvelles déterminations de l’être vivant, où les processus de subjectivation et de dé-subjectivation sembleraient survenir de manière permanente. Dans ceux-ci, l’identité du sujet se transforme en objet, en chose dont l’unique fin est d’obtenir des gains. Sujet et objet ne peuvent plus se différencier. Le sujet se chosifie dans ses relations. Produit de cette situation, les identités ont des formes labiles [La labilité est la propension d’une chose à changer, à bouger, à être mobile. Par extension, elle désigne un objet sujet à défaillance, instable…], ce qui mène à des formes de gouvernement qui ne poursuivent pas autre chose que leur propre reproduction.
De cette façon l’ordre social objectif est intériorisé dans les processus de subjectivation où nous trouvons une corpo-subjectivité construite dans la relation du sujet avec son histoire personnelle et avec les autres dans différents dispositifs socioculturels. C’est ainsi que ces processus de subjectivation-dé-subjectivation conduisent à la rencontre du sujet avec sa détresse primaire qu’il essaie d’atténuer à partir de ce qui lui offre la culture hégémonique : la surconsommation d’objets marchands. Pour soutenir ce développement de déstructuration psychique, la culture établit que l’unique jugement valable est dans le Moi. Cependant, la légitimité de la référence narcissique comme paramètre de vérité conduit vraiment à que ce Moi cesse d’être support de l’entrejeu pulsionnel mettant en question l’identité même en relation avec les autres. Ici les nouvelles formes de fascisme trouvent des formes fortes d’identification pour des pans importants de la population qui se soutient dans la cruauté, où l’autre est un ennemi qu’il faut repousser et, dans la mesure du possible détruire. De là l’importance qu’acquièrent dans la démocratie occidentale les espaces d’identification qui s’opposent au capitalisme patriarcal comme les mouvements féministes, qui luttent pour la défense de la diversité sexuelle et la légalisation de l’avortement.
Pour finir, nous devons tenir compte du fait que la cruauté détruit l’humain présent chez les autres : l’autre est l’objet de cruauté par sa ressemblance, en ne tolérant pas son désespoir, à savoir sa propre humanité. La cruauté détruit la ressemblance du prochain, non à cause de ses différences, mais à cause de ses ressemblances : ce n’est pas la différence qui génère la cruauté, c’est la cruauté qui crée une différence radicale.
Dans ce sens le défi consiste à obtenir que le sujet non seulement fasse face à sa propre cruauté, mais face à la cruauté de la culture dominante. Pour cela, il est nécessaire de proposer une politique de classe, de genre et de génération qui croie dans une communauté pour affronter la culture hégémonique. Une politique qui affirme la puissance de l’être. En définitive, une politique – au dire de Spinoza – de la joie de vivre qui n’oublie pas que ce sera toujours une résistance contre la mort.