Dans une yourte de « gilets jaunes », quatre mois d’une vie entre parenthèses

Assise près d’un brasero artisanal avec son bull-terrier, Stéphanie s’apprête à veiller sur le camp avec une autre « gilet jaune » jusqu’à l’aube.

« La nuit c’est compliqué. On compte les minutes jusqu’à la relève », souffle la trentenaire, sans emploi et mère célibataire de trois enfants. « Mais on a fait le plus dur, l’hiver est passé », se motive-t-elle.

Un noyau dur d’une quinzaine de « gilets jaunes » se relaye sans interruption sur cette petite parcelle, prêtée par une voisine, qui jouxte le rond-point qu’ils occupaient jusqu’en décembre avant d’être délogés par les forces de l’ordre.

« Il y a surtout des ouvriers, mais aussi deux profs, un avocat, des artisans, des retraités », énumère Victor, 43 ans, ancien de l’usine Continental de Clairoix, fermée en 2010 après un long conflit social.

Depuis janvier, une yourte en bois coiffée d’une bâche étanche et dotée d’une porte jaune trône au milieu du camp. La pièce de quelques mètres carrés, chauffée par un poêle à bois, offre un confort sommaire, avec un canapé et un petit réchaud à gaz.

« C’est notre symbole, notre QG. Des automobilistes s’arrêtent parfois pour prendre une photo », raconte avec fierté Caroline, 32 ans, à la recherche d’un poste d’assistante vétérinaire.

Apporter de la nourriture, couper du bois et alimenter le feu, animer les réunions, préparer des actions : « tout le monde essaie de participer à la vie du camp comme il peut », résume Lucrèce, 36 ans, salariée dans la grande distribution.

Particuliers et entreprises locales font des haltes régulières : « parfois c’est pour déposer une palette de bois, ou juste un peu de café, ça nous montre qu’on est toujours soutenus », souligne Stéphanie. Tous les soirs, un boulanger leur donne ses invendus.

« Temps arrêté »

Combien de temps tiendront-ils ? Tous le répètent à l’envi : ils se battront « jusqu’au bout », unis dans la détestation du président Emmanuel Macron, « arrogant et méprisant ».

« On est fiers d’être toujours là. On reste aussi mobilisés pour tous ceux qui se sont fait détruire leurs cabanes », explique Benoît, 42 ans.

« Si on s’arrête, on perd tout et on n’a plus qu’à fermer notre gueule », s’encourage Stéphanie pour qui « le temps s’est arrêté depuis le 17 novembre », date du début du mouvement social.

La jeune femme enchaîne les séances de discussion sur le RIC (referendum d’initiative citoyenne, ndlr) puis partage ses connaissances avec le reste du groupe. « Le RIC, c’est mon espoir, il faut bien se raccrocher à quelque chose… », dit-elle.

D’autres se frottent à l’incompréhension de leurs proches. « C’est de plus en plus compliqué avec mon mari. Il dit que je perds mon temps, que je devrais passer plus de temps avec les enfants », explique Caroline.

Chaque nouvelle journée qui se lève sur le camp constitue un petit miracle. « On se demande toutes les semaines si on aura encore assez de monde pour la suivante. Ça nous coûte beaucoup en fatigue, en interrogations quotidiennes », soupire Madeleine, 33 ans.

Cette ex-cadre dirigeante d’un chantier d’insertion, accrochée à l’espoir « d’obtenir quelque chose » du gouvernement sait aussi que, pour beaucoup, la longue parenthèse « gilets jaunes » sera douloureuse à refermer.

« Socialement, le décrochage va être compliqué, redoute-t-elle. Moi-même, je ne me souviens plus de comment j’occupais mes journées avant ». Son amie Sabrina abonde : mi-blagueuse mi-sérieuse, elle anticipe pour tous « une dépression quand ça va s’arrêter ».

« On appréhende tous un jour de ne plus faire tourner le camp », confesse Stéphanie. « Il n’y a pas grand monde qui passe quatre mois à mettre sa vie de côté comme ça ».

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