La reine Elizabeth II en première ligne dans la bataille du Brexit

Dans son ouvrage-clé La Constitution anglaise, le journaliste du XIXe siècle Walter Bagehot avait défini les trois pouvoirs du monarque : « formuler des avertissements, donner des encouragements et des conseils ». L’expert des institutions avait ajouté un avertissement : « Un souverain sensé et sage n’en considère aucun autre. »

Dans les faits, Elizabeth II, reine de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, chef du Commonwealth et de l’Église anglicane, commandant en chef des armées, ne règne que sur les cygnes, les baleines et les esturgeons croisant dans les eaux territoriales de son royaume. Le souverain incarne la nation sans détenir les leviers du gouvernement.

Le chef de l’État ne joue qu’un rôle de notaire contresignant des décisions prises par d’autres. En l’absence de Constitution écrite, rien ne lui interdit de refuser sa signature à une loi votée par la Chambre des communes, mais l’intéressée ne l’a jamais fait au cours de son règne de soixante-sept ans. Ce serait contraire à l’usage établi depuis la Glorieuse Révolution de 1688 et le Bill of Rights, la législation des droits de l’homme qui vit l’avènement de la démocratie parlementaire.

Toutefois, le Brexit pourrait amener la souveraine à se départir de sa stricte neutralité. En effet, si le Parlement impose au gouvernement une marche à suivre, la Première ministre Theresa May sera autorisée à demander à Elizabeth II de mettre son veto. Si les votes indicatifs du Parlement ont échoué à deux reprises, les députés vont inéluctablement revenir à la charge.

Un déchirement pour la reine !

Lors de son allocution du 2 avril, Theresa May s’est engagée à respecter le résultat des votes du Parlement. Mais la Première ministre a aussi laissé entendre que seul un Brexit « léger » (soft) était acceptable.

« L’assentiment royal est une formalité. Mais, si l’exécutif estime que l’intervention du Parlement constitue un abus du processus constitutionnel, il a le droit de demander au monarque de refuser de signer la loi », affirment deux experts du droit public, Stephen Lewis et Richard Ekins. À lire leur récent rapport sur le Brexit, « l’action du Parlement mine la capacité du gouvernement de gouverner au mépris de l’esprit de la démocratie électorale ».

On imagine quels déchirements Elizabeth II, âgée de 92 ans, a dû ressentir en prenant connaissance du document des deux spécialistes. Dans une société britannique profondément fracturée en deux camps irréconciliables, rien n’a jamais transpiré de son opinion. Par nature, elle préfère le consensus à la polarisation.

En effet, depuis le référendum du 23 juin 2016 et la victoire surprise du « Leave », Elizabeth II ne s’est jamais départie de sa stricte neutralité. Elle n’a jamais fait la moindre confidence, à l’inverse de ce qui s’était passé à l’occasion de la consultation sur l’indépendance de l’Écosse, le 18 septembre 2014, lorsqu’elle était intervenue publiquement pour soutenir le maintien du statu quo.

Une monarchie qui n’a pas de Constitution écrite

Le 24 janvier, la souveraine s’était contentée de banalités en appelant les parlementaires britanniques à trouver un « terrain d’entente » et à « ne jamais oublier de prendre du recul ». Le 22 juin 2017, elle avait porté un chapeau dont les couleurs rappelaient celles du drapeau de l’Union européenne. Loin d’être un geste anti-Brexit, la coiffe n’était qu’un effet trompe-l’œil destiné à brouiller les pistes pour mettre un terme aux rumeurs selon lesquelles le chef de l’État était favorable au départ.

« La Grande-Bretagne est une monarchie, mais n’a pas de Constitution écrite. La reine est le symbole de l’État. C’est son unique rôle. Elle n’a pas à avoir d’opinion. » Comme l’explique le politologue Vernon Bogdanor, Elizabeth II a toujours scrupuleusement veillé à ne pas s’ingérer dans les affaires du gouvernement en faisant connaître sa position. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elle n’en ait pas, mais elle ne mêle jamais ses convictions personnelles avec les devoirs de sa charge.

À l’évidence, la monarchie n’échappe pas aux retombées toxiques du Brexit. C’est la plus grave crise constitutionnelle que connaît le royaume depuis l’abdication de son oncle Edward VIII, en 1936, qui fit d’elle la princesse héritière.

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