« Vous vous souvenez du match d’Omdourman en 2009 ? Après l’agression des Égyptiens, qui avaient caillassé le bus de l’équipe nationale de football, les Soudanais avaient accueilli comme leurs frères nos joueurs et nos supporteurs pour les éliminatoires de la Coupe du monde 2010 ! »
À l’évocation du mouvement de mobilisation au Soudan qui a conduit à la destitution du président Omar el-Béchir, au pouvoir depuis près de trente ans, ce diplomate algérien requérant l’anonymat se souvient avec empathie des relations bilatérales entre les deux pays. En effet, depuis les années 1970, Alger et Khartoum ont toujours été sur la même longueur d’ondes, à l’exception d’une parenthèse tendue dans les années 1990. « Pendant que l’Algérie était alors confrontée aux terroristes islamistes, Omar el-Béchir accueillait des gens comme Oussama ben Laden… » poursuit le diplomate.
En octobre 2015, le journal télé du soir ouvre même sur des images d’Abdelaziz Bouteflika et Omar el-Béchir plaisantant autour d’un verre de thé et de petits gâteaux à l’occasion d’une visite d’État du président soudanais. Ce dernier est déjà poursuivi pour « crimes de guerre », « crimes contre l’humanité » et « génocide » par la Cour pénale internationale, fondée par le Statut de Rome que l’Algérie n’a jamais signé ou ratifié.
Des transitions rejetées par les manifestants
Aujourd’hui, il ne reste plus rien des deux présidents, balayés par une mobilisation populaire sans précédent dans les deux pays, et poussés vers la sortie par une armée qui leur avait pourtant juré fidélité. Mais ces départs n’ont en rien calmé les manifestants – où dans les deux cas les femmes jouent un rôle central –, qui veulent surveiller jusqu’au bout le processus de transition et s’assurer qu’il se passe bien selon leurs revendications : à Alger, les manifestants rejettent le gouvernement mené par Noureddine Bedoui et des élections prévues le 4 juillet, dont l’organisation serait confiée à des fidèles d’Abdelaziz Bouteflika : Abdelkader Bensalah et Tayeb Belaïz. À Khartoum, ce lundi, les meneurs de la contestation au Soudan ont réclamé la dissolution du Conseil militaire au pouvoir depuis jeudi et son remplacement par une instance civile.
« Comme à Alger, le peuple soudanais a des objectifs, des noms de personnalités politiques dont il ne veut pas pour la transition et il ne cédera pas », assure Ahmad, un Algéro-Soudanais. Le général Awad Ibn Auf, qui au nom de la « protection du peuple » a annoncé la chute du régime d’Omar el-Béchir et a pris la tête du premier Conseil militaire, a déjà renoncé, laissant sa place à un autre militaire, Abdel Fattah al-Burhane. « L’armée s’est comportée comme en 1985 : à l’époque, les Soudanais lui avaient demandé de renverser le dirigeant au pouvoir, Gaafar Nimeiry », témoigne le journaliste Ahmed Kaamil. « Le problème, c’est que la plupart des officiers supérieurs sont des hommes d’Omar el-Béchir. Ils ont des liens étroits avec lui et, pour beaucoup, sont accusés de crimes de guerre au Darfour. » Ahmad le rejoint sur le fait qu’à l’instar des Algériens, les Soudanais entretiennent avec leur armée – qui a tiré sur les policiers pour protéger les manifestants – une relation « très particulière ». « Ce n’est pas un hasard s’ils continuent à tenir leurs sit-in devant le QG de l’armée… » ajoute-t-il.
Deux économies moroses
Au Soudan, la mobilisation, qui a commencé le 19 décembre – le jour où le gouvernement a annoncé qu’il allait tripler le prix du pain – a eu, au départ, des origines économiques avant de se transformer dès le 20 décembre en mouvement anti-système. L’indépendance du Soudan du Sud, obtenue par référendum en 2011, a été fatale au pays qui s’est retrouvé privé de 75 % de ses ressources pétrolières. « Il lui en reste toujours un tiers », poursuit Ahmad, « mais ça ne suffit pas et pour combler le manque de devises, le Soudan veut miser sur l’exploitation d’or dans laquelle investissent les Russes et les Français ».
Cette faiblesse provoquée par la rente pétrolière est aussi un problème en Algérie, dont l’économie dépend à 97 % des recettes des hydrocarbures, en particulier depuis 2014, année à partir de laquelle le prix du baril a commencé à chuter. En toile de fond : une corruption endémique dans les deux pays, qui a permis au pouvoir algérien d’acheter des allégeances dans la classe politique et dans les milieux d’affaires. Tout comme au Soudan où, dès 1989, le Congrès national, le parti d’Omar el-Béchir, a permis à une classe extrêmement riche de profiter de sa proximité avec le pouvoir pour l’être encore plus.
Mais face à ce pouvoir et face à la répression sans commune mesure comparable à celle dont le pouvoir algérien use – 49 personnes ont été tuées lors des manifestations au Soudan –, il existe une classe politique très dynamique. « Alors qu’en Algérie, il y a une grande différence entre le FLN, au pouvoir, et les autres petits partis, au Soudan, la grande diversité de formations politiques [islamistes, communistes, démocrates…] est très ancrée », commente Ahmad. « C’est la même chose pour la société civile que le pouvoir ne regarde pas comme un acteur politique, mais comme un acteur social, donc sans danger à ses yeux. » Fayçal Métaoui, journaliste à Alger, s’est déjà rendu au Soudan et atteste de la grande vitalité du tissu associatif.
« Les associations soudanaises ne sont pas idéologisées, ce qui ne les empêche pas d’être politisées. Elles sont ouvertes sur l’extérieur et travaillent sans complexe avec les ONG étrangères. » Reste que la société civile algérienne, moins solidaire et moins structurée, aura peut-être donné de l’élan aux Soudanais. Le 3 avril, Omar el-Digeir, opposant soudanais libéré en mars après 70 jours de détention, avait confié à l’AFP : « Ce qui s’est passé en Algérie donnera une nouvelle énergie au mouvement de protestation. Ces événements montrent qu’aucun dictateur ne peut venir à bout de la volonté du peuple. » Moins de dix jours plus tard, Omar el-Béchir sera renversé.