Une rébellion armée sévit depuis plus de deux ans dans les régions anglophones du Sud-Ouest et du Nord-Ouest du Cameroun, sous l’œil bienveillant de Washington.
Il s’appelle «Brado» Etchu Tabenyang et se présente comme le «secrétaire d’État à l’économie et aux finances au sein du gouvernement intérimaire de la République fédérale d’Ambazonie». Bien que virtuelle, les séparatistes des deux régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du Cameroun se réclament de cette république autoproclamée en tant qu’«Ambazoniens», en référence à la baie d’Ambass, la région de l’embouchure du fleuve Wouri, au pied du mont Cameroun. Un nom choisi, à l’instar de leur hymne et de leur drapeau bleu avec treize étoiles, pour marquer une rupture avec le «Cameroun du Sud» dont ils veulent «achever la décolonisation» «qui n’a pas été totalement effectuée par les Nations unies au moment de l’indépendance du Cameroun en 1961», clament-ils.
Comptable de formation après des études en management effectuées aux États-Unis où il est réfugié depuis 2001, «Brado», 42 ans, travaille comme consultant financier dans une firme à Washington, D.C. dont il a préféré taire le nom. Il affirme parler au nom du «gouvernement intérimaire d’Ambazonie», dirigé par le Dr Samuel Ikome Sako, qui vit également en exil aux États-Unis et dont il a toujours été proche.
Après la proclamation, le 1er octobre 2017 de la République fédérale autoproclamée d’Ambazonie, les séparatistes ont été considérés par Yaoundé comme des terroristes et il n’a jamais pu revenir dans sa ville natale de Manfé, dans la région anglophone du Sud-Ouest.
«Le gouvernement provisoire dirigé par le Président Sisiku Julius Ayuk Tabe a été remplacé par un gouvernement intérimaire quand ce dernier a été arrêté au Nigéria puis extradé vers le Cameroun en janvier 2018. Ce gouvernement, qui a le soutien des États-Unis depuis que le Président Paul Biya nous a déclaré la guerre en novembre 2017 a été unanimement reconnu et accepté par le peuple d’Ambazonie comme son gouvernement « en attente »», affirme Etchu Tabenyang, porte-parole du gouvernement intérimaire d’Ambazonie.
Devenu «unitaire» en 1967 après avoir d’abord été fédéral quand les deux régions anglophonnes du Southern Cameroon britannique l’ont rejoint par plébiscite en 1961, l’État camerounais a inscrit le bilinguisme dans sa Constitution. Pourtant, il a choisi en novembre 2016 de réprimer sévèrement la révolte des enseignants et des avocats anglophones, au départ corporatiste, rouvrant ainsi la voie à des revendications séparatistes restées latentes depuis le premier appel à la sécession de l’avocat Gorji Dinka en 1985.
«Son Excellence le président Sisiku Julius Ayuk Tabe a été enlevé illégalement au Nigéria et transféré illégalement au Cameroun […]. Nous en avons appelé à toutes les missions diplomatiques présentes à Yaoundé pour qu’elles nous aident à le faire libérer. Sisiku Ayuk Tabe est un homme de paix, il est un unificateur, il est un président non violent qui a appelé à une réunification pacifique du Cameroun. Il veut instaurer un état démocratique organisé sur le modèle des États-Unis pour tenir compte de toute la diversité qui existe dans la partie anglophone du Cameroun», affirme «Brado» Etchu Tabenyang.
Détention arbitraire
Gardé au secret à Yaoundé avec neuf autres codétenus qui attendent, comme lui, d’être jugés par un tribunal militaire, le premier président de la République fédérale autoproclamée d’Ambazonie, —qu’aucun État membre des Nations unies n’a reconnu, pas plus que l’Union africaine ou l’Union européenne-, est un ingénieur formé au Royaume-Uni. Ex-salarié d’Eneo Cameroun, la compagnie nationale d’électricité, il vivait entre les États-Unis et le Nigéria avant de s’engager dans la lutte pour l’indépendance. Désigné comme président intérimaire en juillet 2017, il se définit comme un «militant» adepte du «self-defense contre l’armée de la République». Ses détracteurs, la plupart francophones, le décrivent comme «peu stratège, peu politique et peu diplomate», minimisant son aura auprès des populations anglophones en arguant qu’il n’a, jusque-là, fait que «gérer les divisions internes d’un mouvement peu structuré et sous perfusion financière de la diaspora».
«Le gouvernement provisoire du président Sisiku Julius Ayuk Tabe a appelé à une protestation massive le 22 septembre 2017 contre l’arbitraire du régime de Yaoundé à l’égard des avocats et des enseignants anglophones, réprimée dans le sang. Le 1er octobre 2017, il déclarait le « rétablissement » de l’indépendance du sud du Cameroun sous le nom de République fédérale d’Ambazonie. Aujourd’hui encore, seul son gouvernement est habilité à décider d’une cessation des opérations de légitime défense [sur le terrain, ndlr], ainsi que de la levée des opérations « villes fantômes » par les combattants», rétorque «Brado» Etchu Tabenyang.
Pendant la campagne électorale pour les présidentielles de 2018, à Buea et Bamenda, les deux chefs-lieux des régions anglophones, seuls 5% des inscrits ont pu voter à cause du boycott mis en place par les séparatistes. Blâmant l’intransigeance du gouvernement camerounais qui aurait fait capoter, selon lui, toute velléité d’engager un «dialogue inclusif avec le peuple et les dirigeants du Cameroun méridional», le porte-parole ambazonien accuse le pouvoir de Paul Biya, en place depuis plus de trente-cinq ans et réélu pour un cinquième mandat en octobre 2018, de vouloir sciemment «prolonger la misère, la douleur et la souffrance de notre peuple».
La libération des figures de proue du mouvement ambazonien reste au cœur des revendications de ses militants:
«Tant que Sisiku Julius Ayuk Tabe et les autres dirigeants sont détenus à la prison centrale de Kondengui à Yaoundé, les violences quotidiennes vont se poursuivre dans les deux régions anglophones du Cameroun», prévient «Brado» Etchu Tabenyang.
Première victoire juridique, au Nigéria, la Haute Cour d’Abuja a donné raison aux leaders sécessionnistes qui clamaient qu’ils ne pouvaient pas être extradés vers le Cameroun après leur arrestation, puisqu’ils ne se reconnaissent plus comme des citoyens de ce pays, condamnant les autorités nigérianes à leur verser des dommages et intérêts, ainsi qu’à toutes les personnes arrêtées pendant l’opération.
Il résume les principales revendications des séparatistes camerounaises en ces termes:
«Le peuple d’Ambazonie est prêt à engager des négociations constructives avec le gouvernement du Cameroun en présence d’une tierce partie afin de mettre rapidement un terme à la crise actuelle. La communauté internationale devra obliger le gouvernement nigérian à mettre en œuvre le jugement de la Haute Cour d’Abuja et à libérer les dirigeants ambazoniens pour que les négociations puissent commencer», ajoute-t-il.
Luttes de pouvoir
Cette première victoire sur le front juridique s’est également accompagnée d’un soutien de plus en plus marqué de pays comme les États-Unis qui, à l’encontre de la France, ont publiquement exprimé leur désaccord avec les méthodes employées par les forces de sécurité et les militaires dans les deux régions anglophones pour «mater» les rebelles sécessionnistes considérés comme des «terroristes» et traités comme tels par Yaoundé.
«Encore une fois, pour qu’un dialogue durable et inclusif puisse avoir lieu, le président Sisiku Julius Ayuk Tabe et les autres dirigeants doivent être libérés, le gouvernement camerounais doit démilitariser la région pour permettre à notre population de retourner dans ses villages et s’attaquer à la cause profonde de cette crise. Nous avons officiellement demandé à la communauté internationale d’arrêter ses livraisons d’armes au Cameroun pour éviter toute provocation», insiste «Brado» Etchu Tabenyang.
Considérée comme l’une des plus riches du pays, la région anglophone du Sud-Ouest abrite non seulement la Cameroon Development Corporation (CDC) la plus grosse entreprise agro-industrielle, mais également la seule raffinerie de pétrole du pays. La Société nationale de raffinage (SONARA) est située à quelques encablures de la station balnéaire de Limbé, elle-même distante d’une quarantaine de kilomètres de la capitale économique, Douala. C’est au large de ses côtés, qui s’étendent jusqu’à la péninsule de Bakassi gagnée en 2002 sur le Nigéria grâce à un arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ) en sa faveur, qu’est extrait le pétrole que le Cameroun utilise ou exporte. Un facteur qui éclaire d’un jour particulier la sollicitude de Washington à l’égard des séparatistes ambazoniens.
Dirigé par Samuel Ikome Sako, un pasteur originaire du département du Fako (Sud-Ouest), à la tête depuis 1998 d’une fondation basée à Baltimore, le gouvernement intérimaire d’Ambazonie dirigerait «à distance» les combattants. Ce qui ne lui permet pas forcément de lutter contre l’émergence d’acteurs plus radicaux sur le terrain.
La plupart de ses conseillers, tels Edwin Ngang, Ashu Ndep ou Valentin Eben, sont installés dans le Maryland ou le New Jersey. Son chef de cabinet, Martin Ayim, est assistant professeur à l’université d’État de Grambling (Louisiane), tandis que son vice-président, le Dr Abongwa Hariscine Keng, ex-professeur de sciences à Bamenda (Nord-Ouest), a été formé et exerce en Italie comme chirurgien,
Avec la multiplication depuis 2017 de mouvements armés (Red Dragons, Amba Boys, Vipers, Seven Karta, etc.), le conflit a fait, en deux ans, plus de 160 morts parmi les forces de sécurité et plus de 400 pertes civiles, selon les chiffres recueillis par l’ONG Human Rights Watch (HRW), dont le dernier rapport, paru le 28 mars, renvoie dos à dos les attaques contre les civils camerounais menées par les séparatistes anglophones et celles menées par les forces de l’ordre. L’ONG réclame une intervention du conseil de sécurité de l’Onu pour mettre un terme à «cette guerre civile qui ne dit pas son nom».
Il existe une foison d’autres mouvements séparatistes, certains historiques comme celui de Nfor Ngalla Nfor, d’autres qui revendiquent d’être plus en prise sur les combattants, comme celui du Dr Lucas Cho Ayaba, président du conseil des gouverneurs d’Ambazonie (AGC) réfugié en Norvège ou encore celui de l’ex-journaliste Herbert Boh, qui dirige le Mouvement pour la restauration de l’indépendance du Southern Cameroons (MORISC) depuis les États-Unis, où il est réfugié. En novembre 2018, Ebenezer Akwanga, président de l’African People’s Liberation Movement (APLM) et des Southern Cameroon Defense Forces (SOCADEF), était en tournée en Afrique australe, à Johannesburg et au Lesotho pour promouvoir la cause de l’indépendance de l’Ambazonie. Ce natif de Tiko (Sud-Ouest) s’est notamment adressé aux militants du South African Communist Party (SACP), de la Young Communist League of South Africa et du South African Students Congress.
Malgré les luttes de pouvoir qui peuvent apparaître ici ou là,
«tous ces mouvements travaillent avec le gouvernement intérimaire pour mener à bien la décolonisation du sud du Cameroun», jure, la main sur le cœur, «Brado» Etchu Tabenyang.
Quant aux combattants sur le terrain, «ils sont confrontés chaque jour à un risque existentiel et luttent pour se défendre et défendre leurs familles. Du coup, peu leur importe les complexités et la politique des différents mouvements de la diaspora», ajoute-t-il.
«Les Ambazoniens du monde entier sont déterminés à restaurer l’indépendance du Cameroun méridional parce qu’ils ont été traités comme des citoyens de seconde classe au Cameroun français. Nous n’en voulons pas au peuple français, mais la France a régné en maître pendant la colonisation.
Le gouvernement français a donc encore beaucoup de responsabilités dans ce qui se passe aujourd’hui au Cameroun. Nous voulons juste que les Français comprennent que si jamais la crise anglophone au Cameroun provoquait une faillite de l’État, un afflux de réfugiés cherchant à fuir le Cameroun pourrait alors se produire avec comme destination potentielle, la France», avertit le porte-parole du gouvernement intérimaire d’Ambazonie.
Jusqu’à présent, la France a préféré agir «discrètement» à l’égard du régime en place à Yaoundé, se contentant de déplorer le nombre grandissant de victimes depuis l’éclatement de la crise anglophone, mais sans mettre en cause la responsabilité du Président Paul Biya dans ce conflit. Quant à Moscou, la position officielle des autorités russes a consisté à rechercher les conditions favorables à un dialogue inclusif sur le plan politique:
«Nous partons du fait que l’aggravation de la crise dans les provinces anglophones de ce pays africain peut être évitée par des méthodes politiques, par la voie d’un dialogue inclusif pour atteindre le plus rapidement possible la paix et l’accord national au Cameroun», selon un communiqué du ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie.
Auteur : Christine H. Gueye