Europe : les nouveaux mendiants

Avec ma femme, nous étions il y a peu sur l’avenue Montaigne, une rue où se concentrent les boutiques de mode entre la place de l’Alma et les Champs-Élysées, dans l’un des quartiers les plus riches de Paris.

Flânant devant les élégantes vitrines de Chanel, Givenchy, Jimmy Choo, Louis Vuitton, Prada, Valentino et YSL, nous allions remarquer une femme et un enfant allongés sur le trottoir. Vêtus de haillons, ils sollicitaient la charité des passants. Si un tel spectacle est particulièrement épouvantable dans un cadre aussi prospère, il n’a rien d’une anomalie dans le tissu urbain parisien. En réalité, ces manifestations de pauvreté et de dénuement extrêmes sont devenues tristement familières dans la plupart des villes d’Europe occidentale.

En effet, avec l’expansion de l’Union européenne vers l’Est au cours des dix dernières années et le principe de libre circulation des personnes au sein de l’UE, des milliers de sans-abri, principalement des Roms originaires des pays de l’ancien bloc communiste, Bulgarie et Roumanie en tête, sont arrivés dans les rues, parcs et terrains de jeu des pays de l’Europe des Quinze.

« Je ne m’en sors pas. Donc je fais la manche »

Contrairement aux objectifs de la libre circulation, la plupart ne sont pas venus pour travailler ou étudier, mais pour mendier de la plus abjecte des façons. En matière de mendicité infantile, la France est sans doute le pays le plus célèbre d’Europe, mais même dans les sociétés scandinaves où les petits sont rois, il n’est pas rare de voir des enfants de 13 ans et moins forcés à la mendicité par les adultes de leur famille. D’autres mendiants exhibent, ou souvent simulent, des infirmités physiques pour attirer la compassion. C’est le cas d’un mendiant rencontré par le magazine allemand Der Spiegel à Hambourg à qui l’on a « appris à être un bon mendiant dès son premier jour en Allemagne. […] Au début de la leçon, on lui intime d’empiler deux pulls troués et on lui donne une béquille bleue pour qu’il puisse s’entraîner à marcher avec elle. La manœuvre consiste à lancer sa jambe gauche plus en avant que la droite afin de déséquilibrer ses hanches et le faire trébucher dans l’herbe. » Qu’il est triste de constater que ces mêmes faux boiteux se retrouvent à Barcelone, Rome et dans presque toutes les villes d’Europe occidentale.

Que l’on comprenne bien que ces comportements ne sont pas particulièrement le résultat de discriminations sur le marché du travail en Europe occidentale. Pour certains, mendier est la motivation première de la migration. Comme le souligne un article récent de la revue Migration Studies : « Dans de nombreuses communautés roms rurales, la migration transnationale à des fins de mendicité et de travail de rue est maintenant devenue une pratique institutionnalisée et un pilier de l’économie locale. » Ou comme l’explique dans le Daily Mailune Roumaine mendiant dans le West End de Londres : « Je ne mendie pas chez moi. Mais j’ai besoin d’argent. Ici, nous avons une très petite maison où vivent mes enfants et trois neveux. Je ne m’en sors pas. Donc je fais la manche. » Des enquêtes de terrain menées auprès de Roms Cortorari en Italie laissent même entendre que se rendre à l’étranger est, pour certains, intrinsèquement associé à la mendicité.

Pour d’autres, dont souvent de très jeunes enfants, des personnes âgées et des handicapés mentaux, la mendicité résulte de la coercition et de la tromperie. Der Spiegel raconte ainsi l’histoire d’une famille roumaine qui avait attiré à Hambourg des habitants de son village en leur promettant une vie meilleure en Allemagne pour, une fois sur place, les forcer à mendier.

La théorie des « vitres brisées »

Les exemples de trafic d’êtres humains à des fins de mendicité forcée abondent. En Norvège, une enquête menée il y a deux ans par la télévision nationale avait ainsi dévoilé l’existence d’un réseau de 140 Roumains opérant dans la ville de Bergen. Ses meneurs publiaient régulièrement sur les réseaux sociaux les photos de bijoux et de voitures de luxe acquis grâce à leurs activités – où la mendicité pouvait cacher de la prostitution. Plus récemment, sept ressortissants bulgares ont été condamnés dans le sud de la Suède pour avoir géré un réseau organisé de plus de trente mendiants, maltraités et affamés lorsque leurs « résultats » n’étaient pas satisfaisants. On ignore cependant l’ampleur réelle de la mendicité contrainte. Dans un chapitre du Routledge Handbook of Human Trafficking (2018), on peut lire qu’« aucune analyse générale ne peut s’appliquer à toutes les situations de mendicité ». Ce qui incite à s’arrêter sur les aspects les plus critiques du phénomène.

Premièrement, il y a la désintégration sociale créée par une présence continue de mendiants. Comme l’avait observé le politologue James Q. Wilson – qui, en collaboration avec le criminologue George Kelling, avait conçu la théorie des « vitres brisées » selon laquelle un désordre visible sur la voie publique entraîne un déclin du capital social et une augmentation de la criminalité –, la « mendicité sans frein est de facto la première fenêtre brisée ». En outre, être constamment exposé à la duperie qu’implique souvent la mendicité – le fait de simuler un handicap ou d’autres difficultés personnelles, par exemple – est préjudiciable à la confiance et à la réciprocité sociales.

Deuxièmement, il est tout aussi important d’insister sur l’avilissement des mendiants eux-mêmes et sur le risque qu’un tel spectacle quotidien fait courir sur la population – voir des personnes agenouillées et endormies dans la rue peut entraîner une ségrégation mentale dans l’esprit des citoyens ordinaires, prompts à apprendre à leurs enfants que la dignité des pauvres compte moins que la leur. On estime qu’environ 70 % des mendiants d’Oslo dorment dans la rue. Des victimes de la traite en Europe occidentale ont également déclaré vivre dans des bus désaffectés, des maisons abandonnées et autres abris de fortune dépourvus d’électricité et d’eau courante.

Pathologies sociales

Pourtant, malgré le fait que la mendicité soit associée à ces troubles sociaux et à ces situations dégradantes, presque tous les pays d’Europe occidentale, à l’exception notable du Danemark, ont hésité à mettre en place ou à renforcer des législations anti-mendicité en réponse à l’afflux de vagabonds étrangers. En 2018, si la Cour suprême suédoise a permis des interdictions locales, cette mesure a été extrêmement controversée. À ce jour, seule une poignée de municipalités rurales ont déclaré qu’elles tireraient parti du changement de législation. Dans les plus grandes villes suédoises, les majorités politiques s’en remettent encore au débat public, où une potentielle interdiction de la mendicité est faussement assimilée à une « interdiction de la pauvreté » et à une attaque contre les personnes les plus vulnérables de la société n’ayant que peu d’autres moyens de subvenir à leurs besoins.

Si cette rhétorique – qu’emploient bon nombre de journalistes, intellectuels et, on a peine à le croire, d’humanitaires – peut sembler séduisante, elle est en réalité un bel exemple de cynisme déguisé en compassion, comme l’explique le théoricien social Myron Magnet dans son très perspicace ouvrage de 1993 The Dream and the Nightmare: The Sixties’ Legacy to the Underclass.

Magnet y offre un saisissant aperçu de la déstructuration sociale et de la pauvreté dans l’Amérique urbaine des années 1980 et 1990, époque coïncidant étrangement avec les années parmi les plus prospères du capitalisme aux États-Unis. Comme aujourd’hui en Europe occidentale, les contrastes peuvent être frappants au sein d’un même quartier.

À New York, par exemple, directement sous les fenêtres des appartements à cinq millions de dollars regorgeant de trésors et donnant sur la clinquante Cinquième Avenue dorment les sans-abri. Ils sont parfois deux sur un même banc, hagards, souvent malades et vêtus de loques grises de saleté et d’usure. (…) Quant aux parcs et aux grandes gares à colonnades témoignant d’une prospérité et d’une fierté civique autrefois triomphantes, combien sont-ils aujourd’hui à être vandalisés, souillés de graffitis, empuantis de déjections humaines et laissés au terrifiant empire de la mendicité ?

Selon Magnet, ces pathologies sociales (et d’autres comme l’éclatement de la structure familiale dans la communauté afro-américaine et l’apparition d’une sous-classe urbaine sans emploi) ne sont pas dues à un manque d’opportunités économiques, florissantes à l’époque. Il s’agit au contraire d’un héritage de la contre-culture des années 1960. Magnet évoque en particulier une éthique hippie faite de liberté individuelle sans entrave, d’un rejet des normes et des vertus bourgeoises civilisatrices, et de la célébration d’une mentalité victimaire. Transmises par une élite de faiseurs d’opinions, ces nouvelles valeurs allaient « oblitérer le respect que suscitaient des comportements et des attitudes traditionnellement vectrices d’ascension économique » et encourager des individus déjà marginalisés à mener des vies calamiteuses au cœur des villes du pays.

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