Algérie : la justice entre en scène

Après Ali Haddad le 3 avril dernier, Issad Rebrab en début de semaine, c’est au tour de trois hommes d’affaires, Karim, Noah-Tarek et Reda Kouninef, membres d’une famille proche du président déchu Abdelaziz Bouteflika, d’être placés ce mercredi en détention provisoire après avoir été entendus dans une affaire de « trafic d’influence ».

Pour le quotidien El Watan, il y a de bonnes raisons de s’interroger face à l’accélération de cet agenda judiciaire. « Est-il judicieux d’ouvrir ces dossiers actuellement sans attendre la résolution de la crise politique ? Les opérations menées jusque-là suscitent, en tout cas, un sentiment de suspicion chez les Algériens qui s’interrogent sur leur finalité. S’agit-il d’une réelle opération « mains propres » ou seulement des « règlements de comptes » sur injonction du chef d’état-major de l’ANP, Ahmed Gaïd Salah ? » veut savoir le journal.

L’ancien patron des patrons et multimillionnaire Ali Haddad, arrêté pour des faits de corruption, est incarcéré à la prison d’El-Harrach depuis le 3 avril dernier. Lundi 22 avril, Issad Rebrab, PDG du groupe Cevital – et milliardaire classé première fortune d’Algérie, selon le magazine américain Forbes –, l’a rejoint dans la même prison d’Alger, dans l’attente d’un procès pour corruption. Arrêtés dimanche soir, les trois frères Kouninef avaient quant à eux été déférés mardi devant un juge d’instruction à Alger. Ils ont été placés sous mandat de dépôt à l’issue de leur audition, selon cette même source judiciaire.

Les médias publics algériens avaient annoncé dimanche l’arrestation des quatre frères Kouninef, mais cette même source a assuré que seuls trois d’entre eux avaient été arrêtés. Une quatrième personne, un dirigeant d’entreprise, a également été écrouée dans cette affaire, toujours selon cette source, qui n’a identifié ni ce responsable ni son entreprise.

Les frères Kouninef sont soupçonnés notamment de « non-respect des engagements contenus dans des contrats conclus avec l’État » et de « trafic d’influence avec des fonctionnaires pour obtenir des privilèges », a-t-elle ajouté. La discrète mais influente famille Kouninef est propriétaire du groupe KouGC, spécialisé notamment dans le génie civil, l’hydraulique et le BTP, et bénéficiaire depuis de nombreuses années d’importants contrats publics. Les liens l’unissant à Abdelaziz Bouteflika remontent au début des années 1970, quand celui-ci était le puissant ministre des Affaires étrangères de l’autocrate Houari Boumédiène et qu’Ahmed Kouninef, le père, lançait KouGC dans un pays à l’économie dirigée, selon le quotidien algérien El Watan. Les frères Kouninef sont également réputés proches de Saïd Bouteflika, frère et puissant conseiller d’Abdelaziz Bouteflika.

Dans le même temps, plusieurs dossiers pourraient être ouverts, notamment celui de Chakib Khelil, ancien DG de la Sonatrach et ministre de l’Énergie. Finalement, il sera poursuivi par la Cour suprême pour « des actes liés à des infractions à la législation sur le change et les transferts de capitaux » et la conclusion par Sonatrach « de deux contrats de façon illégale avec deux sociétés étrangères », selon un communiqué de l’institution, a-t-on appris ce mercredi 24 avril. Blanchi par l’ancien pouvoir, Chakib Khelil a été cité dans plusieurs affaires de corruption, en Algérie et à l’étranger.

Même l’ancien premier ministre Ahmed Ouyahia et le ministre des Finances Mohamed Loukal sont convoqués par le parquet d’Alger dans le cadre d’une enquête pour « dilapidation de deniers publics ».

L’armée prête à sacrifier quelques têtes  ?

« Le système qui veut mener l’opération mains propres en Algérie est lui-même basé sur la corruption », a dénoncé, mercredi 24 avril sur France Inter, Noureddine Benissad, avocat et président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, après le limogeage mardi d’Abdelmoumen Ould Kaddour, le PDG du groupe pétrolier Sonatrach, et l’incarcération de la première fortune d’Algérie, le PDG du groupe privé Cevital, soupçonnés de corruption. « On ne sait pas exactement ce qu’on reproche à ces personnes », a insisté l’avocat.

L’avocat Mustapha Bouchachi, cité par Tout sur l’Algérie, est beaucoup plus sévère : « Notre pays fonctionnait avec le téléphone : donne à untel et pas à untel. Donne-lui tel port ou telle usine. Donne-lui 30 millions de dollars de crédit ou ne donne pas à untel. C’est de cette façon que les choses fonctionnaient. Mais, avant de poursuivre les hommes d’affaires, nous devons d’abord poursuivre les personnes et les véritables criminels qui leur donnaient. On ne commence pas avec les partenaires », a-t-il insisté.

Depuis qu’Abdelaziz Bouteflika a démissionné, le 2 avril, après vingt ans de pouvoir, sous la pression conjuguée de la rue et de l’armée, la justice a lancé une série d’enquêtes sur des faits de corruption, visant principalement des personnalités réputées proches de l’ancien président. Mais la justice a également placé en détention provisoire mardi le PDG de Cevital, premier groupe privé d’Algérie, Issad Rebrab, première fortune du pays, qui était en conflit ouvert depuis plusieurs années avec les autorités algériennes. Rebrab les accusait notamment d’entraver ses investissements dans le secteur de l’agroalimentaire, au bénéfice des frères Kouninef, avec lesquels Cevital était en concurrence sur le secteur.

… et à créer l’amalgame

Le chef d’état-major de l’armée, le général Gaïd Salah, avait appelé le 16 avril la justice à « accélérer la cadence » dans les enquêtes sur des faits de corruption liés à l’ancien régime. « J’ai appelé l’appareil de la justice (…) à accélérer la cadence des poursuites judiciaires concernant les affaires de corruption et de dilapidation de deniers publics, ce qui permettra de rassurer le peuple que son argent pillé sera récupéré par la force de la loi », avait-il déclaré. Il s’est de nouveau félicité mercredi de « la réponse de la justice » à son appel et a donné aux services judiciaires les « garanties » de l’armée pour qu’elle poursuive « avec détermination et en toute liberté, sans aucune contrainte ni pression », les enquêtes contre les suspects de corruption.

Sur Liberté Algérie, Mustapha Hammouche d’analyser : « Tout se passe comme si le général Gaïd Salah, en aiguillonnant la justice, espérait couvrir la nouvelle impasse politique qu’il a créée par un emballement judiciaire rédempteur. Et tout laisse croire qu’il est tenté par une alternance maison, comme il est de tradition dans le système d’en improviser une à chaque crise », écrit-il. « D’abord, jamais une justice n’a réussi sa mission quand elle y consacre ainsi une campagneenclenchée, qui plus est sous l’impulsion du pouvoir politique du moment. Car les effets bénéfiques d’une justice rigoureuse se ressentent à long terme, lorsque celle-ci s’impose, en toute autonomie, dans la durée et sur la base de la seule autorité de la loi. Dès qu’elle a besoin d’une tutelle politique, même bien intentionnée, c’est qu’elle n’est pas en capacité d’agir dans l’indépendance qui assure son impartialité. Et donc son efficacité », poursuit le chroniqueur.

Pour l’instant, seul l’opposant et président du parti Talaie El Hurriyet, Ali Benflis, a apporté mardi son soutien à l’opération de lutte contre la corruption enclenchée par la justice, estimant qu’il s’agit d’une « démarche salutaire ». « Ce que l’on appelle pudiquement la corruption, je la dénomme et la dénonce depuis cinq ans comme la grande criminalité économique et financière. Comme crime contre le peuple et contre la nation, la grande criminalité économique et financière est impardonnable », a affirmé l’ex-chef du gouvernement entre 2000 et 2003 sous la présidence de Bouteflika.

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